16 juin 2013

La mort de Ti-Jean

22 juin 2013

On était là qu’on se faisait bronzer sur la plage avec nos canettes, tous tranquilles, il y en avait un qui jouait du tam-tam mais on lui disait de pas jouer trop fort et je pense qu’il nous écoutait, en tout cas, nous on l’écoutait pas trop; on buvait nos canettes de bière et on était là tranquilles, et le policier pas très grand, un peu petit, je veux dire qu’il était grand normal, pas grand comme le géant vert des petits pois, disons grand comme moi, et j’avais peut-être bu une canette de trop, une petite canette, pas de quoi appeler la police. Je disais au policier qu’on ne faisait rien que ça ne faisait pas de mal à personne, mais lui, le furie, il brandissait son gun comme un soldat d’un jeu qu’on ne connaissait personne. Le joueur de tam-tam s’est mis à jouer fort, d’un coup comme ça, ou peut-être que ce sont mes oreilles qui ont débouché d’un coup, en tout cas, ça s’est mis à piocher sur de la peau tendue autour d’un cercle en forme de tonneau.

La musique est tombée comme en mille morceaux, en un million de pixels sur le sable. Le policier a pincé Ti-Jean qui riait avec sa tête dans le sable, il riait en disant que la police était un peu robuste. Nous, on a ri du mot robuste parce qu’on entendait le mot robot. Le policier nous a saisi les poches, et on riait tu ne sais pas comment, parce que la drogue était ailleurs dans une roulotte bien cachée. L’arrestation tournait au ridicule. Le policier fouillait nos pantalons. On lui montrait nos caleçons et on riait, on lui pissait dans sa face et plus on riait, plus le tam-tam jouait fort.

Quand le policier a pointé son arme sur la tempe de Ti-Jean, on a arrêté de rire. On n’a plus rit pendant un bon trois secondes. On a attendu que Ti-Jean se remette à rire, et quand le policier a tiré, je pense qu’on n’a plus ri personne, même que le joueur de tam-tam a reposé ses mains et qu’il s’est mis à crier ce qui se passait. La tête de Ti-Jean est tombée molle sur le sable comme si c’était là sa vie qu’il avait voulu vivre et qu’il ne vivrait plus jamais, peu importe qu’il avait un fils de deux ans et que Sophie l’attendait en buvant son verre de blanc. J’ai téléphoné à Sophie pour lui dire que son Ti-Jean était mort et elle pleurait, je m’en foutais un peu, je te dis, quand on voit couler du sang comme ça, on veut s’enfuir et on espère ne pas mourir alors on se disperse, on se perd de vue, et je pense que je n’ai plus jamais revu le joueur de tam-tam qui s’appelait peut-être Baptiste, ou Bernard ou Bruno, en tout cas ça commençait par B.

Quand je repense à tout ça, le nom de l’un ou de l’autre que je ne me souviens pas, je me dis que si j’avais pu mourir à la place de Ti-Jean, j’aurais quand même choisi de rester vivant et de le laisser crever. Et puis je me console en me disant que le 22 juin 2013 arrivera la semaine prochaine et qu’on ne sait pas encore ce qui arrivera.

15 juin 2013

Bocal

Petit poisson sans cervelle, poisson cru que je dis, tu vogues où tu veux et quand ça ne passe pas par le récif, tu troues les rochers et t’y glisses comme si ta peau ne se percera jamais. Tu nages et te moques de ce que je dis de faire attention, que le bocal connaît sa fin et que cette fin aura le dessus sur toi; ne dépasse pas les algues bleues, ne traverse pas les coraux roses, car c’est là que les bulles commencent à geindre des sons qui te boufferont vivant. Mais tu ne m’écoutes pas. L’oeil de la murène t’attires comme la lumière d’un phare, et tu en suis la trace comme si c’était là ta proie, mais tu ne te doutes pas que la proie, ici, c’est toi.

Fils né d’une morue à la peau brûlée, tu ne m’entends pas te guider, quand je dis que le mieux pour toi, c’est de tourner en rond. De ne jamais croire ce que ces poissons laveurs de vitre te disent, qu’au-delà de ce bocal puisse exister une quantité de lacs et d’air à te bourrer les branchies.

Petit poisson quasi têtard, le danger est à ta porte et cela même quand il n’y a pas de porte. La liberté, c’est de pouvoir nager aussi loin que tu le peux, et savoir revenir quand je dis que tu ne le peux plus. J’y suis allé, voir la murène, et le goût de l’aventure m’a coûté une nageoire. Une nageoire que j’avais rouge, un rouge vif, comme la tache sur ton petit front. Et si je te dis de ne pas y aller t’aventurer près des coraux, ce n’est pas parce que je ne saurais pas te rattraper, c’est parce que je veux un fils vivant, ici et avec moi, un fils qui porte ma couleur au front et qui ne la perdra jamais...

Le nom de mon frère

J’ai oublié le nom de mon frère. Parfois, je cherche son nom et je passe des heures à ne pas m’en souvenir. Je lui trouve d’autres noms qui ne sont pas le sien, mais ce n’est pas comme si j’étais prêtre et que je pouvais le rebaptiser comme ça, sans l’eau bénite et les croustilles du corps du prophète. J’ai prié une fois dans toute ma vie, rien qu’une, parce que je voulais écrire. J’avais prié que les mots ne me laissent pas tomber et que ça ne s’arrêtera jamais.

Maintenant si mon frère est mort ou disparu, qu’il soit bien là où il est, en-dessous de moi ou par-dessus ma tête, dans les nids de fourmis ou sur le toit de ma maison six pieds sous le ciel, je fais gaffe de ne pas marcher dessus et que mes prières ne le frôlent pas trop. D’où qu’il soit, j’ai peur de le voir en face. Voir la mort en face. Papa disait qu’il faut toujours avoir peur de la mort et que c’est ça qui nous pousse à vouloir vivre. Si je voyais le visage mort de mon frère, je pense que je voudrais le rejoindre, parce que c’est beau quand les fruits d’un arbre tombent en même temps. C’est beau quand les aigrettes blanches soyeuses des pissenlits s’envolent comme des parachutes, toutes en même temps, et qu’il n’y en a pas une qui reste accrocher au hameau de la tige après le coup de vent. C’est beau de partir en même que ceux qu’on aime, quand la mort a soufflé son vent et que ceux qui restent décident de ne pas rester, parce que ça ne vaut pas la peine, parce que je veux partir moi aussi...

Message à un écrivain

À tant travailler un texte, écrivain je te parle, je te dis, si tu travailles sur un texte, prends-garde à une chose et cette chose, je te la dirai à la toute fin car je te parle à toi et à personne d’autre, j’attendrai que les lecteurs qui ne sont pas toi cessent de lire avant de te la dire.

J’ai appris qu’un texte ne se construisait pas comme un piano, qu’il fallait penser à la musique bien avant que de penser à l’instrument et qu’il s’agit de peu de talent pour accorder un instrument à la perfection, mais de beaucoup pour savoir en jouer. Que les mots ne se travaillent pas comme une guitare qu’on accorde, car même bien accordée, une guitare peu faire du bruit si on ne sait pas en jouer.

Le travail de l’écrivain n’est pas d’accorder les phrases comme les cordes d’une guitare, mais de savoir les faire vibrer en un geste simple, d'une musique dont il nous semble qu’elle n’a jamais été accordée et qui pourtant l'est. Voilà, j'ai dit ce que j’avais à dire et maintenant j’y retourne.

Derniers mots d'un être qui n'écrivait pas souvent

Le sang me pend autour du cou comme une corde qui me tient au pied du mur, je sais que ça fait beaucoup mais ce n’est pas une figure de style. J’ai reçu la visite d’un homme un peu antipathique qui m’a foutu en pleine gorge une sorte de clou, un gros piquet, et je pense que c’était prémédité parce qu’il est parti sans me porter secours, sans même appeler la police. Et pourtant tout le monde connaît le numéro du 911, peut-être que j’aurais dû le lui rappeler, mais je n’avais pas la force de le faire... Parler, ça devient très difficile quand on a un piquet de tente dans la gorge et que ça vous traverse le cou jusqu’à la nuque, je dis ça comme ça, pour que vous me preniez en considération quand je dis que le sang me pend autour du cou.

C’est arrivé dans un coin de ma chambre, pas le genre de coin où je me tenais souvent... Je changeais l’ampoule d’une lampe et paf, ça s'est éteint, c'est arrivé vite... Je pense finir mes jours dans ce coin-là. C’est comme ça, quand on meurt, ça peut être long avant de rendre le dernier souffle, surtout quand on a un cahier sous la main et qu’on ne veut pas mourir avant la fin. Surtout quand on veut écrire à son chat qu’on l’aimait, minou minou, et qu’on se demande s’il a mangé ce midi, et est-ce que je lui ai donné sa boîte de thon avant de mourir? Je ne me souviens pas. Je ne peux plus me fier à ma mémoire, au point où j’en suis, il se peut que le piquet ait touché le cerveau, mais je pense que oui, mon petit Charlo chéri a mangé. Il a mangé et il dort, oh le mignon, tout tranquille dans son petit panier. C’est un panier que j’avais acheté en 1985, non mais quand même, avant de mourir, je dois donner le mérite à la boutique qui me l’a vendu. Elle offre de bons produits qui durent longtemps! Ça, on aime ça!

Oh... J’ai comme une petite envie de vomir. Ça doit être parce que j’écris... Je n’ai jamais écrit autant de toute ma vie, et la tête penchée au-dessus du cahier, ça retourne l’estomac... J’espère que François viendra donner de l’eau à Charlo quand je ne serai plus là, parce que le sang se vide à une vitesse folle et je n’aurai pas le temps de le faire. J’aurais aimé écrire autre chose, mais je ne pensais pas contenir aussi peu de mots, aussi peu de sang, je veux dire, c’est surprenant...

La table à pic-nic

La table à pic-nic s'écorchait le bois des pattes, c'est comme te dire que je ne pouvais plus marcher tellement les talons me faisaient mal, mais je te suivais parce que je n'ai pas peur et que je te suivrai toujours, je me dis, tu peux traverser une rue ou me dire de faire gaffe aux autos, je ne regarde jamais vraiment que les traces mouillées de tes bottes quand il pleut, ou invisibles quand il ne pleut pas. Dès qu'on marche, c'est qu'on suit. Comme des acrobates sur un ballon, nos pieds font tourner la terre. Tu portais un jacket mauve et la couleur ne s'agençait avec rien. Dans un parc, une fontaine éclairait comme si le soleil se baignait dedans, et si c'était moi, ou si c'était toi, les astres mis à nu, saturne divorcée de ses anneaux; d'écrire ce qui me tente ou que tu me tentes, j'ai cru le système solaire une relation déjà usée. Nos paroles en fumée, comme un feu d'artifices, ont éclipsé un instant la lune en pétard. J'ai dit : « Tu ne bois plus comme avant. »

On a jeté les restes du pic-nic en silence. Les fourchettes, les couteaux en plastique, les bouteilles. C'est Montréal. On ne pleure pas à Montréal. On a le rhume. On ne rit pas non plus. On sourit en levant les yeux au ciel ou on s'envole à dos de regard comme sur un cheval invisible. Tu as dit que je parlais à travers mon chapeau. De chapeau, je ne crois pas en porter, mais peut-être que je ne le vois pas et qu'il est rouge ou noir, sur ma tête. Peut-être aussi que je suis magicien et que c'est un truc duquel je pourrais faire naître des lapins et te faire rire au lieu d'en percer le feutre à coups de mots. J'ai dit : « Le mauve te va comme un gant, ton jacket aussi et ta peau, tu ne penses pas que nous sommes. » Le hoquet m'a arrêté, la table s'est obscurcie et mon chapeau aussi.

La table s'est vidée de ses fentes entre ses planches, de toi aussi et les ustensiles. La porte de ta chambre s'est fermée. Je ne crois pas y avoir été invité. Je crois même n'avoir jamais quitté cette table où tu avais laissé ton jacket et je n'ai rien dit. Encore la fontaine m'appelait à m'arroser un peu plus. Même si c'est l'heure de dormir, je sors de la poubelle les fourchettes qu'on avait jetées. Les couteaux, les bouteilles, les coupes, les serviettes, les papiers, tout. Je reconstruis notre dîner sur la table et je parle : « Ce n'est pas parce que je suis seul que nous ne sommes plus ensemble. »

Chaque fois que je croise ce parc, je reconstruis le pic-nic que nous avions eu. La poubelle ne m'offre pas toujours les fourchettes. Parfois, il manque les couteaux. La bouteille par contre, je ne cherche pas. Je l'achète. Je bois seul et je ne suis pas fou, je dis : « C'est ce soir que j'irai sonner à ta porte et te porter le jacket mauve. » Et je bois, m'imprègne de l'odeur du vêtement, dors nu et me dis que ce sera demain. Demain, promis, j'irai le rendre... Plus les années passent, plus je repousse demain à plus tard et, plus le temps passe, moins j'en suis nanti et s'il est devenu de l'amour un jeu de hasard, je me dis qu'une journée de plus saura me guérir de tout hasard... Plus je pense à lui rendre le jacket, moins je me sens l'obligation de sonner chez elle. Et plus je sens le désir qu'elle vienne, elle, vers moi, me demander de le lui rendre, eh bien mieux je dors....

Le vertige du bleu

Le ciel. Le bleu, quand je penche la tête vers l'arrière et que je le fixe comme une fusée parée au décollage, je me vois me perdre dans ce masque terrifiant derrière lequel ni air ni vent ne survivrait au noir asphyxiant. Pas même un scaphandre vide n'arriverait à se faire une chair de cette vie qui n'existe pas là-haut.

Les marguerites s'éprennent d'un écrin de pissenlit dans le vent. Mes yeux arqués sur le ciel, entre deux nuages, planent en vertiges, et je marche comme un handicapé. Je me taille ma place invisible entre deux brins d'herbe que j'aurais piétinés si j'avais vu clair. Mais au-delà du bleu, aujourd'hui, je vois noir. Ma nuque frôle mon omoplate. La douceur de mes poils, je la sais. Entre deux nuages, je pressens ces satellites qui me rappellent à l'ordre. J'ai peur. Mes poings agrippent l'air autour de moi. Mes jointures craquent, cherchent un repère sur qui frapper. Un arbre fouette ma vue. Je sais qu'il passera et qu'il n'y en aura plus beaucoup.

Le bleu, fumé par la nuit, s'en va en boucane. De regarder les étoiles le soir. Ça, je n'ai pas peur.

Meurtre mental

En pensant au frigo, j'ai pensé au congélateur. J'ai pensé à dépecer le cadavre et à lui congeler le poumon gauche. En y pensant, j'aurais cru penser au cadavre, mais j'ai plutôt pensé au brigadier qui me faisait toujours signe de la main gauche de traverser la rue. J'ai tout de même pensé au couteau. Le couteau avec lequel maman ouvrait les huîtres. J'ai pensé à tous les outils dont les gens se servent dans l'industrie des coquillages et toutes ces choses que l'on mange crues et qu'on préfère fraîchement mortes. J'ai pensé à la viande, en général, au tartare et au général, Bonaparte, ç'en est un bon, et ensuite j'ai pensé aux épées. Ça m'a fait pensé aux chevaux, et aux cavaliers, et au jeu d'échec. On jouait souvent, mon frère et moi. Il gagnait toujours parce qu'il avait ce talent spécial, d'étirer le jeu durant des heures, de me faire croire que je perdais mon temps et de me faire dire qu'il me valait mieux abandonner avant la fin. J'ai pensé que je pensais trop. Je m'égarais en réflexions et j'oubliais de penser à cacher le cadavre en un endroit sûr.

En pensant l'enterrer, j'ai pensé aux insectes. J'ai pensé aux mille-pattes, qui ne sont pas des insectes, et à une foule d'autres bestioles qui ne sont pas des insectes. Le corps était là. Il baignait dans du sang. Il ne bougeait plus, mais je continuais de penser qu'il n'était pas mort, alors je continuais de percer sa chair avec la lame du couteau. Et je pensais aux huîtres, à la pêche, à la mer, la plage et les mollusques en général. Je me suis demandé si c'était possible, et quel fou je faisais, de penser à de telles choses en commettant tel crime. Bien sûr, j'ai pensé à Sherlock Holmes. J'ai pensé aux inspecteurs. J'ai pensé à cacher les restes du cadavre dans le frigo. Mais je n'y ai pas pensé longtemps. Le temps n'existait pas beaucoup. Le passé était si près du présent, et le présent si près du futur. J'ai pensé au film « Retour vers le futur » et c'est là que la police a défoncé la porte. Ils m'ont mis à l'écart et le cadavre sur une civière.

Les menottes m'ont fait penser à l'entonnoir de plastique qu'on met autour du cou d'un chien pour qu'il arrête de se gratter la tête.

Les fumeurs du parc

Il pleuvait comme que ça ne s'en pouvait plus de la pluie et des notes de guitare sèche. Ça coulait de la musique sur les parois de plastique. Au parc. Les pieux des balançoires sont faits d'acier. Sinon, la glissoire, c'est du plastique. L'eau glisse en gouttes dures sur les manèges comme dans de minuscules toboggans. La volée de passagers glisseurs ne crient pas. Ils chutent tête première sur le sable en une flaque de boue.

Il pleuvait trop pour qu'il y ait des enfants tout en haut des échelles. De grands adolescents se tenaient près des bancs, fumaient du tabac ou autre chose, sous la pluie, leurs parents ailleurs, disparus en boucane. L'enfant devait avoir quinze ans. Il fumait son bâton de papier entre ses doigts, son capuchon trempé, ses cheveux comme des couleuvres aux bords de ses lèvres. Son ami lui demande si c'est une cigarette. Et qu'est-ce que tu as mis là-dedans? On ne répond pas.

Derrière les haies, quelques insectes s'affairent autour d'une boule de fiente. Ils les espionnent. Ils n'iront pas bavasser à leurs parents. Les insectes ne savent pas parler, dit le premier adolescent en tirant dans sa gorge le trait d'air du bâton qu'il fume. Quels insectes? demande le second.

Ils volent. Ils ont de réelles ailes. On les voit planer au-dessus des terrains gris et bruns qu'on a récemment ensemencés. La pelouse ne les a pas encore tout à fait verdis. Ils volent à la lumière du fleuve. La sueur les attire. Ils fument même s'ils sont repoussés par la fumée. Je ne parle pas des insectes. J'en parlerai plus tard.

Les insectes sortiront de la haie. Visiter le plastique. On glisse sur le tourniquet comme s'il tournait déjà. On tourne. On s'étourdit comme dans l'ivresse. Comme si le cerveau voulait vomir. Un père fait tourner sa fille sur elle-même dans une cabane non loin de là. Une fois étourdie, il lui demande de sucer cela, d'ouvrir la bouche, comme si l'étourdissement allait lui faire oublier.

J'ai trop fumé, dit le premier. J'ai froid, dit le second.

Le lieutenant a dit non

Le lieutenant nous obligeait à porter un casque fleuri camouflé de couleurs et de taches de fausse terre et d'herbes, tu sais, en plastique comme les fleurs des pots dans ta cuisine et le verre vin de vin sur ton comptoir ça ira à plus tard parce que c'est l'armée et qu'on ne rigole plus enfin, un casque. J'ai toujours eu de grandes oreilles et, déjà que mes cheveux rasés les faisaient ressortir comme deux éventails (je n'ai pas le droit de parler de mes cheveux parce que tous les soldats ont la même coupe et ils sont tristes de les avoir aussi ras), le casque, de la façon qu'il était rond comme ma tête, on dirait qu'il me faisait des oreilles pointues et j'ai demandé au lieutenant si c'était possible de me battre sans casque dans les pays hostiles. C'est déjà nul d'aller à la guerre. S'il faut mourir avec un casque qui nous fait des oreilles qu'on n'aime pas, c'est encore plus nul.

Le lieutenant a dit non.

Je lui ai demandé pourquoi, et pourquoi il répond aussi court, je veux dire, moi, ma question était longue et d'ordinaire, quand je parle, je dis beaucoup de mots avant de m'arrêter (ça m'arrive de terminer une phrase et d'avoir cru qu'elle était finie mais d'ajouter une parenthèse parce que je n'ai pas fini). J'ai trouvé le lieutenant qu'il était un homme de peu de mots. Franchement, j'ai dit LIEUTENANT mes oreilles elles sont grandes, on les voit d'à travers mon casque, je pense qu'elles méritent un peu de mots à entendre, dis-moi pourquoi je ne peux pas combattre les forces ennemies sans casque et je te dirai l'histoire de comment je suis arrivé ici (parce que cette histoire est super intéressante, je ne me suis pas trouvé dans les forces de l'armée canadienne pour rien, il y avait des gens qui m'ont sonné à la porte et l'école n'a jamais été mon intérêt, alors mon père avait choisi de m'expédier dans les pays des bombes et ce qu'on entend on nouvelle, tout ça, c'est super intéressant; il avait dit vas-y et ne reviens jamais, ne m'écris pas à moins que ce soit une question de vie ou de mort).

Le lieutenant a dit mon nom.

Je m'appelle Sunxnavic oui je sais c'est bizarre, mais ça, c'était l'idée de mon père de m'appeler d'un nom qui n'existe pas ailleurs parce qu'il était persuadé que je serais le seul au monde, et là il est déçu parce que je suis, dans l'armée, un parmi beaucoup d'autres. Et il a dit que mon casque allait sur mes fesses (c'est faux, il a dit que mon casque allait sur ma tête, mais ça arrivait souvent que je le mettais souvent sur mes fesses et je me suis trompé en racontant l'histoire).

Sunxnavic! Quel nom de merde! Mettez votre casque sur votre tête!

Le lieutenant est un homme qu'il faut respecter ce qu'il dit. Au premier camp d'entraînement, je ne portais pas le casque. Il a voulu me forcer à le mettre et je pense que je lui ai mordu l'oreille. Je lui en ai arraché un bout de lobe pour qu'il comprenne que MOI LIEUTENANT JE NE PORTE PAS DE CASQUE mais il est devenu vert, nerveux, comme piqué d'une tarentule, et je pense que je n'aurais pas dû forcer la main. Papa disait que l'armée réussirait à me guérir de mes tics nerveux et de ma manie de toujours vouloir garder ma tête à l'air libre.

On a enveloppé la tête du lieutenant dans un chiffon et dans une civière il est parti voir l'infirmière. Elle a dit le mot coma et j'ai écrit à papa que j'avais mordu le lieutenant et que c'était peut-être une question de vie ou de mort. Il ne m'a jamais répondu. J'ai attendu sa lettre. Je pense qu'il m'a écrit mais qu'il ne connaît pas l'adresse de la prison de laquelle de dedans que je suis. Je pense qu'il m'a écrit, mais aussi, une petite voix me dit qu'il est peut-être mort, lui aussi (la voix est toute petite; je n'entends plus les grandes voix depuis que maman m'a fait voir le docteur Yuing et puis, les médicaments, ça doit bien faire trois ans que je n'en prends plus, parce que j'avais mordu papa la fois qu'il m'avait dit « oui tu iras dans les forces de l'armée canadienne ») et c'est possible que, même si je n'ai jamais atteint les pays bombardés, peut-être, peut-être que j'en ai déjà tués deux.

Je suis parti

Je suis parti comme une valise pas de bobettes. Un paquet pas de cigarettes. Un six-pack pas de bières. Au matin, tu t'es dis mais d'où ce qu'il est parti le fou. Tu m'as cherché dans la chambre, mes papiers entremêlés que tu ne sais plus si c'est de mon crayon ou d'une plume d'oie que j'ai écrit les plis des draps que je ne me suis pas couché dedans je suis parti dans la rue, mes clés ne sont plus dans ton sac à / je t'ai fait dos / ma voiture tu n'es pas conne, prends ma main / main / il se peut que ce soit ça, il se peut que je t'en veuille et, ne plus te parler durant deux semaines pour le coup, t'appelle pour t'insulter je dirai ton nom suivi de tout ce que tu m'as déjà dit.

Salope. Enfant. Bébé. Minou. Je t'aime, pauvre con, qu'est-ce que tu crois de t'en aller comme ça. D'écrire des pages sur du vide Grand Con. Je t'aime même si tu es un imbécile fini et que tu ne mérites rien. Arrête-moi de te punir. Arrête-moi de te maltraiter. Ou sinon je te le dirai que je t'aime et je ne veux pas ça.

Les deux voix d'argent

O.k. (un peu de courage, je le répète, un peu de), les ventouses des grenouilles sont faites pour s'accrocher à la vie, et la vie pour glisser entre les doigts de ceux qui n'ont pas d'argent (un peu de courage). Ce n'est pas parce que (l'argent, les blessures, le divorce, l'amie qui s'en va, elle m'en veut, elle ne reviendra pas) une personne réussit à tout ce qu'elle réussit, qu'il faut nécessairement (des bleus, des lésions, des saignements) en finir avec le malheur qui ne doit jamais finir.

Il faut continuer de penser à la possibilité de mourir (« c'est ce qui nous garde en vie, disait un mec qui tenait un Mc Flurry d'une main et son ventre de l'autre, les astres sont toujours plus beaux dans les yeux du voisin, suffit de les regarder comme lui ») les yeux rivés sur un gobelet de crème fouettée. De ne plus penser à ces choses qui s'appellent (argent, intérêts, endettement, carte de crédit loadée à cause de bon, j'ai un famille à nourrir et un enfant qui me fait dépensé comme ça ne se peut pas d'acheter autant de babioles pour un gamin de cinq ans) Ludovic.

Ne plus penser à mon enfant (ce que j'en ai foutre de moi-même si mon enfant est ARGH). Penser à la possibilité que ce soit moi. Nous ne sommes pas sur le point de mourir, nous avons eu du poisson la semaine dernière et les poissons sont morts eux aussi, et ça ne fait même pas une semaine que j'y pense (que je mourrai avant lui de toute façon, que je ne fais pas d'argent et que ça ne vaut plus la peine d'en mettre de côté) à la possibilité que je ne veuille plus de cet enfant. Est-il trop tard pour ne plus en vouloir? Les enfants détestent nous voir s'enfuir comme je le voudrais (signer un autre bail, allez hop le nouveau partenaire, recommencer à zéro) m'enfuir et rire, être riche comme quand j'étais propriétaire d'une voiture avec un aileron et en bon état.

Je veux être maman (je ne veux pas être maman) je veux être ma maman à moi, je veux être elle. Elle est morte (je ne veux pas être elle « morte ») mais je la vois qu'elle est vivante (je veux être elle « vivante »).  Je veux tuer mon enfant (je ne veux pas tuer Ludovic tel que je le vois) et faire comme si je ne l'avais jamais eu en dedans de moi. J'ai deux voix qui me parlent. L'une me dit que (la chance me sourirait si je le tuais) la chance ne me sourira jamais. Je n'écoute ni l'une ni l'autre. La chance ne me sourira pas. Il faut que je me démerde à travailler. Un point, c'est tout.

Du moment que (je m'investis dans le sentiment et je ne devrais pas) je m'oublie, j'aime (aimer quelqu'un d'autre, ça me nuira) au point de me négliger (et se donner entier jusqu'aux os à quelqu'un, c'est comme donner le meilleur de sa moelle aux chiens errants du quartier) et de ne plus voir pourquoi, en bout de ligne (je n'ai plus rien), je n'ai plus rien... L'impôt vient me gruger le peu qui me restait. J'ai envie de leur dire tabarnac, mais maman n'a jamais voulu que je blasphème.

Mon avenir est hypothéqué. Les intérêts de cette hypothèque, je les paierai de mes ambitions. Je donnerai ce qu'il faut aux banques et, au moment de ma mort (car j'y pense toujours), elles me remercieront du sang que je leur aurai versé. Si elles n'en ont pas assez de mes veines ouvertes, elles prendront celles de mon fils. Je dirai Hola capitalisma! Je dirai ce que je voudrai car (les fleurs du jardin étaient en fleurs ce matin), je serai inconscient et, de toute façon, ils n'entendront pas les cris de mes voix...

Un ballon dans la rue

Ce n'était pas un ballon lourd comme ceux du foot. C'était un ballon d'anniversaire, le genre très léger, que ça éclate avec une aiguille. Il roulait doucement sur la rue, poussé par le vent. J'aurais aimé enregistrer le mouvement du ballon sur vidéo, comme ça je n'aurais pas eu besoin de te le décrire, mais je vais le faire, avec les mots, parce que je n'ai pas de caméra et que je suis quelqu'un qui écrit.

Le ballon était vert. De loin, il avait franchement l'air d'une boule de quille qui, en apesanteur, bondissait au ralenti. Je me suis dit : peut-être que le poids des objets modifient le temps? Si on allégeait une boule de quille en la remplissant d'air, elle mettrait plus de temps à atteindre le bout de l'allée. En diminuant sa masse, je pense qu'elle arriverait à étirer le temps. Et puis je n'ai plus pensé à ça parce que j'avais mal à la tête et que le ballon vert s'était fait écrasé par une Ford Focus.

J'ai pensé que le temps était un élastique qu'on joue de sa forme en étoiles ou en anges dans nos maisons, de jolis oiseaux qui chantent l'arrivée du jour alors que c'en est la fin, ils sont tout mêlés, les pit-pit en cage, ils ne voient pas la lune et c'est pour ça qu'ils n'ont pas de montre et qu'ils n'en veulent pas. Qu'allez foutre une montre au poignet d'un merle. Ça n'a pas de poignet. Ça n'en veut pas. Ça a des ailes. Des plumes avec pas d'os dedans. Ça n'en veut pas. Les os, c'est bon pour ceux qui se les brisent dans les montagnes. Tu vas me dire, la randonnée pédestre, le coeur, le gras, la cigarette. J'ai pensé te dire le temps, c'est comme un ballon dans la rue. Ça s'éclate plus facilement que ça s'étire. Et puis je n'ai plus pensé à ça parce que c'était l'heure de rentrer.

Mes voisins Chinois

Ils ont aménagé en septembre. Ce n'est pas qu'on ne voulait pas les avoir comme voisins. On adore les nouveaux voisins seulement, leurs vêtements à eux, leurs meubles quand ils sont arrivés, tout ça avait un peu l'odeur de crevettes, de poulet à l'orange, de citrouille, de fruits qu'on n'avait pas l'habitude de manger et quand ça sentait, au petit-déjeuner, on avait envie de dégueuler et ce n'était pas très agréable avec le café.

Mes enfants ont du mal à manger leur yaourt. Alors imaginez, quand viennent les voisins avec leurs bottes et leurs odeurs d'animaux, vous savez, l'odeur que c'est, les chiens, les rats, le pipi, bon, on ne va pas faire de dessin. Je leur ai seulement demandé de parfumer un peu. Rien de terrible. Laver leurs vêtements pour commencer. Je leur ai offert, au pas de leur porte, dans une boite, une bouteille de détergent à lessive. Je leur ai même fourni l'assouplissant pour la sécheuse. Dans la boîte, il y avait aussi du Lysol, des trucs en canette, du savon pour les cheveux, très simple à utiliser. Apparemment, ils n'ont rien su utiliser. Ça a continué de puer pendant un mois. Là, j'ai porté plainte à la propriétaire de mon appartement. J'ai dit « ça sent le Chow Mein » enfin, ça sent le chinois. Pas que j'aime pas le chinois, j'y vais au buffet tous les samedis, seulement là, le lundi, comme ça, ça me fait un peu chier de me sentir la fin de semaine quand je pars pour travailler.

J'ai dit à la propriétaire que je ne sais pas ce qu'ils mettent dans leur pâté chinois, mais bon, la sauce soya ça va, mais d'en mettre trop, là, ça finit que ça pu des pieds. Elle m'a dit qu'il n'y avait pas de quoi me plaindre, que je devrais m'acheter un pince-nez et m'en retourner chez moi tranquille. Vous savez combien ça coûte, un pince-nez? Un vrai bon pince-nez? J'en ai trouvé un à 24,99$. J'ai cinq enfants. Avec ma femme et moi, ça fait sept pince-nez. J'ai bien envie de charger le prix. C'est pas pour faire chier. Mes voisins chinois me doivent 174,93$.

J'ai demandé au vendeur combien de temps durerait mon pince-nez. Il a dit : ça dépend si vous nagez souvent. Et ça se trouve que j'adore nager, souvent, et que j'adore la piscine. Ça me fait relaxer. Il a dit : si j'étais vous, je changerais de pince-nez tous les mois. Moi je dis, le plus économique pour mes voisins chinois, s'ils ne veulent pas me payer les 200$ par mois (j'ai ajouté les taxes), c'est qu'ils déménagent ailleurs. Qu'ils s'ouvrent un buffet, comme tous les autres chinois et merde, j'irai les voir le samedi, ça va, je leur paierai le prix d'entrée. Dans les buffets, ça ne dépasse jamais les dix dollars et je peux bouffer pour une semaine. Je leur déduirai le dix dollars sur leur dette et au bout de quatre ou cinq mois, peut-être, on sera quitte...

Six mots

/ que / Parler à un inconnu que tu croises au hasard, c'est comme que la vie tu t'en casses l'apparence, de ce que t'as l'air, qu'à lui tu lui parles, ce qu'il va penser de toi, la graine dans ton nez, la poussière sur ta joue, que tu lui poses une question et il te répond une chose que tu ne t'attendais pas et que tu peux t'imaginer le reste, que c'est avec lui que tu te marieras et que tu n'auras pas les enfants que tu veux avec des bagues au bout des doigts mais qu'on s'en fout parce que ce n'est pas vrai et que tu veux en savoir plus au sujet de

/ de / cet inconnu que tu le suis d'en savoir un peu plus sur lui, d'en connaître de ses habitudes de gourmand ou pas, de dormir ou d'insomnie, de se faire le même sandwich de jambon que tu avais commandé avec lui et de c'est possible peut-être d'il soit amoureux de toi mais

/ mais / tu as pensé à un plan b de si jamais mais, s'il ne t'aimait pas mais, si c'était vrai mais que mais, et que c'était faux, mais que c'était vrai, qu'il t'aimait mais qu'il t'avait menti quand il avait dit que c'était vrai ou

/ ou / quand il t'a répondu qu'il ne voulait pas d'enfants ou qu'il en avait voulu ou qu'il n'en voulu plus ou que tu lui as demandé où il habitait, ou que tu le savais où il habitait ou que tu t'en doutais, c'est là que tu as dit d'où tu étais, d'où tu n'avais plus voulu vivre dans une bosse de chameau ou de dromadaire ou de pantalon dont

/ dont / le rebord demandait un rafistolage de la part des couturières dont les études trop chères chargent trop cher, avec leur machine dont la bobine ne tient qu'à un fil dont l'aiguille ne tient rien, que c'est donc compliqué de coudre un pantalon dont on veut qu'il marche seul mais dont un inconnu y entre toujours une jambe dont il est fier de la voir marcher avec lui et

/ et / c'est comme qu'un inconnu m'avait dit qu'il marcherait seul et le trottoir, et ses pas qui reculent, et qu'il veut m'embrasser, et que c'est trop long, et qu'il faut couper, et venons-en au fait, et le lecteur qui lit, et se demande, et merde, et l'histoire n'aboutit pas, six mots, rien que six, et je l'ai embrassé, j'ai dit, je lui ai dit de lire et, franchement, je lui ai dit, que parler à un inconnu que tu croises au hasard, c'est comme que la vie tu t'en casses l'apparence, de ce que t'as l'air, qu'à lui tu lui parles, ce qu'il va penser de toi, la graine dans ton nez, la poussière sur ta joue, que

/ que / tu lui poses une question et il te répond une chose que tu ne t'attendais pas.

Voyage circulaire no.1

Il songe à la voiture qu'il n'a jamais eue. Elle est rouge. Non, bleue. Un aileron, oui ça prend un aileron. Tout ce qui va vite demande un aileron. Un ami l'a invité à venir passer trois jours chez lui. C'est au bord de la mer, en Bretagne, dans ce coin-là. C'est loin. C'est tout un voyage. Ça prend une voiture.

Il met ses bottes. Il sort. Ses bagages sont lourds. Il les dépose près de la voiture. Le coffre arrière est verrouillé. Une ganse de son sac à dos trempe dans une flaque d'eau. Il fouille dans ses poches. Ça ne va pas? Il rentre, salit le plancher du salon avec ses bottes. Il cherche la clé de la voiture dans tous ses manteaux. Saloperie de clé. Il retourne dehors, jette un coup d'oeil sous la voiture. La clé n'y est pas. Il pense à la cabane à outils. Il pense au balai, debout, posé contre une étagère : je vais passer un coup de balai sur le plancher du salon quand je vais rentrer, se dit-il. La dernière fois que j'ai eu la clé en ma possession, c'était au restaurant. L'Éprouvette, c'est ça? J'y vais en autobus. C'est à trente minutes. Je laisse mes bagages sur le pas de la porte. Ça presse.

Durant le trajet, tout est si calme. J'écoute de la musique dans mon iPhone. Serge Gainsbourg. Je change pour Arcade Fire. Ah et puis non. Je sors de l'autobus au terminus. Je cours jusqu'au restaurant. Je suis pressé. Mon ami m'attend pour le dîner et je ne veux pas le décevoir en arrivant en retard. Je demande au serveur de me redonner ma clé. Il est content de me voir. Ça fait longtemps. Je fais semblant d'être content. Je dis que ça fait longtemps. J'écourte le dialogue. Enfin, je sors, sur le trottoir, et j'attends qu'un autobus me ramène chez moi. Je regarde l'heure. Je me demande à quoi bon attendre. Aussi bien courir vers chez moi. Je cours à la même vitesse que l'autobus qui me suit derrière. J'ai l'impression qu'il n'arrivera jamais à me rattraper, à moins que je me fatigue. Je ne me fatigue pas. Il roule pour rien. Je cours pour rien. D'une façon ou d'une autre, tout cela finira par un coin de rue avec un autobus et un piéton qui arrivent en même temps.

Tandis qu'il songe à la voiture qu'il n'a jamais eue et dans laquelle il n'est jamais entré, il se demande à quoi bon se fatiguer. Il choisit finalement de payer son ticket. Il s'assoit dans l'autobus, mais cette fois, plus de musique. Il joue avec la clé dans ses mains. Il pose ce geste curieux de porter l'objet à son nez et de sentir si la clé n'a pas d'odeur. Elle a l'odeur de ses doigts à lui, les doigts du serveur aussi, de l'alcool qui s'y est collé peut-être, des doigts d'une serveuse qui aurait un soir remplacé le serveur au bar et qui, par mégarde, aurait cru cette clé pour la sienne. À la fin du trajet, tout à coup, la clé n'a plus d'odeur.

Il rentre chez lui, reprend ses bagages, ouvre le coffre arrière de la voiture. Il démarre. Ça y est. On y va. Il n'a pas encore bouclé sa ceinture que son téléphone sonne. Il répond d'une main, conduit de l'autre. C'est son ami. Il lui demande s'il n'est pas déjà parti. Oui. Je suis parti. Son ami lui demande s'il ne peut pas faire demi-tour. Quelqu'un de sa famille vient de mourir. On reporte le dîner à la semaine prochaine.

Il éteint son téléphone. Il fait demi-tour. Il range ses bagages dans sa chambre, passe un coup de balai sur le plancher du salon... et se dit qu'il en a eu son voyage.

Sans sens sûr ;)

Je suis assez d’accord pour dire que toute censure quand on écrit devrait être abolie par je ne sais quel procédé de drogues ou autres, allez saboire, et de dire ce que l’on veut quand on veut le dire si on le veut vraiment, le lecteur nous dira si oui ou non nous avions affaire à le dire, et nous lui répondrons que ce n’est pas de ses affaires d’aller se faire foutre parce que, nous sommes vulgaires, n’est-ce pas ce que j’ai dit, sans censure, parler comme les crudités se tremper dans la sauce, crus, crue, parce que sans censure la faute est permise, l’orthographe tire à gauche et à droite et sous les culottes, pourquoi pas, tout est permis mon cher ami William Drouin, même le droit de citer ton nom, de dire que demain j’irai te tuer et de mentir et de dire que c’est vrai, je ne me censure pas, je revendique, j’embête comme si le désir d’être lu et apprécié n’existait pas et c’est ça, si c’est ça, le but de l’écriture, de dire à soi tout ce qu’on pense à soir tout bas, je pense qu’il y a des écrivains qui, déjà morts, se suicideraient une deuxième fois après avoir entendu ça.

Les fourmis

Je marche jusqu'au feu rouge. J'attends pour traverser la rue. Un homme attendait avant moi. Dans l'attente, je me joins à lui. Il n'est pas beau. Il n'essaie pas d'être beau. Je n'ai rien à dire à son sujet. Je m'efforce de penser à ce que je pourrais dire à propos de lui, mais rien ne me vient. Il est gentil d'attendre avec moi. Le feu est vert. On traverse. Nous sommes deux qui marchons au même rythme. Je n'ose pas marcher à côté de lui. Cela pourrait paraître étrange. Je préfère marcher derrière.

Nous nous arrêtons à une deuxième intersection. Un autre feu rouge. Une dame se joint à notre attente. Elle porte un foulard. Le foulard est pendu à sa nuque et tombe en deux bandes le long de ses hanches. Il fait chaud. Elle regrette probablement d'avoir cru qu'il ferait froid aujourd'hui. Nous traversons ensemble au feu vert. Je suis premier devant. Je sais qu'ils me suivront et que nous n'oserons jamais marcher côte à côte. Si je ralentis, je les oblige à ralentir aussi. J'accélère. Ils accélèrent. Je nuis à leur vitesse. Si je n'étais pas là, ils fileraient à leur propre rythme.

Mais je suis là. Je décide de leur vitesse comme de la mienne.

Une troisième intersection. Un enfant traverse sur la rouge. Il n'y a pas de voitures. Je le suis. L'homme me suit. La dame le suit. Nous sommes quatre à suivre un enfant. Je ralentis à son rythme à lui. Je ne tente pas de le dépasser. Cet enfant, c'est moi. Nous le suivons comme des fourmis. Les fourmis ont cette faculté de s'oublier au profit du groupe. Elles n'ont pas de noms. Une fourmi n'est jamais « une » fourmi. Elle est toutes les fourmis. Quand elle meurt, elle n'est rien de plus qu'un cadavre à éviter. Je pense. Si je perdais pied, si je tombais au fond d'un égout... Que je meure, ce ne serait pas la fin de notre espèce. Il en resterait d'autres. Je suis celui que je suis. Mais je suis aussi ceux qui me suivent.

L'homme tente de me dépasser. Je le laisse prendre ma place derrière l'enfant. Et tandis que je tombe troisième dans la course, je le suis et me vois en lui. Je me vois encore deuxième et quand il dépassera l'enfant, je me dirai que l'enfant demeure encore premier.

JE BOIS

J'adore boire et réfléchir. Je fais les deux en même temps. C'est un loisir crasseux, diras-tu, mais c'est comme ça. Ça me fait sentir bien. Boire et m'expliquer à moi-même. Il me faut ma dose des deux et je la prends à tous les jours. Je cours et je fais du ski pour compenser. Mais j'ai du mal, le soir, à rester à jeun. L'alcool contrôle un peu ma vie. C'est comme ça. Aux chiens, ça prend la laisse. Aux hommes, ça prend autre chose. Y en a que c'est le crack. Y en a que c'est faire l'amour avec tout le monde. Moi, c'est de m'expliquer en buvant. Je n'en bois jamais au point de tomber ivre mort sur le plancher parce que j'adore dormir sur un matelas. Mais ça pourrait arriver.

Je me défends de cette dépendance en me disant que d'autres boivent passivement devant la télé. C'est pire. Moi au moins j'écris. L'état d'ivresse est précieux, ne vas pas le gaspiller. Il faut l'utiliser pour faire quelque chose. Il ne faut pas être ivre sans rien dire, ce serait comme jeter le pain avant qu'ils soit vert. Dans l'ivresse se cache une chose qu'on appelle l'imagination sincère et, même si elle peut s'apparenter au mensonge ou à la folie, ou à la paranoïa, il faut l'exprimer à tout coup, quitte à se rendre ridicule ou détestable aux yeux des autres. Surtout, il ne faut pas avoir honte le lendemain de se remémorer les mots que le sommeil a voulu nous faire oublier par souci de corriger les choses. Ces mots qu'on a écrits quand on avait bu, si on les a oubliés, ce n'est pas qu'ils étaient mal. C'est qu'ils étaient juste un peu trop vrais.

Je replonge. Je dis que l'alcool est mon prisme par lequel je me divise, me scinde en plusieurs personnages. Cette drogue douce a ceci de bon qu'elle garde le cerveau de s'épancher trop loin. Je m'étonne parfois d'être ivre depuis trois jours et de savoir encore écrire avec toute ma tête des choses que les gens trouvent intelligentes, et de savoir jouer mieux que les autres les jeux d'intelligence qu'ils ont inventés.

« Même ivre, je suis plus intelligent que les imbéciles », dirait un prétentieux.

C'est prétentieux, mais voilà l'affaire, il n'a pas tort : le cerveau est si bien fait que, même amorphe ou intoxiqué, il roule quand même et nous fait voyager plus loin que les pays d'à jeun.

Je reviens à l'alcool. J'y reviens toujours. Parce que ça t'intéresse, c'est vrai, les tabous intéressent tout le monde. J'utilise l'alcool comme un outil et un mode de vie. Comme si la vie était une serrure et le vin une clé qui m'offre l'intérieur du salon. Le salon, c'est moi. Et j'y imagine ce que je veux. Oh juge-moi. Autant les gens qui boivent te répugnent peut-être, autant ceux qui ne boivent pas me dégoûtent par leur regard extérieur porté sur les autres, leurs yeux caustiques comme s'ils détenaient la formule de comment être.

« S'ouvrir par l'alcool. »

L'alcool, c'est mal. Arrêtez avec ça. Il n'est rien de mal. Tant qu'il ne blesse personne, il n'est rien de mal. Il transforme la vision, c'est vrai. Ça empêche de conduire, c'est aussi vrai. Mais si on roule à vélo, qu'est-ce que vous allez nous faire chier? Y a des gens qui s'ouvrent les veines, se suicident, agissent sans réfléchir. Et si on boit, si on réfléchit sans agir. Qu'est-ce que vous venez nous reprocher de réfléchir sans agir?

Mon père a commencé à écrire

Mon père a commencé à écrire. Je ne blague pas. Il fait des poèmes. Ça sonne comme un moulinet à viande, je te dis, ça en jette, parfois des mots, parfois du sang, des bouts de peaux, chevelures, cerveaux, tout ça, tout y passe. Ça rature large. Même que ça efface certains passages qu'on trouve que ça pique pas assez, que c'est trop mou. Il écrit dur. Il essaie que ça fesse. La censure ne le connaît pas. Il ne connaît que le sang sur ce qu'il ne veut pas connaître. Et puis il ne connaît pas grand-chose. Les strophes sont pour lui une sorte d'elfe joufflu aux oreilles poilues. Il pense que les strophes sont armés d'épées et qu'ils cachent des ailes quelque part dans leur dos, je ne sais pas, comment veux-tu que je saches ce qu'il pense. C'est lui qui écrit, pas moi.

Tout ça pour dire qu'il a terminé un poème en fin de semaine. C'était Pâques et apparemment, le sujet lui a inspiré l'histoire d'une souris qui s'était attaché des oreilles de lapin avec un élastique. Elle se faisait passer pour un lapin. Ce n'est pas drôle avant que le lapin rencontre la souris et qu'il lui dise :
- Franchement, tes oreilles, on n'y croit pas.
- Les tiennes non plus, qu'elle lui répond. Tu aurais pu te forcer avec l'élastique. Tes oreilles pendent sur tes joues.

Mon père riait quand il me le lisait. Je n'ai pas ri, mais ça me va. Il est plus drôle en vrai. Il a de la chance parce que moi, quand j'écris des mots que je trouve intelligents, ils ne le sont pas et je ne le suis pas plus en vrai.

La petite fille avec pas de père

Il m'a fait un enfant et m'a crissé là je te dis, un bel homme, châtain, un peu musclé, ouais le genre qu'on veut dans son lit, prendre un verre, pour commencer, se laisser charmer, lui préparer un drink, bien faire, l'inviter au restaurant, ça finit tard, lui proposer de dormir ici, faire l'amour et me crisser là je te dis! L'enfant, dans tout ça, pas de père, qu'est-ce que ça fait? Ça crève ou ça écoute la télé. Ça crève pas, que je dis, ça survit, ça y va, c'est comme ça, ça pense, ces petits-là, qu'est-ce que tu penses... Mais c'est comme le nom du père est écrit dans le front de la petite. Le nez, c'est le même. Les yeux, ça lui ressemble. Les muscles, encore heureuses qu'elle n'en ait pas encore. J'en ai accouché, j'en ai biberonné, mais je me cherche encore moi dans le bébé, quand je la regarde, où est-ce que je suis?

Je dis bébé. Elle doit avoir quatre ou cinq ans. Une vraie beauté. Je ne suis pas certaine de son âge et je fais exprès de ne pas me tenir au courant. Je ne veux pas savoir qu'elle a vieilli. Je n'ai pas hâte de la voir vieillir. Je n'ai pas hâte qu'elle me demande il est où papa. Je ne sais pas où est papa. Je ne l'ai jamais su. Il est là. Regarde. Là, là, ton ourson. Ton ourson, c'est papa, câlisse...

Je pourrais lui trouver un autre père. Ça devient compliquer. Il faut chercher. Dans les bars, il y a des mecs qui se proposent conjoints à temps-plein et gardien d'enfants à temps partiel. La présence d'un homme à la maison, de temps en temps, ça pourrait faire évoluer la petite. Moi, ce qui me tient à coeur, même si je ne veux pas la voir grandir, c'est qu'elle grandisse. C'est drôle comme ça. La vie. Bon. Après, on fait avec. La vie m'a mal charmé. Mais je pense que tout le bonheur que j'ai pas eu est allé queq'part. Mon bonheur s'est réservé pis c'est elle qui le touchera. Ma petite touchera ce que j'ai pas eu. Comme un héritage. C'est beau, quand même, la vie, les affaires pas d'affaires, ça marche croche pis, même quand ça marche tout croche, ça finit par marcher quand même.

Qui va tuer Pauline Marois?

Je n'ai pas choisi du titre. J'ai commencé à écrire en ajoutant « ce n'est pas moi qui écris » à la fin de mes phrases. Oh il y a quelqu'un au-dessus de moi qui décide des mots que je crois choisir.

Je vais tuer Pauline Marois.

J'ai dit ça. Oh Pauline. Ma tante, ma politicienne, vais-je te tuer? (Ce n'est pas moi qui écris.)

Les arbres ont commencé à boutonner en fleurs, c'est joli, le chat frappe à la porte je me suis masturbé ça a fait comme des tourbillons dans le cendrier et il miaule de sortir de la cage quand je l'encule le petit bébé à moustaches; je dis oh si tu es assez vieux pour porter les moustaches, tu es assez vieux pour te faire baiser, mais ce n'est pas moi qui ai pris le chat, ce n'est pas moi qui ai écrit ça alors bon, franchement, retournez à vos affaires, et moi aux miennes. (Je n'ai pas écrit ce texte.)

Mettons les choses au clair

Mettons les choses au clair. Ce n'est pas moi qui écrit. Ce n'est jamais moi. C'est toujours quelqu'un d'autre. C'est quelqu'un de gros, énorme, c'est une femme, quelqu'un de maigre et de moustachu, c'est un enfant, imberbe, c'est un un animal, peu importe c'est qui, ce n'est pas moi. Celui que tu prends pour le narrateur de ce texte n'a rien à voir avec moi.

William Drouin est un nom que je n'utilise jamais quand j'écris. Quand j'écris, je n'écris jamais sous ma propre voix. J'écris sous la voix d'une femme esseulée, d'un orphelin, d'un pirate ivre mort, d'un chien en colère, d'un grand écrivain, d'un philosophe bien pensant, etc. Certains lecteurs se méprennent et croient les mots qu'ils lisent pour ceux qui sortent de ma bouche. C'est agaçant.

Je leur dis qu'ils sont de piètres lecteurs. Qu'ils ne savent pas lire. Franchement, ils devraient étudier la littérature un peu plus avant. Ce sont à mes yeux de véritables imbéciles. La plupart sont des femmes. Je ne les juge pas par leur sexe, seulement je dis, selon mes statistiques, les femmes lisent moins bien que les hommes. Elles s'accrochent au narrateur, en viennent même fanatiques, admirent l'auteur, pauvres idiotes qu'elles sont à s'imaginer qu'il parle en son nom. Du moment qu'un auteur affirme être pédophile, elles le traitent de pédophile.

J'ai certaine tendances homosexuelles. Ça ne m'empêche pas de chérir l'ambivalence d'être aux femmes ou aux hommes. J'ai fait l'amour avec un homme mercredi dernier. C'était bon. Et puis, je l'ai fait avec une femme. C'était tout aussi bon. J'étais menstruée. Ça n'a pas semblé les avoir dérangé.

Je me suis mis à courir dernièrement

Je me suis mis à courir dernièrement. Quand je passe sous un viaduc, j'ai peur qu'il s'effondre et de mourir. Ce n'est pas comme y passer en voiture. En voiture, on y reste dessous qu'une fraction de seconde. À pieds, c'est comme passer un tunnel. On y entre en pensant à la mort et on a le temps de s'imaginer en train de mourir avant que d'en ressortir.

En passant sous ce viaduc, j'ai pensé à mon roman et je me suis dit que je ferais mieux de rester chez moi. C'est vrai. La meilleure façon que j'ai d'écrire, c'est d'abord de ne pas mourir sous un viaduc. Le béton semblait s'effriter au-dessus de ma tête. J'ai pensé à ceux qui l'avaient coulé et je me suis dit que peut-être ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient. Sur un pan du mur de béton, il y avait des initiales et une date, R.C. 1923. J'ai eu peur. J'ai accéléré mon pas de course et j'en suis sorti sain et sauf de ce tunnel infernal. J'ai continué de courir en me demandant si vraiment il n'y avait plus de danger. Une bombe peut tomber n'importe quand. J'ai entendu un bruit et je me suis dit ça y est. Et puis non. Pas encore. Un crissement de pneu, peut-être. J'ai levé la tête au ciel et j'ai vu une avion. Je me suis dit : on dit UN avion, et puis après je me suis dit on s'en fout, je vais peut-être mourir. Les avions ont une drôle de forme qui s'apparente à celle des bombes. J'ai eu peur pour ma vie. Je courais, mais je n'avais pas peur pour ma santé. J'avais peur pour ma vie.

Je croisais des mendiants, parfois, qui me disaient de ralentir. Je n'avais pas de porte-monnaie. Je n'avais pas à craindre qu'ils me vident les poches mais ils m'arrêtaient quand même. Je m'essoufflais à les entendre me dire de ne pas m'essouffler. Ils trimballaient un grand carton qui disait « nous sommes trop laids pour se prostituer ». Je n'en pensais rien. Je courais. La fumée des voitures, les usines, ce que tu voudras, tout ça m'intoxiquait à la gorge. J'aurais fumé deux paquets que ça aurait fait pareil. Mais je courais. Je me faisais bonne conscience de ne pas être encore mort. J'évitais les vieillards et tout l'équipement qui leur servait à se déplacer. Ils stationnaient leurs fauteuils électriques et me laissaient passer mon chemin. À la sortie des salons de coiffure, les vieilles me voyaient venir de loin. Elles me dévisageaient en se disant « mais qu'est-ce qu'il fait là ce taré à courir sur le trottoir ». Pareil pour les dames qui marchaient devant moi. Je les rattrapais et, du moment que je les dépassais, elles étaient toutes effrayés que je leur pique leur sac à main. Elle le tenait fermement, comme violées, et moi je passais en les évitant comme j'évite un trou d'eau.

Il y avait sur ma route de grands trous que le sel et l'hiver avait creusés et remplis d'eau. Je les évitais, comme un joueur de hockey devant son adversaire, je levais les bras comme du bâton après avoir marqué un but. C'est comme ça. Je courais. Et je faisais semblant de m'amuser. Et puis je suis revenu chez moi. C'était prévu. Ce n'était pas innocent de ma part. Je n'étais pas parti dans le but de ne jamais revenir. J'ai reconnu ma rue, j'ai tourné le coin. Je me suis mis à marcher. Je suis rentré chez moi. Je me suis observé dans le miroir. J'ai tâté mon ventre. Bon. Il reste du gras. J'étais à bout de souffle et passablement en sueurs. Je n'étais pas mort. C'était une bonne chose. Mais j'aurais mieux fait de rester chez moi. J'ai croisé tant de choses qui m'ont donné la frousse, tant de gens que j'aurais préféré voir morts. Ici, il n'y a que moi. Et si je dois mourir, c'est moi qui déciderai de quelle façon je le ferai.

Le jeu du narrateur

Un océan de gouttes. Un pain de miettes. Un balai de poussières. Ça me fait rire, les vieux lecteurs qui veulent encore entendre parler de personnages. Georges. Georges va à l'épicerie. Il rencontre un chou-fleur. Il le prend et l'embrasse. Sur ses lèvres, le relief du légume, comme une herpès buccale insoutenable, lui paraît un baiser insupportable. Il le remet subtilement sur le comptoir près des poireaux. Une cliente voisine le remarque et, ce cher Georges, vraiment, je vous le demande, ça vous intéresse vraiment de savoir?

Georges n'existe pas. Il n'a jamais existé! Le tiers des gens ici le savaient déjà. Le deuxième tiers n'en a rien à foutre. Le troisième se demande encore ce qui arrivera à Georges! Georges ne s'appelait pas Georges. Il s'appelait Defné Doro. Il avait changé son nom en 1996 à la suite d'une tentative de suicide, ouf, rien de trop tragique, déjà qu'il n'existait même pas; quelques pilules avalées de travers dans une chambre d'hôtel, tu sais ce que c'est, quand ça rate et que les ambulanciers te réaniment avec leurs machins électriques. Enfin, le gros Doro, c'est comme ça qu'on l'appelait le plus souvent.

Le gros Doro.... Oh mais... Je ne m'adresse pas au premier tiers des gens qui le savaient déjà... C'est moi, hihi!  C'est moi le gros Doro! Comment vous trouvez ça? Ouais. Un jour, je me sentais mal. Je souffrais, souffrais, souffrais, je souffrais, j'avais envie d'en finir avec moi-même alors je me suis refilé une bouteille de comprimés derrière la cravate. J'ai survécu, parce que je suis gros et que je suis Doro, mais aussi parce que je suis mauvais à ce que je fais, parce que je suis le gros Doro et que j'ai déjà essayé de me suicider et que ça ne m'arrêtera pas. À l'épicerie, j'ai rencontré ce chou-fleur. Ah! Un beau brin de légume. Il y avait, quand je l'ai déposé, cette femme aux poireaux, Haliela qu'elle s'appelait, je lui ai demandé si elle embrassait mieux que les choux-fleurs. Elle a dit:

- Je ne sais pas ce que tu cherches, probablement un légume pour te faire une soupe, non, je n'embrasse pas, je me demande même ce que je fais là, et pourquoi tu me parles, et pourquoi les gens m'appellent le gros Doro... Je m'appelle Haliela.

C'est vrai. Je m'appelle Haliela. J'ai de grands cheveux noirs ambrés de gris, cinquante ans déjà, que je fais teindre en mauve. Mais le gros Doro continuait de parler et c'était drôle:
- Il m'a semblé les feuilles sous le chou-fleur comme une jupette qu'il fallait soulever pour voir en-dessous! Je soulève les jupettes, là, et je trouve ça ridicule, du moment que tu tâtes un légume, tu te dois de l'acheter, je ne dis pas ça pour faire ma salope, mais le gros Doro ne semble pas se rendre compte que personne ne croit qu'il ait existé un jour ou deux. J'ai plusieurs tiers qui me croient être la narratrice de ce récit et c'est mon tour de crier.

Taisez-vous! que je dis. Haliela a parlé! Elle dit qu'elle a vécu trois heures dans une ascenseurs en panne l'été dernier. Son mari l'a laissé. Ça n'a rien à voir. Il m'a laissé pour des raisons obscures. Oh je ne peux rien expliquer! Je pense franchement que je ne sais pas bien écrire. Les narrateurs se promènent à gauche, à droite, ne me laissent aucun indice au sujet de ce qui les dirige.
- Laisse le chou-fleur, me dit-elle. Viens chez moi.

Je ne sais pas si je devrais accepter son invitation, pensa le gros Doro à voix haute: il arrive qu'elle soit sympathique, d'autre fois qu'elle fasse brûler des cadavres dans son sous-sol. Du moment que je ne prouverai pas que c'est elle la narratrice, elle m'en voudra, et puis je ne sais plus quoi penser, sera-t-elle satisfaite de la part qu'elle prit au texte? Sera-t-elle déçu de se voir sur facebook? Je ne sais pas. Il se peut que mon nom soit William et que je ne sois pas à sa hauteur.

La rupture texto

AH ET PUIS JE T'AIME ET AH VA CHIER, TON HAVRE DE PAIX, TON MOI-MÊME SEUL QUE TU VOIS CELLES-LÀ TOUTES AIGRIES, TON LIT QUE TU T'ISOLES COMME SI OUF, TU ÉTAIS SEUL QUE C'ÉTAIT TROP DE MES TEXTOS ce n'est pas moi qui te textes trop, c'est toi qui ne me réponds pas assez et que tu baises avec d'autres et je t'emmerde parce que j'écris mal EH VA CHIER, JE T'AIME, UN SOIR TU BOIS, TU M'ENVOIES, TU ME FAIS CE QUE AH, un enfant, tu me baises comme si rien et puis TU T'ISOLES QUE SELON QUE TU ES SEUL MAIS PAS VRAIMENT tu me prends vraiment pour une calisse d'épaisse JE PORTAIS EN MOI CETTE PETIE CHÉRIE, CETTE VESTE EN JEAN que j'ai essayée trente fois devant mon miroir et qui m'a semblé la bonne ET SI JE T'ÉNERVE QUAND JE PARLE majuscule je ne vois pas pourquoi, c'est clair que je te déteste, ta gueule, je t'aime, j'ai pas fini, il manque une place dans ton lit si tu veux qu'on dorme collés ensemble, JE NE DORMIRAI PAS DANS LES DRAPS DE CROTTÉES j'ai été un peu dure, je ne parlais pas de toi, tu n'étais pas COMME LES GROSssES SALES, CELLES AUX CHEVEUX LONGS DE HO JE ME CHE LA GA QUE TU INVITES À DORMIR je suis un peu soûle, aussi, je dois dire, j'ai un peu bu ET LA SUEUR DE GROSSES VACHES DANS TES DRAPAS je voulais dire draps, et aussi que j'étais triste de voir mes draps à toi, ça peut dire ce que ça peut, QUE LE SOMMEIL TE PLAÎT MIEUX QU'À MOI tu dors, c'est beau de te voir la ouate sur l'oreiller, mon FUCKIN' CHÉRI DE SHIT TU DORS RÉVEILLE-TOI CALISSE TU M'AIMAIS HIER je t'aime encore et VA donc CHIER.

Les jujubes de papa

Ce qu'il y a de terrible avec l'écriture, c'est que plus on écrit, moins on a de choses à dire. On s'en retrouve au pied du mur, ayant tout dit, et de dire une chose nouvelle nous semble une chose qu'on a déjà dit cent fois. Il faut assurément retrouver ce petit moment insignifiant, cet événement de rareté, lorsque nous avions dix ans et que notre papa avait acheté des jujubes. Il nous faut se retrouver en cela, en cette exception de nouveauté pour écrire quelque chose de neuf mais de vieux. Un retour en arrière qui puisse nous encourager d'un petit bec sur la joue, un petit souffle qui nous pousse.

Papa avait acheté des jujubes. Le lot de jujubes lui avait coûté 5,86$. Et après, après, pas grand-chose. J'en reviens à ce que je cherche à dire. Ce n'était pas cela. Ce ne le sera jamais. Il y a quelque chose de cacher sous les jujubes, quelque chose que j'ai à écrire, mais je ne sais pas quoi. C'est probablement à force d'écrire que je me dirai que je ne le trouverai pas et que ça ne vaut plus la peine d'écrire, et cela même si les jujubes eussent été en forme de grenouille et qu'eh bien ce n'est pas la grenouille que je cherche.

Anida Break

De toute façon, elle ne lira pas ce que j'écris. Elle fera de mes mots des blancs que son absence s'empressera de rendre invisibles au premier bar qu'elle croisera. Son bonheur ne tient qu'à la présence des autres, et ne dépend que de la façon qu'elle m'annoncera qu'elle ne veut plus me voir. Pour qu'elle m'entende (qu'elle m'alloue un rendez-vous), il me faudrait louer la cloche de l'église près de chez elle, et je ne vous dis pas pour qu'elle me lise... La cloche est énorme. Quand le clocher la secoue, c'est comme si la terre enfantait une nouvelle planète. Encore eut-ce été suffisant pour la tirer hors du lit, mais encore, imaginez combien de fois lui ai-je téléphoné avant qu'elle me réponde.

J'ai décidé que ça serait moi qui n'entendrais pas ses appels. Ça sera moi qui manqueras à l'appel. C'est elle qui me donnera rendez-vous, et c'est moi qui ne s'y présenterai pas. Je ferai de mes oreilles fines une pelure blindée contre tout appel, toute cloche et tremblement. Les cloches ont sonné cet après-midi. J'ai senti la musique. Ça disait : « Annie! »
Je ne connais pas d'Annie.
« Anida », poursuivaient les notes. Je ne connais aucune Anida. Enfin, le téléphone sonna.
« Break », sonnèrent les notes. Et je compris à ce moment-là la phrase que tentaient de formuler les cloches.

Cheveux blonds

Glisser nos doigts dans nos cheveux. Infiniment gratter la masse volumineuse, blonde, quand sous nos ongles se glisse l'odeur grasse de notre cuir chevelu et qu'il ne reste plus à notre âme que l'envie pernicieuse de sentir les doigts qui l'ont touchée. Quand nos doigts descendent le long d'une couette en paume et massent la pointe en frisettes, dans une boucle où l'on voit se détacher les derniers cheveux perdus. L'envie de sentir ces doigts, de les humer jusqu'à la tête et d'embrasser la bêtise qui sévissait au-dessus cette tête initiale dont je n'en dirai pas plus.

J'ai bu

J’ai bu. J’ai tant bu que je ne sais plus si j’ai bu ou si j’ai vécu, si j’ai vécu pour boire ou si j’ai bu pour vivre. La vie me semble tant de questions irrésolues ou dissoutes. Comme du sucre dans un verre d’eau, qu’on en ajoute ou qu’on en boive, les particules disparues ne sont plus récupérables à moins de s’éventrer soi-même.

Les champs me perturbent. N’essayez pas d’expliquer ça à un enfant. De toute façon, les enfants ne veulent pas de moi. Ce n’est pas moi qui ne veux pas d’enfants. Ce sont eux qui s’obnubilent devant moi comme si j’étais un professeur de chant que je ne suis pas.

Les champs me font penser aux gens que j’aimerais enterrer. Et la tête des gens m’offre à penser les légumes qu’on récolte parfois à la saison des morts. Ce n’est pas ma faute. Ça n’a rien de violent, mais leurs têtes en forme de citrouilles…

C’est vrai, j’ai bu. Et il se peut que je boive pour tuer des choses que je ne voudrais pas voir mortes, ou que je boive pour vivre, et vivre pour tuer la vie d’autres, ou pour les faire boire afin qu’ils me fassent vivre d’autres façons de me voir vivant.

2 janvier 2013

L'entrepôt du cadre

J'écris un article parce que j'ai vraiment besoin que mes amis facebook me donnent leur appréciation. Je prends vraiment en considération leurs commentaires. Ils ont souvent l'oeil aiguisé en ce qui a trait à la réflexion et aux astuces langagières. Ce sont des habitués d'une multitude de jeux qui ouvre les voies de l'appréciation artistique. City-ville. Farm-ville. Songpop. J'ai des amis, aussi, qui ont étudié l'art ou qui l'enseigne. Ça peut m'être utile de recevoir leurs commentaires. Ils ne m'en laissent jamais mais chaque fois que je publie un article, je me dis que peut-être que cette fois, ils écriront quelque chose. Je ne dis pas que ce sont des érudits de littérature, mais n'empêche, ils ont un petit je-ne-sais-quoi qui dépasse le simple statut des passionnés de sudoku.

Évidemment, j'ai certains amis dont je ne veux rien savoir. Je pense à celui qui travaille dans le domaine de l'informatique, je ne me souviens plus de son nom. Cet ami-là, pas que je ne l'aime pas, mais j'espère qu'il ne lira pas mon article. Je déteste penser à lui pendant que j'écris. Son regard me dégoûte. Je l'aime, bien sûr, c'est mon ami, mais ses commentaires sont trop intenses. On dirait qu'il pense qu'il comprend tout ce que j'écris, même ce que je me suis efforcé d'écrire pour qu'il n'en comprenne rien. C'est bizarre. Des fois, je m'amuse, j'écris des mots compliqués. Je sais pertinemment qui de mes amis les comprendront. Quand la petite-cousine du frère de l'ami de la fille du dépanneur me laisse un commentaire qui laisse croire qu'elle a compris, je le sais tout de suite que c'est une grosse torche.

Écrire sans facebook, ça ne se fait pas. J'ai du mal à écrire des choses pour moi-même. Quand j'écris dans mon journal intime, je me demande toujours : est-ce que l'entrepôt du cadre aimera ce que je viens d'écrire? Merde. J'ai pensé écrire une histoire dont le personnage central serait un cadre, mais je suis incapable de m'imaginer où se situent les yeux du cadre. Le mieux, c'est que je le demande directement à l'entrepôt du cadre : « où situez-vous les yeux de vos cadres? ». Il faudrait que je passe par-dessus ma peur de les approcher et que je leur pose la question directement sur leur page facebook. Une fois qu'ils m'auront répondu, là enfin, je pourrai écrire ce que j'ai envie d'écrire sans crainte de leur déplaire.

Le cri du loup

J'écoute des cris de loups et je ne vais pas revenir longtemps sur ce dont nous parlions tout à l'heure, vous vous en souvenez, ne faites pas la mule, et ne me forcez pas à vous comparer à un autre animal, je ne mentionne jamais plus que deux noms d'animaux dans un texte, ce n'est pas comme si les animaux valaient la peine d'être domptés, ne faites pas semblant, ce n'est pas comme si la vie était belle, elle est sur sa fin, la vie, elle sent l'apocalypse, et je ne veux pas paraître apocalyptique en disant ça, c'est raté me direz-vous, mais ça me fait rire, de vous voir faire semblant, comme si une moustache allait rendre le bonheur à ceux qui l'ont perdu, comme si une blague, et je peux vous en raconter, des blagues, je pense que vous ne connaissez pas celle de la vietnamienne, peu importe, l'heure n'est pas à rire, l'heure n'est jamais drôle, j'attends encore que les aiguilles de mon horloge se positionnent en un semblant de sourire, mais aucun mathématicien, architecte, physicien, électricien, fabriquant de n'importe quoi, n'a encore trouvé de façon de faire sourire une grosse et une petite aiguille, peut-être chez IKEA, qu'ils en vendent, des horloges-sourires, mais je n'en achèterai pas, ça me déprimerait de voir que nous en sommes rendus là, au point de fabriquer des sourires parce qu'on en manque, ah et puis j'achève, je vous plains de me lire, déjà que je ne suis pas un vrai écrivain, s'il faut en plus que je vous fasse lire des histoires qui n'en sont pas, des plans pour que vous vous croyiez mes psychologues, comme si c'était de la folie, comme si j'avais besoin d'écrire pour me faire dire par des gens qui savent tout que moi je ne sais rien du tout.

Le deuil

Ma mère, j'ai tant de choses à dire à son sujet, et vous m'excuserez d'en parler si souvent, vous qui l'avez à peine connue, j'imagine votre désintéressement à l'égard de mes mots quand ils débutent par un appel à ma mère, vous connaissez la suite, mes mots redondonnent à n'en plus finir et je doute que vous en retiriez quelque chose, sinon qu'une vaine explication du deuil inconnu d'un enfant qui n'a plus sa mère, puisqu'elle est morte, je ne vous annonce rien, il n'y a pas de punch, si vous en espériez un, il aurait fallu que vous lisiez les romans en librairie, d'ailleurs je ne comprends pas ce que vous faites là à me lire tandis qu'il y a tant de grands romans à lire, tant de vrais auteurs, de vraies histoires à gober, à assimiler au point de les retenir par coeur et de les raconter à vos enfants à vous, vous, pères que vous êtes, pères déjà pères ou pères en devenir, car avouons-le, la différence est mince entre une mère et un père, sinon que chez l'une le cancer se présente dans le sein et chez l'autre, la prostate, je le dis à titre d'information, je ne m'y connais pas, mais n'empêche, vous m'excuserez de me répéter, j'ai tant de choses à dire au sujet de ma mère que vous m'excuserez, encore une fois, mais il viendra un temps où la vôtre aussi sera morte, et vous aussi vous aurez envie de parler d'elle, et d'expliquer cette manie qu'elle avait de perdre ses lunettes et de les retrouver sur son nez, et de ses recettes qu'elle croyait avoir inventées alors qu'il y avait une raison pour laquelle elles n'avaient pas été inventées, et c'était qu'elles étaient indigestes, et ses jeux préférées, ses casses-têtes, ses cartes à jouer devenues huileuses à force de se les passer sur une table trempée de bols à soupe, sa toux, son asthme, sa vie, sa mort dont elle n'est pas encore au courant et qui j'espère, ralliera les troupes, fera parler, même si je n'ai pas de drapeau et qu'il n'y en aura peut-être jamais, en vérité, sauf pour la lune, on ne fournit jamais de drapeaux parce qu'une morte, ce n'est rien, ça crève et ça s'enterre, sinon ça s'incinère, dans un feu de joie dont on récolte les cendres qu'on pleure entre fils & filles, et ça se hume en privé, le dimanche après-midi, les narines collées dans le fond de l'urne, dans la honte d'avoir oublié d'avoir assez aimé, et puis on oublie, mort après mort, que la mort d'un autre effacera celle de l'autre, et que chaque nouvelle souffrance guérit la précédente, même si on lit pour ne plus guérir, même si le deuil nous fait écrire en malades et qu'on espère que ceux qui nous liront y penseront à deux fois avant de balayer du revers de la main le texte d'un auteur qui, d'emblée, s'excusait de parler de la mort de sa mère, le deuil ne se guérit pas. Il arrive parfois qu'on souffre moins que hier et puis c'est tout.

Transpiration féline

Mon frère était albinos. Ou peut-être alpaga albatros, ou alpin, alpiniste, lapin pin. Je ne l’ai pas connu. C’est facile, quand on a connu, de trouver la ressemblance d’avec les animaux. Tout, à propos de son existence, est suivi du regret d’avoir dit une chose qu’il aurait fallu taire. C’est ça, le problème d’avec les morts, c’est qu’on les croit fragiles alors qu’entre vous et moi, ça se balade au-dessus de tout, puissant comme tout, blindé dans les nuages du pays des morts. On les croit que leurs oreilles sont beaucoup plus sensibles qu’elles ne le sont en vrai. C’est pas de mon vivant que je verrai un mort se venger du gros nez qu’on l’a traité, et pas de ma vie que la claque de mon frère me retournera l’insulte que je l’ai insulté.

Au cimetière, on a peur du dos des morts qu’à force de parler dedans ils vont reculer et nous choper la vie. Pissous, pisseurs, picsous! On porte des fleurs. Les fleuristes, allez savoir, pourquoi ça existe. N’était de la mort, si on remplaçait chaque fleur du cimetière par l’argent qu’elle a coûté, on jetterait des pièces, des billets de banque sur nos frères enterrés. Le mien, je ne lui donnerai rien. J’attends qu’il me parle. Quand il ne dit rien, je l’insulte. Que je sache, il n’y a rien qui puisse extirper mieux les mots d’un mort qu’une insulte bien placée. Chou gras! Chou gras, que je l’appelle. Il ne répond pas. Il avait huit ans quand il est mort. J’ai eu le temps de vivre. J’ai doublé son âge. Les souvenirs s’accumulent. Lourds. Je me dis parfois qu’un chat mort vaut mieux qu’une vie d’humain. Personne ne m’insulte. C’est qu’on a peur que je sois fragile comme les morts et que la peur grandisse, de plus en plus, de plus que je ne suis pas mort.

Hier, j’ai vu un chat qui était femelle parce que le ventre, la portée, les chatons, ça enfantait comme si l’avenir ça n’existait pas. Sur les six chatons, cinq sont morts. J’ai ri parce que je l’aurais prédit. J’ai pris celui qui restait et me le suis enroulé autour du coup. Son duvet m’a fait chaud. Juste assez chaud pour que mes bras ont transpiré. Sauf qu’au lieu de de la sueur, c’était du poil de chat qui me sortait des pores. Le poil de mon avant-bras s’est allongé comme de la fourrure. Ça poussait à vue d’œil. C’était comme les morts sortent de terre. Plus que ça poussait, plus que je flattais. L’os de mon poignet a pris la forme d’un crâne de minou. Ses pattes gluantes ont poussé comme des quenouilles. J’ai tiré sur sa nuque et l’ai sorti de ma peau. Il dégoûtait le sang. Je l’ai léché pour le laver. Ça n’a pas pris dix minutes qu’il était propre. Je l’ai regardé droit dans les yeux, son museau doux qu’il était collé sur ma langue, et lui ai dit « tu n’es pas plus mort que ton frère qui n’a jamais vécu ». Et puis j’ai eu chaud. Puis j’ai senti que mes bras allaient en transpirer un deuxième.

À ceux qui ont le temps de lire

Et non, je ne vais pas vous emmerder avec une autre histoire. Je ne vous ferez pas perdre votre précieux temps. Je serai concis. Promis. Vous avez un certain nombre de minutes à m'accorder et il ne faut pas que je le dépasse. Mais puisque vous avez déjà commencé à lire et que vous poursuivez votre lecture, aussi bien en profiter. L'amour, ça ne s'embrasse pas. Ça ne se sent pas ou ça se sent mal.

Mes mots ont intérêt à ne pas vous décevoir. Votre temps est précieux. Il faut que mon récit soit efficace. Je ne m'éterniserai pas sur mes envolées poétiques, ni sur mes descriptions, visage, nez, bouche, etc. Ah. Et cetera. Ça, vous aimez ça. Quand je dis et cetera, ça veut dire que j'abrège. Et ça veut dire que vous gagnez du temps. Plus de temps pour vous, c'est plus d'amour pour moi. Si le texte finissait là, tout de suite, vous m'aimeriez et je pourrais dormir tranquille. Mais non. Tout de même, si vous avez commencé à lire, c'est qu'il faut bien que j'énonce quelque chose. Une vérité ou un mensonge. Une histoire ou une allégorie. Un elfe ou une grotte. Quelque chose!

Attendez. Ça vient. Non, n'attendez pas. Enfin, lire ou regarder les aiguilles d’une montre. C'est pareil. Vous connaissez la vitesse à laquelle vous lisez. Cinq mots par secondes. Disons quatre pour ceux qui ont bu. Le nombre de mots que vous venez de lire divisé par quatre, ça fait soixante. Soixante secondes. Une minute. Je vous ai fait lire, ou perdre votre temps, pendant une minute. Rien de dramatique.

La caissière de l’épicerie peut facilement vous faire perdre le double en cherchant le code de l’artichaut. Vous n’avez jamais acheté d’artichaut, je sais, mais n’empêche que. Bon. J’ai préféré écrire « bon » plutôt que de terminer ma phrase pour vous faire économiser du temps parce que je savais que vous vous imagineriez la suite. Même si vous ne vous l’êtes pas imaginée, ce n’est pas grave. N’est pas auteur qui veut. Et auteur qui le veut parfois ne sera peut-être jamais auteur. Et cela, même s’il le veut souvent.

Nous en sommes à 364 mots. Un de plus et quiconque aurait lu un mot par jour aurait pu passer l’année entière à lire ce que vous avez lu en 91 secondes. Votre rapidité est admirable. Je me demande encore si vous lisez pour vous en débarrasser ou s’il y a autre chose. Ceux qui lisaient pour s’en débarrasser, je pense qu’ils ont cessé de lire au troisième paragraphe. Quand j’ai dit « attendez », ils n’ont pas attendu. D’un regard furtif, tout au plus en dix secondes, ils ont balayé le reste de mon article et l’ont « liké » sur facebook avant de s’en remettre aux photos qui les intéressaient. Vous qui êtes restés, pourquoi ? Je me demande. À quoi bon continuer de lire ce texte si je m’efforce de l’empêcher d’avancer ? Peut-être attendez-vous la phrase intelligente que je colle à la fin de chaque paragraphe ? L’amour, ça ne s’embrasse pas. Ça ne se sent pas ou ça se sent mal.

Des phrases de ce style-là, je n’en écrirai plus. Désormais, c’est entre vous et moi. C’est une compétition. Qui sera le premier à cesser de lire ou à cesser d’écrire. Nous en sommes à 561 mots. 140 secondes. Vous avez dépensé deux minutes. Je n’écris pas aussi vite que vous lisez. Je mets peut-être quatre secondes à écrire quatre mots. Une seconde par mot. 561 mots. Pour moi, c’est 561 secondes. C’est neuf minutes. C’est sans compter le temps où je vais pisser. Je perds deux minutes chaque fois que je vais pisser. J’y vais une fois toutes les demi-heures. Tous les 1800 mots, je perds deux minutes aux toilettes. La compétition n’est pas juste. Vous serez toujours plus rapides que moi. Si vous décidiez d’arrêter de lire, même si je vous donnais une raison de le faire, je ne le saurais que bien plus tard. Et je continuerais d’écrire dans le vide, convaincu qu’il me reste quelques lecteurs à soutenir pendant quelques heures, alors qu’en réalité, il n’y en a plus. Tous ont déserté le terrain et m’ont laissé seul à m’expliquer, à moi-même, pourquoi suis-je le seul à m’expliquer que je suis le seul à m’expliquer que je suis seul.

L'enfant fut moi et pouf



Les choix, ça n'existe pas. Si vous ne me croyez pas, demandez l'avis d'un prisonnier. Il vous répondra qu'il n'aurait jamais mis les pieds en prison s'il avait eu le choix. Oubliez le destin. Le destin est un mot gentil que des gens gentils ont inventé pour atténuer la souffrance de ceux qui ne l'ont jamais été. La fatalité, c'est ça, le vrai mot. Soit on meurt, soit on naît. C'est la première fatalité. La deuxième, c'est l'identité. Yeux, cheveux, cerveau, petit ou grand, même les sentiments, tout s'établit d'avance. Après, entre ceci ou cela, il y a le vide. Le vide, la vie, que nous comblons par l'action illusoire de nos choix.

Je ne me souviens pas d'avoir choisi, moi, de venir au monde. Il me semble que le pacte était déjà signé. Je n'ai pas eu mon mot à dire. Ma mère non plus d'ailleurs. Elle n'a pas eu à choisir entre moi ou un autre. Elle a enfanté, point final. L'enfant fut moi et pouf, du jour au lendemain, j'ai appris à uriner sans l'apprendre. Si j'avais eu un frère cadet, il aurait uriné lui aussi, de la même façon que moi.

Ma mère aurait pu avoir quinze fils. Qui sait quelle tête ils auraient eues. Une mère qui accouche, c'est comme un insecte qui peuple de ses larves la branche d'un arbre. Vues de loin, les larves sont identiques. Vues de près, c'est là qu'elles se différencient : certaines sont dodues, d'autres maigres; certaines sont plus foncées que d'autres, comme si elles portaient le pull noir en laine que votre mère vous a acheté en mille neuf cents je ne sais plus quoi.

On évalue la santé d'une espèce à sa reproductivité. Pendant que d'autres félicitent les rares mères enceintes de jumeaux ou de triplets, je me questionne à propos du ventre de ma chatte, à savoir si elle en contient cinq ou si ce ne serait pas plutôt six. Je sais, je parle de choses ou de trop grande, ou de trop peu d'importance, et j'en parle comme un lâche sous un nom qui n'est pas le mien. C'est le nom du personnage que j'ai choisi d'incarner, ainsi que je me le plais à croire, un pauvre personnage que je plains de n'être ni philosophe, ni scientifique; ni même capable de dire s'il est humain ou animal. Un enfant qui jamais n'eut de frère, faute d'une mère qu'il a très peu connue mais dont la tête ressemble étrangement à celle de cette larve qui, de branche en branche, englue la haie qui le couve.

Le chien de Toulouse

Toulouse plisse les yeux. Il regarde la lumière pendre du plafond comme un glaçon au bout d'une ampoule. Il n'a plus besoin de personne pour se sentir seul. Le marron de ses yeux est couvert d'une pellicule liquide qui a rougi ses paupières. Il pense à tous ceux qu'il a rencontrés sans pour autant s'en faire des amis. Il ne lui reste plus que son chien. Toulouse se tourne vers le chien et lui dit :
« Le jour où je me serai débarrassé de toi, je comprendrai peut-être pourquoi je n'avais jamais voulu de toi. »

Le chien plisse les yeux. Toulouse bâille. Le chien bâille aussi. Toulouse se gratte derrière l'oreille. Le chien grignote sa patte arrière, lèche ses orteils, mordille sa propre cuisse comme si c'était son souper. Peu importe qu'il y ait eu de la bouffe ou non dans sa gamelle ce soir-là, le chien se serait arranger autrement. Personne n'a besoin de maître pour survivre. Mais pour vivre avec un chien, l'humain a besoin d'être maître. Sans quoi l'amitié ne tient plus.

L'amitié est un contrat que la terre a signé avec la terre. C'est un monde qui manque à l'humain. Une humanité qui manque au monde. Les animaux meurent souvent. Les humains aussi. On fait pousser des carottes pour oublier que la laitue est brune. C'est triste. Nous sommes rendus là. Au point où la couleur nous fait pleurer. Toulouse n'a plus besoin d'avoir de chien pour dire qu'il a un chien. Son père lui a téléphoné pour lui dire qu'il n'en avait plus.
« Ton petit dernier a été piqué. »

La musique a fait vomir Toulouse. La voix de son père aussi. Il mime de se suicider avec son poing. L'avenir se dresse devant lui comme un peuplier dont on ne voit jamais les fruits mais dont on prétend qu'il y en aura à manger demain. Demain ou après-demain. Toujours plus tard. Il faut continuer de chercher. Ceux qui plantent les arbres n'ont aucune idée du nombre d'années dont ils prolongent la souffrance.

Il faut chercher sans relâche. Une ambition est si vite avalée par celle d'un autre. Les luminaires au plafond coulent en cônes sur le plancher. Toulouse n'ose plus fermer les lumières. Au moindre bruit dehors, il s'agite. Il fait les cents pas en se rongeant les ongles. Depuis que son chien n'est plus là pour japper, il angoisse à l'idée qu'un voleur s'infiltre chez lui. Les rares fois où il parvient à s'endormir, il rêve que son père lui téléphone :
- Ton petit dernier a été piqué!
- Je sais que je n'ai plus de chien... lui répond Toulouse.
- D'abord, tu en as eu un. Et puis tu n'en as plus eu, et puis tu t'en es acheté un autre. Celui-là aussi tu ne l'as plus. Et puis tu n'en as plus eu, et puis tu en as acheté un troisième.
- J'ai fait des erreurs. Qu'est-ce que tu veux que je te dise?
- Que je suis ton maître. Tu n'as qu'à le dire et tu en auras plein. Plein d'argent! D'ARGENT! DE L'OR ET DE L'ARGENT!

Les lendemains sont durs... Les rêves laissent des coulisses sur les murs... Il faut changer les murs ou peindre par dessus... 

Les souvenirs oubliés

Je pensais à un mot, j'ai oublié lequel, et n'y ai plus repensé pendant au moins une semaine. Une semaine, c'est grave. Passé un an, il y a de fortes chances qu'on ne repense plus jamais à la chose à laquelle nous pensions. Et ne plus jamais penser à une chose, c'est l'oublier.

Mon mot devait être cheval ou cheveu, ou chemin ou demain, ou devin ou ravin, ou afin ou enfin, j'ai déjà parlé de ma mémoire. Elle existe bel et bien. Le seul fait de vous en avoir parlé le prouve. Quelqu'un qui n'a plus de mémoire se souviendrait-il d'avoir oublié un mot dont il ne se souvient plus? Je ne pense pas. Après tout, quand les gens oublient une chose, ils se souviennent toujours de l'avoir oubliée. C'est pareil pour moi. Alors pourquoi les pilules? J'ai la certitude de m'être déjà souvenu de toutes ces choses que j'ai oubliées.

Les chiens regardent toujours leur maître avec l'air désespéré de quelqu'un qui a oublié ce dont il aurait dû se souvenir. On ne les blâme pas pour autant. On leur rafraîchit la mémoire, puis ils se souviennent, puis on les récompense avec une tranche de bacon. Pour peu que vous me donniez un indice sur le mot dont j'ai oublié de me souvenir, à savoir si c'était un animal ou non, je serais en train de déguster une cuisse de poulet au citron sur riz basmati.

Les enfants de cadavres



Les pissenlits. Personne ne pense aux pissenlits. Au cimetière, ils traînent leurs racines à bout de terre mais se les font bouffer par les cadavres en couple qui, enterrés, se dégustent la chair en pétales. Cessez un peu d'offrir des roses à vos morts. Offrez-leur des pissenlits. C'est par leurs racines que vos filles mortes sous terre goûtent les hommes à proximité. Le sexe passe par les racines. Le sexe des morts. Personne ne parle jamais du sexe des morts. Il existe pourtant. Les mouches pondent d'abord leurs oeufs dans les narines et dans les yeux. Le vagin, lui, met trois semaines à se décomposer. Trois semaines, c'est amplement de temps pour le pénis d'un cadavre voisin de pénétrer votre fille et de l'engrosser à notre insu.

C'est à leur mort, lorsque l'aigrette diffuse ses poils au gré du vent, que les pissenlits se reproduisent. Mais personne ne pense aux pissenlits. On les souffle innocemment. On en répand des milliers sur le gazon. Personne ne parle jamais de la façon qu'ont les cadavres de se reproduire. La première semaine, le pénis du cadavre se détache des testicules, trouve une sortie par une fente du cercueil et s'enfonce dans la terre qui le sépare du vagin qu'il vise à féconder. La deuxième semaine, voyageant à gauche et à droite grâce à une myriade d'insectes qui le transportent, le pénis repère le cercueil d'une femme. Il parviendra à y entrer durant la troisième semaine. Il engrossera la morte avec le peu de sperme qu'il lui reste au bout du gland, donnant ainsi naissance à une nouvelle espèce animale insoupçonnée qui, soit demeurera sous terre, inobservable, soit remontera à la clarté sous forme de ver de terre.

En 26 mai 1983, un chercheur russe fit l'observation d'un ver de terre qui possédait plusieurs fragments de l'ADN d'humains décédés trois ans plus tôt. Ces vers de terre, qu'il nomma « enfants de cadavres », furent jugés potentiellement dangereux par le comité des scientifiques de l'union nationale. Sept mois plus tard, lors du lancement de la fusée Napolien-134 de la NASA, ces enfants de cadavres furent éjectés dans l'univers à plus de 125 500 mètres au-dessus de l'atmosphère.

Où et quand





La question n'est plus de savoir où. C'est de savoir combien ça coûtera, et dans quel arrondissement, à combien d'étoiles, combien de chambres et à quel prix. La question du lieu, c'est le budget. La question du temps, c'est on s'habille comment. Cinq à sept, cocktail, brunch, spectacle, théâtre, repas en famille ou en amoureux. Le lieu épaissit à mesure que le budget augmente. Le temps embellit selon la circonstance.

Nous ne sommes nulle part. Nous sommes dans le prix des vacances. À six cents dollars, nous sommes dans le nord. À mille, nous sommes à New York. À trois mille cinq, en France. La longitude, la latitude, ne servent plus qu'à tracer les cartes. Nos déplacements sont calculés par cartes de crédit. On se load au-dessus de l'océan ou on s'économise chez nous.

Il fait toujours gris, toujours bleu, toujours noir. Le temps n'a plus de couleur. Ce n'est pas le ciel qui décide du temps. C'est dans le cinq à sept qu'il fait beau ou qu'il fait laid. C'est à la fin du spectacle qu'il est tard. À la fin du repas qu'il faut dormir. À la fin du texte qu'il faut cesser de lire.

Attention à la barbe!







Attention à la barbe. Je dis, la barbe, c'est une question occulaire. Tout est dans l'oeil de celui qui la porte. Les hommes qui décident de se raser le font lorsqu'ils considèrent que les poils de leur menton sont trop longs. Encore faut-il que leurs yeux perçoivent qu'ils sont trop longs. Un myope barbu ne verra jamais la longueur de ses poils. Il croira, à sa vue floue, que son début de barbe noircit joliment l'ensemble de sa mâchoire. Vous remarquerez que les mecs dont la vue est bonne portent rarement la barbe, à l'inverse de ceux qui refusent de prendre rendez-vous chez l'optométriste. Ceux-là se la laissent pousser, et parfois même, décident de la tresser.

Je dis attention. La barbe, c'est une histoire d'yeux. Ce n'est pas l'histoire d'une femme qui, un soir, dans un lit, demanda à son mari de se raser pour ne pas que la barbe lui éraflât la joue. Ce n'est ni une histoire de sexe, ni de virilité. On ne chasse pas mieux en portant la barbe. Le poil des chasseurs n'intimident ni les poissons, ni les cerfs, canards, orignaux, chameaux, castors, etc. La barbe, c'est une question de miroir. C'est la chair d'un homme vis-à-vis de sa barbe. Du moment qu'il ne la trouve pas assez longue, il n'y touche pas. Encore, même s'il sait que vous la trouvez longue, il n'y touche pas. Il attend et s'observe, et plisse ses yeux, et porte vos lunettes, rien que pour les essayer. Il vise la symétrie. Il s'invente des jeux. Sans raison valable, il attend que le volume de sa barbe soit égal à celui de ses cheveux, et vous promet qu'il la rasera en même temps qu'il se rasera la tête.

Moi je dis. La barbe, c'est l'homme versus l'homme. C'est l'homme qui hésite devant le miroir. Il hésite à se couper de l'homme qu'il voit, qu'il n'est pas, mais qu'il pourrait être. Sa barbe n'est pas la sienne. Elle est celle du barbu qu'il serait si vous n'étiez pas là. Je n'ai rien à raser. M'obliger à me raser serait comme m'obliger à me râper la peau. À mes yeux, je n'ai pas de barbe. Ma barbe est celle d'un autre que j'ai peine à voir, mais que je touche parfois, d'un regard plissé dans le miroir. Moi je dis. Les yeux parfaits n'existent pas. Il reste toujours quelques poils, là ou ailleurs, qui étaient les miens ou qui ne le sont plus.

L'incendie familial de Patrick Sauvignon-Pérès-Charbana-Corriveau-Geordan-Tribley

Les gouttières de la maison sont en flammes. Il pleut le feu sur la pelouse. On y a jeté de l'essence avec une allumette. Ça flambe comme un feu de champ. Les arrosoirs fondent. Le congélateur aussi. Les assurances ne sauveront pas tout. On s'est occupé des meurtres qui ont précédé l'incendie. Papa a brûlé comme un gros cochon. Son poil a roussi. Sa chair a grillé. Sa graisse a suinté. Ensuite ça a pué, puis il est mort. Maman faisait la sieste au salon. Nous l'avons averti qu'elle allait mourir :
- Maman, nous avons incendié la maison. Les fenêtres sont fermées. Les portes verrouillées. Tu n'as pas moyen de t'en sortir. Tu mourras bientôt.

Notre frère cadet couinait dans son berceau. Une flamme l'a enveloppé comme dans un drap blanc. Maman s'est levée inconsciente. Elle nous a dit de sauver le hochet et de secouer trente fois le poisson de bois. Il n'y a jamais eu de poisson de bois. Geordan a placé des bombes d'essence sur les corniches. Lors de l'explosion, maman a reçu des éclats de verre dans les yeux. Je me suis dis que c'était une bonne chose qu'elle meure aveugle. Je lui ai lu mon poème sans qu'elle ait pu repérer les fautes qu'il y avait :
Tu meurs, maman, petit gigot d'agneau
Tu penses à l'autre dans son berceau
Tu pues le nylon
Tu pues la laine en tirbouchon

Le vieux Patrick a versé d'autres galons au sous-sol. Il s'est allumé entre les jambes. Je me suis réfugié au grenier d'où j'écris. Je sens la chaleur des bombes. Je sens ma faute. Ça finira par nous rattraper, tous. J'ai voulu qu'on m'aime. J'ai tué ma famille pour qu'elle m'aime. Encore si je meurs avec elle, peut-être qu'au paradis... Geordan ouvre la trappe du grenier. Je vois sa grosse tête qui dodeline. Il sourit mais disparaît. Nous ne sommes plus tout à fait conscients. Peut-être que si je meurs, peut-être qu'un éclat de verre, une plus grosse bombe, un poème, quelque chose, maman

La prof Sophie

Son tableau, à la prof Sophie, il est nervuré de crayonnures de craie. Elle le brosse comme un cheval que ça fait gris quand elle efface et que ça fait blanc quand elle écrit. Les chiffres s’emballent les uns par-dessus les lettres. Un x, un nid grec, un z. Dans l’algèbre comme dans les mots, la valeur des lettres est variable.

Son tableau, à la prof Sophie, il était vert. D’un vert que ça l’a rendu gris à force qu’elle écrivait dessus. Il aurait pu être bleu que l’écriture l’aurait rendu gris quand même. L’écriture, ça rend tout gris. L’écriture, ça fait tout mourir. Une fois, pendant un examen de maths, j’ai écrit une lettre à la prof Sophie que je voulais la coucher dans mon lit et que je lui ferais de l’amour dans la bouche. J’avais tout parfaitement d’écrit, sans faute, jusqu’aux moindres détails : que je pousserais sur sa tête pendant qu’elle me suce; que j’enfoncerais un petit doigt dans son vagin pendant qu’elle m’embrasse ; que je lui attacherais les mains derrière le dos pendant que j’enfonce une bouteille dans son anus. Ma lettre d’amour, je l’avais écrite sur du papier rose, en lettre presque attachées, en tout cas je m’étais forcé. J’avais même parfumé le papier avec le parfum de papa. Le lendemain de qu’elle l’a reçue la lettre, elle a dit :
- C’est aujourd’hui la date limite pour remettre la nouvelle que vous deviez écrire.

Je me suis souvenu que c’était la date limite et que j’avais oublié d’écrire la nouvelle qu’elle avait demandée. Elle a sorti ma lettre de son cartable d’enseignant :
- Je vais vous lire la nouvelle que l’un de vous m’a remise hier. Ça va comme suit : « Son tableau, à la prof Sophie, il est nervuré de crayonnures de craie. Elle le brosse comme un cheval que ça fait gris quand elle efface et que ça fait blanc quand elle écrit. Les chiffres s’emballent les uns par-dessus les lettres. Un x, un nid grec, un z. Dans l’algèbre comme dans les mots, la valeur des lettres est variable.
[…]
Je me suis souvenu que c’était la date limite et que j’avais oublié d’écrire la nouvelle qu’elle avait demandée. Elle a sorti ma lettre de son cartable d’enseignant :
- Je vais vous lire la nouvelle que l’un de vous m’a remis hier.

Elle l’a lue dans ses moindres détails, sans même échanger son prénom contre celui d’une autre, et les élèves ont applaudi.