21 décembre 2007

L'Histoire du Poisson



Il était une fois un Poisson.

Il était, cette fois, un Poisson qui vivait dans une mer; mer qu’on disait bleue, mais transparente comme le verre.

Il n’y avait, cette fois-là, dans cette mer bleue qu’une seule pierre. Aucune autre. Et sous cette pierre était le seul endroit où pouvaient se cacher tous les poissons de la mer.

Il était une fois, cette fois où l’on vit ce Poisson poursuivi par de grands Requins blancs, ce Poisson qui se cacha sous la pierre pour échapper aux dents des Requins.

Il était donc une fois, cette fois qui n’en était rien qu’une, un Poisson qui profita de sa solitude pour implorer Dieu : « Je suis au fond de la mer, caché sous la pierre, dit le Poisson. Me voyez-vous? Puisque je suis si bas, au plus creux des eaux, et vous si haut dans les cieux, je doute que vous m’aperceviez. Mais je vous appelle, car je garde espoir que vous m’entendiez. »

Dieu ne répondit pas. Pas cette fois.

Dieu était partout, cela était vrai : il était parfois ici, parfois là-bas. Mais parfois aussi, il était ailleurs. Ainsi, celui qui souhaitait voir Dieu apparaître devant ses yeux devait user de patience.

Seul les êtres les plus patients verraient, une bonne fois, leurs conditions changer par l’apparition de Dieu. Or, seul un Poisson fut capable d’attendre que la bonne fois se présentât.

***

Sous la pierre, dans la mer bleue, le Poisson implora Dieu pour une deuxième fois : « Je vous appelle encore, dit le Poisson. Et parce que je vous adore, je vous attends. »

Dieu ne répondit pas. Pas cette fois.

Dieu tardait à apparaître. Mais le désespoir n’existait pas chez le Poisson.

***

Enfin, il était cette fois où la fois fut la bonne. Cette fois où enfin on vit une exception. Un miracle se produisit pour celui qui avait su attendre.

Le Poisson implora Dieu une troisième fois. Il pria : « Dieu, j’ai faim... Toute ma famille meurt de faim... Je vous implore, car les Requins menacent de nous manger. Je dois sans cesse nager pour me sauver d’eux, mais voilà que, maintenant, mes muscles s’affaiblissent. Je vais mourir si vous ne me donnez pas quelque chose à manger… »

Le Poisson se fit entendre. Dieu lui répondit : « Tu as su attendre, Poisson. Ainsi, je te répondrai autant de fois qu’il y aura de petites ou de grosses pierres au fond de cette mer. »

Le Poisson n’en compta qu’une seule. Il saisit sa chance, puis sortit de sous la pierre.

Dieu apparût au-dessus de la mer bleue. Comme il n’y avait qu’une seule pierre dans la mer, il ne dit qu’une seule chose : « Avant mon apparition, il y avait la faim et la faiblesse. Dorénavant, il y aura de la nourriture pour toute ta famille. Toutefois, tu devras nager pour chercher la nourriture que je placerai au hasard, pour toi, dans la mer. »

Et le Poisson vit les doigts de Dieu disperser toute nourriture sur les vagues de la mer bleue. La nourriture coula jusqu’au fond et se déposa, un peu partout, dans le sable et les algues. Le Poisson n’eut donc qu’à ramasser, chaque jour, la nourriture dont il avait besoin.

***

Tous les hommes de la terre vivaient en ce temps-là au bord de cette même mer bleue. Ils virent ce que Dieu avait donné au Poisson, et considérèrent ce don comme une injustice. Jaloux, ils prièrent eux aussi : « Dieu, dirent les hommes, c’est une injustice que de donner à ce Poisson ce qu’il demande, car nous aussi avons faim! »

Mais Dieu ne fit rien pour l’Homme. Pas cette fois.

Les hommes se sentirent délaissés. Frustrés, ils cessèrent de prier Dieu.

Bien sûr, ils trouvèrent suffisamment de nourriture pour survivre, mais ils furent obligés de se piller les uns les autres. Cela provoqua une grande guerre qu’on mena au nom de Dieu.

Beaucoup s’entretuèrent, jusqu’à ce qu’un homme vint enfin, un peu plus tard, près de la mer bleue. On appela cet homme César. Il ne fit qu’une brève apparition : pour se venger de ce Poisson qui avait demandé l’aide de Dieu, il lança à la mer une pierre grosse comme la main d’un homme. Il espéra que la pierre blessât le Poisson. Puis, ce fut le calme.

La pierre qu’il avait lancée frappa la surface de l’eau et coula pour rejoindre la pierre sous laquelle le Poisson avait l’habitude de se cacher des Requins blancs. Le Poisson ne fut pas blessé.

Dans toute la mer bleue, on put alors compter deux pierres.

***

Le Poisson avait accepté de toujours nager pour ne pas mourir de faim. Chaque jour, il trouvait un peu de cette nourriture que Dieu avait déposée dans le sable et les algues. Bientôt, il parvint aisément à nourrir toute sa famille et à faire des provisions en vue des temps plus froids.

La famille du Poisson demeurait le plus souvent à l’abri, cachée sous la pierre. La mère du Poisson s’occupait à entasser les surplus de nourriture, tandis que le père guettait les réserves afin qu’aucun Requin ne volât ce qu’on tentait d’accumuler.

Un jour, on remarqua qu’une deuxième pierre s’était ajoutée à la mer, appuyée contre celle qui s’y trouvait déjà. Trois poissons moururent sous le poids de cette pierre, mais du reste, c’était une bonne chose, car une nouvelle pierre rendait plus grande la cachette du Poisson et de sa famille.

Du coup, plusieurs petits vinrent au monde sous ces deux pierres.

Des jours passèrent. Le Poisson ne cessa pas de nager pour approvisionner sa famille. Peu à peu, cette famille devint village; ce village devint pays, et en ce pays, le Poisson voulut retourner vivre avec sa famille.

Le pays fut trop grand, et trop de bouches demandèrent à être nourries.

Tous les poissons ne cherchèrent pas la nourriture de Dieu dans le sable et les algues. Tous se contentaient chaque jour de tourner en rond, dans un même lieu, espérant que Dieu déverse à cet endroit le repas du matin, du midi et du soir.

La nourriture vint à manquer au pays : « Dieu ! cria le Poisson. J’ai nagé à la recherche de nourriture, comme vous me l’aviez demandé. Seulement, j’ai aujourd’hui tout un pays à nourrir. Les familles se sont multipliées. Certaines ont tourné en rond, à la surface de la mer, et sont devenues riches en récoltant toute nourriture qui tombait de vos doigts. D’autres, faibles et pauvres, n’ont pas eu autant de chance. J’ai cru bon de donner toutes mes réserves aux plus pauvres, mais bientôt, je n’aurai plus rien. Ne puis-je donc rien faire pour tous ces riches qui tournent en rond et ces pauvres qui ne savent pas chercher? Dites-moi, Dieu : quel est donc le sens de ma quête? »

Dieu entendit encore une fois le Poisson. Il avait bien répondu à sa première demande, ainsi il ne put lui refuser la deuxième.

Il répondit au Poisson, même si cela rendait l’Homme jaloux, car deux pierres se trouvaient maintenant au fond de la mer bleue : « Si tu ne sais quel sens donner à ta quête, tu n’as qu’à bâtir une maison pour toi et ta famille au fond de la mer : cette maison sera la vôtre, et vous y serez maîtres. Il en ira de même pour toutes les familles. Il y aura dans ce pays autant de maisons qu’il y aura de familles. Ceux trop faibles pour en bâtir viendront cogner à ta porte. Tu les accueilleras. Je te promets, Poisson, que si tout ton peuple obéit à mon commandement, je viendrai porter chaque jour, devant la porte de chaque maison, la nourriture nécessaire pour vivre. Enfin, Poisson, tu seras riche, et si tu ne sais que faire dans la maison que tu auras bâtie, tu n’auras qu’à raconter à ta famille des histoires que tu inventeras : telle sera le sens de ta vie ; telle sera ta quête. »

Tous les poissons obéirent au commandement de Dieu. Ils bâtirent des maisons et accueillirent ceux trop faibles qui ne pouvaient en bâtir.

***

Près de la mer, ce jour-là, les hommes se questionnèrent aussi le sens de leur quête : « Nous ne savons ni où aller, ni qui nous sommes. Dieu, nous vous demandons de définir l’existence humaine, car nous ignorons même si nous existons! »

Mais Dieu ne fit rien pour l’Homme. Pas cette fois.

Les hommes, offusqués par l’absence de Dieu, écrivirent des histoires pour se venger du vide qu’on leur imposait. Leurs histoires finirent par expliquer les raisons de leur existence.

Vint alors un homme qu’on appela Descartes. Celui-ci lança à la mer une pierre grosse comme la tête d’un homme. Il voulut qu’elle assommât le Poisson.

Le Poisson ne fut pas assommé.

Cela fit trois pierres dans la mer bleue.

***

Au fond de la mer bleue, un tas de maisons furent construites. Celles-ci abritaient tout autant de familles. Le Poisson put vivre avec les siens sans avoir à toujours nager à la recherche de nourriture.

Un soir, il inventa une histoire qu’il raconta aussitôt à sa famille : « Il était une fois, dit le Poisson, un petit Piranha qui se croyait très rusé.

Ce Piranha, bien qu’il fût petit, avait grand estomac. Il avait toujours faim.

Rien ne rassasiait ce petit Piranha qui avait l’appétit d’un grand Poisson.

Un jour, ce petit Piranha nageait calmement dans la mer bleue lorsqu’il rencontra une Baleine bleue près d’une épave : « Madame la Baleine, dit le Piranha, vous êtes bien trop grosse! Si vous le voulez bien, je mangerai un peu de vous. Ainsi, vous maigrirez et n’aurez plus à supporter votre poids trop lourd. Vous pourrez nager sans vous épuiser. Si vous me laissiez vous manger un peu, je vous en serais très reconnaissant car j’ai toujours faim.»

La Baleine ne s’était pourtant jamais sentie grosse. Mais, afin de rendre ses déplacements plus faciles, elle accepta de se faire manger quelques morceaux. Elle rapetissa et devint aussi grosse qu’un Requin blanc. Le Piranha se trouva très rusé.

Le jour suivant, le Piranha passa encore près de l’épave. Il y rencontra un Requin blanc : « Monsieur le Requin blanc! dit le Piranha. Vous êtes bien trop gros! Laissez-moi vous dévorer un peu, ainsi vous serez plus à l’aise pour chasser les truites et les saumons! Aussi vous serez si rapide que vous dominerez toutes les espèces. »

Le Requin blanc n’avait jamais chassé de proies, mais il crut bon de le faire. Il accepta que le Piranha lui dévorât un peu le corps. Le Requin blanc devint alors aussi gros qu’un Dauphin.

Le jour suivant, le Piranha rencontra un Dauphin près de l’épave : « Monsieur le Dauphin ! dit le Requin. Vous êtes bien trop gros! Si vous me laissiez manger ce que j’ai à manger, vous seriez ensuite plus agile. Il vous serait facile de faire toutes sortes de pirouettes à la surface de l’eau. »

Le Dauphin n’avait jamais eu l’idée de faire de telles pirouettes, mais il trouva l’idée bonne. Il se fit manger quelques morceaux et devint aussi gros qu’une Truite argentée.

Le jour suivant, le Piranha vit une Truite argentée près de l’épave : « Madame la Truite argentée, dit le Piranha, vous voilà bien grosse aujourd’hui! Toute cette chair que vous avez en trop attirera les Requins blancs… Ils n’hésiteront pas à vous dévorer tout d’un coup! Je vous propose donc de ne gruger que quelques petits morceaux de vous. Ainsi, vous serez plus en sécurité. »

La Truite argentée n’avait jamais craint les Requins blancs, mais elle accepta de se faire manger la moitié du corps. Elle devint aussi grosse qu'un Piranha.

Le jour suivant, le Piranha passa près de l’épave et vit un autre Piranha. Il le salua : « Bonjour, Monsieur le Piranha! Il ne me semble pas vous avoir déjà vu. Qui êtes-vous? »

Le Piranha répondit à l’autre : « Vous ne me reconnaissez pas? Pourtant, moi je vous connais! Vous venez chaque jour me dévorer un peu plus!

- Vraiment? demanda l’autre. C’est impossible, je devrais vous connaître! Dites-moi votre nom! Qui êtes-vous donc?

- Ah, si vous saviez… Je suis tant de choses! J’ai été une Baleine bleue, puis un Requin blanc, puis un Dauphin, puis une Truite argentée, avant d’être aujourd’hui ce Piranha que vous voyez.

- Vous avez été tout cela! dit le Piranha avec admiration. J’aurais bien aimé être autant de choses! Mais je n’ai été qu’un pauvre petit Piranha affamé… Au fait, j’ai faim : savez-vous où je pourrais trouver d’autres Baleines bleues?

- Oh, ça non! Tous les Piranhas ont fait comme vous : ils ont tout dévoré. Il ne reste plus que de petits Piranhas comme vous et moi.

- Vraiment? Alors, dites-moi comment faire pour être tout ce que vous avez été! Je souhaite moi aussi être autre chose! Quelque chose de gros! Je veux être cette Truite argentée, ce Dauphin, ce Requin blanc! Cette Baleine Bleue! Comment faire pour grossir?

- J'aimerais bien vous venir en aide, Monsieur... J'ai une idée : dévorez-moi. D’un coup! Si vous me mangez, peut-être grossirez-vous avant demain! »

Et le petit Piranha obéit à l’autre. Il le dévora.

Ce petit Pirhana rusé avait bien réussi à tout manger. Toute espèce s'était éteinte. Il se retrouva seul dans la mer bleue.

Tout cela n'avait pas été suffisant pour le faire grossir. Le lendemain, il mourut de faim. »

Cette histoire fit frémir la famille du Poisson. C’était ainsi : tous ceux qui entendaient cette histoire une première fois voulaient la réentendre une deuxième fois tellement elle était bonne.

D’autres familles prirent connaissance de l’histoire que le Poisson avait inventée. Ils la racontèrent à leur tour, aux autres poissons de la mer, dans d’autres maisons. L’histoire voyagea dans tout le pays. Tous parlaient de ce petit Piranha affamé qui avait causé la fin de la mer bleue.

Peu à peu, tous les poissons inventèrent eux aussi des histoires, si bien que toute la mer fut peuplée de conteurs. Bientôt, plus personne ne voulut entendre l’histoire du petit Piranha.

Le Poisson leva les yeux au ciel et demanda la présence de Dieu encore une fois : « Dieu! Chaque jour est une angoisse, car je ne sais quelle nouvelle histoire inventer! Les autres poissons s’efforcent toujours de tout raconter avant moi! Je suis stressé, constamment je désespère : je ne peux plus vivre ainsi! »

Dieu apparût au-dessus des flots. Il compta trois pierres au fond de la mer. Il rassura le Poisson : « Avant, il y avait les histoires. Dorénavant, il n’y aura que le désir d’en faire de nouvelles. Tu n’auras donc qu’à raconter l’angoisse que représente l’invention de nouvelles histoires. »

***

Au rivage, c’était la marrée basse. Les hommes s’élevèrent encore contre Dieu, car il parût que celui-ci n’aidait que les autres espèces : « Dieu ! crièrent les hommes. Vous n’entendez donc que les poissons? Nos os sont rongés par la mélancolie, et nos artistes se suicident par trop d’angoisse! Nous sommes incapables d'écrire de nouvelles histoires! Vous ne ferez donc rien pour nous? »

Mais Dieu ne fit rien pour l’Homme. Pas cette fois.

Les hommes se regroupèrent alors tous autour d’un seul qu’on appela Freud. Celui-ci lança à la mer une pierre grosse comme un homme. Il tenta d’assassiner le Poisson.

La pierre atteignit, au fond de la mer, les autres pierres. Le Poisson ne fut pas assassiné.

Cela faisait quatre pierres.

***

Le Poisson racontait l’angoisse de l’invention d’histoires. Il s’épuisait à expliquer les malheurs qu’impliquait la création. Ses proches en firent autant, puis plusieurs moururent de grandes dépressions, de détresse et de mélancolie. La folie s’empara de toutes les familles. Les criminels se multiplièrent et l’on dut en enfermer plus d’un.

Cette fois, le Poisson ne demanda pas à Dieu de lui donner de réponse. Il ne l’implora que pour exprimer sa douleur : « Dieu, dit-il calmement, j’aimais bien raconter des histoires. J’aimais aussi chercher le sens de ma quête. Mais plus que tout, j’aimais nager pour échapper aux dents des Requins. Je ne veux plus raconter ni les histoires, ni l’angoisse. Car ce sont les angoisses qui font les histoires aujourd’hui, ce sont aussi les histoires qui font mon angoisse. »

Dieu ne répondit rien. Mais il entendit.

***

À ce moment-là, les hommes de la terre se révoltèrent. Ils tentèrent de définir la littérature, mais ils n’y parvinrent pas.

Ils finirent par souhaiter la mort de Dieu. Ils manifestèrent en grand nombre, car Dieu n’aidait ni homme ni femme, il était pour eux inutile de croire en Lui.

Un homme qu’on appela Einstein vit alors le jour. Il tenta de trouver une solution au problème des hommes. Il s’avança près de la mer bleue. Au lieu d’y jeter une cinquième pierre, il y sauta et revint sur la terre avec, dans un sac, les quatre pierres que les hommes avaient lancées depuis des siècles.

Tous les hommes s’isolèrent dans des tentes et crièrent entre eux : « Dieu! Disparais donc! Nous n’avons pas besoin de toi! Tu es utile en rien! »

Et cette fois fut la bonne.

Dieu leur répondit pour la première fois : « Qu’y a-t-il, Hommes? Vous auriez voulu que je vous vienne en aide de la même manière que j’ai aidé ce Poisson? »

Puis, Dieu prit la parole une deuxième fois : « Vous auriez voulu que je vous donne toute nourriture? Que je donne un sens à votre quête? Que je vous oblige à raconter des histoires? Mais je n’ai eu besoin de vous aider en rien! Vous avez tout fait cela par vous-mêmes! »

Puis, une troisième fois : « Jamais je ne suis apparu devant vous. Toutefois, vous avez eu droit au même sort que le Poisson et que toute autre espèce. Si j’étais apparu devant vous, cela n’aurait rien changé. »

Puis, une quatrième fois : « La différence entre vous, Hommes, et les autres espèces, est qu’aujourd’hui vous n’attendez plus de me voir apparaître, mais plutôt, vous souhaitez me voir disparaître! »

Puis, Dieu n’adressa plus la parole aux hommes.

***

Dieu retourna au-dessus de la mer bleue. Il n’y compta aucune pierre. Il vit aussi la détresse dans laquelle il avait plongé tous les poissons.

Il descendit alors dans la mer pour implorer le Poisson afin que ce dernier l’entende : « Poisson, dit Dieu, ceux que je n’ai pas aidés n’ont pas su se comporter mieux que ceux à qui je suis venu en aide. L’Homme a souhaité me voir disparaître avant même que je ne sois apparu devant lui. »

Le Poisson ne fit pas un geste. Mais il entendit la parole de Dieu.

Transparent, dans la mer, Dieu continua : « Je te rassure, Poisson, l’Homme s’est comporté de façon égale à Toi. Il n’a pas échappé au malheur. Mais au lieu d’agir pour moi, il a agi pour se venger de mon silence. »

Le Poisson ne parla plus, car il fallut qu’il ne parlât plus pour oublier ce qui s’était produit.

Puis, Dieu fit une promesse au Poisson, de même qu’il la fit à tous les autres poissons, abandonnant l’Homme au perpétuel enfer de son existence : « J’ai entendu ta requête, Poisson, et pour Toi, je ferai de la mer bleue un lieu paisible. Je ferai en sorte que Toi, tes proches et tes cousins ne puissent plus raconter d’histoires. »

Et ce fut ainsi.

15 décembre 2007

Le siffleur

Chaque fois qu’il faisait chaud, il se mettait à siffler comme une bouilloire oui, exactement comme une bouilloire, quand il faisait chaud, il sifflait, par une température comme celle-là, c’est une bouilloire qui siffle, ça bouillonne en lui que les notes de son sifflement l’étourdissent quand il fait chaud, il siffle pendant des heures les journées chaudes, cet homme siffle toujours, à condition qu’il fasse chaud, on l’entend siffler de sueur dans le soleil quand il fait chaud, il siffle comme une bouilloire en train de bouillir sur le rond du poêle chaud, dehors comme en dedans, il siffle chaque fois qu’il fait chaud, l’été dans la piscine ou l’hiver près du foyer, il siffle des notes lisses qui se suivent quand il fait très chaud, il siffle des notes plus saccadées mais jolies, quand le temps le lui permet, il s’abandonne au sifflage et on l’entend partout dans le village, ça siffle comme une bouilloire oui, exactement comme ça, le bruit qui sort du capuchon de la bouilloire quand ça bouillonne, c’est le bruit de sa sifflerie l’été, je crois l’avoir dit, que l’été cet homme n’a de bouche que pour ses sifflements dans le quartier, parfois ça énerve ceux qui dorment, parfois son sifflonnage en fait siffler d’autres, lorsqu’il fait chaud, je crois l’avoir dit, que cet homme sifflait quand il faisait chaud et cette journée-là chaude, il faisait plutôt chaud, aussi l’homme sifflait plutôt, plutôt beaucoup, ou même assez, il n’hésitait pas à siffler pour que d’autres sifflent à leur tour, si la gêne ne les retenait pas, ces autres sifflaient sur l’air d’une chanson puis d’une autre, mais jamais aussi bien, mais jamais avec autant de justesse que cet homme qui sifflait par temps chaud comme une bouilloire oui, exactement comme une bouilloire et si je parle de bouilloire, c’est parce que la mère de cet homme avait l’habitude de faire bouillir l’eau d’un chaudron avant d’y jeter les pâtes sèches, aussi cette mère avait l’habitude de siffler pendant que l’eau du chaudron bouillait et, même s’il ne s’agissait pas d’une bouilloire, il fallait que toute eau bouillonne de mousse qui éclabousse dans la cuisine sinon, pas de spaghetti et, cet homme qui avait sifflé toute la journée était entré voir sa mère pour lui siffler quelques notes très simples dans l’oreille et s’il sifflait encore, c’était parce qu’il commençait à avoir chaud pour une autre raison que ce soleil sans vent : à tant regarder les pâtes dans l’eau bouillante de sa vieille mère qui se faisait de plus en plus vieille dans les vapeurs de l’eau qui ratatine la peau, il en avait la face rougie de chaleur sans toutefois que ça ne l’importune il sifflait, avec les lèvres arrondies qu’il avait comme celles des poissons cela dit, aucun poisson n’aurait survécu à une telle température, par une journée aussi chaude je crois bien avoir déjà dit qu’il faisait chaud et que la mère préparait le dîner pour son fils qui tournait autour d’elle en sifflant, le sifflotage étant contagieux, elle aussi s’était mis à siffler et les deux sifflaient en attendant, puisqu’il faut que pâte ramollisse, ils attendaient en sifflant dans la chaleur de leur fumée d’eau bouillante jusqu’à ce que les nouilles soient molles, la mère a fini par sortir de ses tiroirs une fourchette pour retirer au hasard une nouille du chaudron, voir si toutes étaient cuites mais trop chaudes, la mère et son fils ont dû souffler sur la nouille en question pour la refroidir, ce qui a provoqué un autre sifflement enfin, les deux sifflaient sur la nouille avant de la croquer et ça faisait une musique aux notes très constantes et très soutenues dans les airs chauds, manger du spaghetti par un temps aussi chaud, ça ne pouvait finir autrement que par de la sifflonnerie familiale de la mère et de son fils enfin, il avait fallu attendre que le père rentre du travail pour se faire dire qu’on va-tu finir par le manger c’te crisse de spaghetti-là là, j’ai faim!

8 décembre 2007

Comme des morts

La nuit. Une chambre. Un lit. Deux chaises au centre de la chambre. Une télévision débranchée. Une lampe éteinte à côté du lit. Il fait sombre. Une fenêtre. Derrière la fenêtre, c’est noir. Au fur et à mesure que le dialogue avance, le soleil se lève.

Mirandole Grunwald, appuyé près de la porte.

François Caravel, couché dans le lit.

Mirandole : Bonne nuit…

François : C’est la nuit…

Mirandole : Elle sera bonne…

François : C’est déjà la nuit… On peut rien y faire…

Mirandole : Elle est bonne… Elle peut être bonne. Des fois, il arrive qu’elle soit bonne…

François : Elle est terrible… Je la sens terrible…

Mirandole : On la sent terrible… Il arrive qu’elle soit terrible…

François : Elle est terrible! (Il se lève, allume la lampe. Il s’assoit dans son lit.) Un homme est mort!

Mirandole : Mort? Qui?

François (paniqué) : Un homme! Je l’ai senti mourir! Je l’ai senti, tout près de cet homme… Un homme est mort. Puis il est mort!

Mirandole : Ça fait deux. Deux hommes sont morts?

François : Trois!… Quatre!… Je compte!

Mirandole : Des hommes meurent. Deux d’entre eux sont morts. Je vais dormir…

François : Des femmes meurent. Cinq! (Il se lève, énervé, il marche dans la chambre.) Les bébés meurent toujours. Six! On sent la mort… On se sent mourir…

Mirandole : Et les poissons? (Il marche en suivant François.) Des poissons meurent. Tu comptes pour moi? Combien meurent pour mourir? Combien sont morts, déjà?

François (s’assoyant sur une des deux chaises, plus calme) : Beaucoup de poissons sont morts… (Soupir.) Un très grand nombre… On peut rien y faire…

Mirandole (s’assoyant sur l’autre chaise) : On y peut rien… Il faut dormir…

François : Pendant que d’autres gens meurent, mourront toujours, d’autres sont morts avant eux… Et moi, en attendant de mourir, je vis avec la mort des autres…

Mirandole : En attendant de mourir, je vis avec ta mort des autres… On y peut rien… Alors, on fait quoi?

François : On peut rien y faire… Les autres meurent. D’autres vivent, vivants avant la mort. (Un temps.) Les secondes meurent, une, deux…

Mirandole : Tu comptes pour moi… Les secondes...

François : D'abord, il y a eu la première. Puis, la première seconde. De là, tout est possible. On attend la troisième. Ensuite, la quatrième. C'est un très grand nombre. Plus on avance, plus le nombre est grand.

Mirandole : Tu comptes énormément... (Un temps.) Les premiers sont morts hier... Le nombre est toujours plus grand... Pourquoi?

François : L’argent. C’est con l’argent. J’en ai pas. Des chiffres. J’en veux pas. Je veux pas en parler... Les chiffres, c’est la mort.

Mirandole : Combien de chiffres? Combien il y en a?

François : Un très grand nombre… Un grand nombre de meurtres, de morts, de cimetières, de recensements de morts. Le nombre d’années qui me séparent de la mort de mon grand-père. Le nombre d’homicides, à la télé, ils ont parlé d’un vieux mort tué par un homme qui s’est tué après avoir tué. La mort.

Mirandole : Le vieux mort était mort. Alors, pourquoi on en parle?

François : Parce qu’il est mort! On parle toujours de la mort, toujours à tous les jours, on en parlera toujours, la mort arrive pour faire mourir! Elle fait mourir pour nous rappeler qu’on mourra. On meurt à petit feu. En attendant la mort, on parle des morts qui ont vécu la mort. Si la mort peut être vécue, bien entendu.

Mirandole : On y peut rien… Si la mort se vivait, on la tuerait.

François : On la tuerait, c’est certain, mais on peut rien y faire… (Soupir.) Vivre, c’est mourir dans un monde où tout meurt. Mourir sans rien connaître de la mort, c’est comme vivre sans savoir ce qui est vivant. On pense à la mort parce qu’on mourra, on sait la mort, qu’on vivra pas toujours, il faut mourir, ou s’assassiner, ce qui est mieux, des deux, c’est mourir, des fois, on s’assassine. Des fois, j’ai envie de mourir, ou d’assassiner, mais on peut rien y faire…

Mirandole : On y peut rien… La mort nous fera mourir, tous, et la vie mourra, tout mourra toujours. Comme les morts revivront jamais, les morts sont morts, on y peut rien, des fois les morts revivent, alors ce sont des morts-vivants, mais ils revivent en silence, un silence de mort. Ils revivent pour se demander pourquoi ils sont morts. Pourquoi il faut mourir, déjà?

François : Parce qu’il faut vivre, il faut mourir, les morts sont morts sans expliquer la mort, c’est leur faute, mais c’est nous qui les avons fait mourir. Nous. Les mortels. On meurt toujours. Dès qu’on vit, on meurt. Toute ma vie, j’ai cherché le sens de la mort. Si tu savais le nombre d’heures que j’ai passé, dans ma baignoire, à essayer de comprendre la mort! Ce nombre-là, c’est la mort! Tu veux pas le connaître. Je le dirai pas. Cent vingt-huit heures. Je crois qu’à ma mort, j’en saurai beaucoup sur la mort. À force de penser à la mort, je mourrai peut-être moins que les autres. Ou mieux, je mourrai mieux. Ou mieux encore, je mourrai plus encore.

Mirandole : On y peut rien… Tu peux pas mourir plus que moi. Je vais mourir égal. On va mourir égaux. Tu peux mourir en criant. Ça fait pas plus mal que de mourir en bâillant. (Un temps.) Je pense à la mort, des fois, j’y pense, pas longtemps. Mon père est mort, mort d’un accident de son cœur mort qui vivait, comme moi je vis, lui aussi vivait, mais il est mort et restera mort. Il mourra à chaque seconde qui continue de mourir et comme le monde continue de mourir vers la mort, on mourra tous bientôt. Pourquoi on meurt, déjà?

François : La guerre. Les gens se tuent et meurent en se tuant. Ils meurent pour leur pays, dans d’autres pays, mais les pays mourront quand ils devront mourir, un jour, quand tout meurt, il faut mourir. Je dois mourir. Comme tout le monde doit mourir. La guerre arrange rien, mais on peut rien y faire... On se tuera toujours et ça fait mourir, aussi je meurs, ça me fait mourir de voir les autres mourir.

Mirandole : Si tu mourais, je mourrais deux fois. Avec toi. On mourra ensemble. Si c’est vrai qu’il faut que tu meures un jour, je veux bien mourir moi aussi ce jour-là. À condition que tu meures vraiment, évidemment, si tu faisais semblant de mourir, ça serait injuste. Faire semblant de mourir, c’est une injustice. C’est dormir. S’endormir, c’est feindre la mort. C’est injuste. Il faut dormir…

François : On peut rien y faire… On meurt, souvent, on meurt quand on dort. Beaucoup de gens, un très grand nombre de gens sont morts dans leur sommeil. Un très grand nombre. C’est ça, l’injustice. On meurt même quand on fait semblant.

Mirandole : Je veux bien dormir avec toi, moi, si tu veux. Ce soir, on pourrait dormir ensemble. On pourrait penser à dormir au lieu de penser à mourir. Quand on pense à dormir, on s’endort jamais.

François : Quand on pense à la mort, on meurt quand même. On peut rien y faire…

Mirandole : On y peut rien, mais si on dormait ensemble, tu serais pas tout seul à mourir dans ta mort quand elle arriverait. Je mourrais aussi. On serait deux dans la mort. Et si je meurs le premier, tu mourras après, pour moi?

François : Je m’arrangerai pour mourir si tu meurs. On mourra. On peut rien y faire… Ça sert à rien de rester ici à essayer de changer la vie quand seule la mort peut changer la vie en la faisant mourir. C’est ça, la mort.

Mirandole : Pourquoi c’est la mort?

François : La pollution. Ça pollue comme la mort. La mort sort des usines, c’est ce qu’ils disent, qu’on mourra étouffés de mort partout. On peut rien y faire. Ils disent, à la télé, partout, que les forêts sont mortes parce que la mort pollue. La grosse mort sale, noire, avec la lame qui détruit le blé, les champs de blé morts, ça meurt, à chaque seconde, un mot meurt dans la bouche de quelqu’un qui parle de la mort. Ça meurt dans des nuages de fumée noire, des particules mortes qui nous entrent dans les poumons. On va mourir étouffés. Il faut pas trop y penser. Sinon on va mourir fous. J’aime mieux mourir étouffé que fou. C’est plus discret.

Mirandole : Alors, on fait quoi?

François : Hier, je suis allé aux funérailles de ma tante morte.

Mirandole : Hier! Hier, c’est la mort… Le temps mort. Le passé mort. On se présente toujours au présent, mais on se passe jamais du passé!

François : On vit avec… On peut rien y faire… Je vais toujours aux funérailles. Sur les lieux. Ça sent partout la mort. La mort sentait, aux funérailles de ma tante morte suicidée, elle était morte du suicide, aussi j’avais envie de mourir, pour ce que la mort nous a fait et nous fera encore, mourir, j’avais envie de mourir moi aussi et que tu meures en me suivant dans la mort. J’avais pas envie, ni de la vie ni d’être en vie, aussi je n’avais pas envie, j’avais en-mort, parce que j’avais envie d’être mort. Moi aussi, comme les morts, être mort. Rejoindre les morts. Être comme eux. Ceux qui connaissent la mort.

Mirandole : Alors, tu as fait quoi?

François : Hier, aux funérailles, il pleuvait la mort partout, sur le gazon, la mort coulait comme si ça pleurait. On a pleuré la mort dans son cercueil. Après, on a pleuré en mangeant, mais tout goûtait la mort, comme si tout mourait, les sandwichs, ça passait mal. Ça passe jamais, la mort, même si tout meurt, ça fait des boules dans la gorge et ça remonte à la surface morte de notre face mourante.

Mirandole : On y peut rien… On est toujours mourants. On agonise. Ma face est mourante. La tienne aussi. Mais j’aime bien te regarder, si ta face c’est la mort, aussi, j’aime bien la regarder.

François : Hier, aux funérailles, il y avait un enfant qui riait. Il riait. Je l’aurais tué. On voulait tous le tuer. Il méritait de mourir. Je l’aurais tué, mais on peut rien y faire… Sa mère s’est contentée de le disputer.

Mirandole : On y peut rien, c’est comme ça, une mère, ça dispute toujours, jusqu’à sa mort, elle dispute, mais elle tue pas. Elle prend soin. Quand ma mère est morte, elle m’a tué. Un peu. À cause d’elle, je pense un peu à la mort, des fois, chaque fois que tu m’en parles. Tu me parles de la mort assez souvent, des fois, un peu, pas trop souvent. Les funérailles. L’enfant qui riait. On l’aurait tué. Et ta tante, elle disait quoi?

François : Ma tante était morte. Elle voyait les choses différemment, dans son trou de ciel, elle souhaitait la mort de personne. Elle voulait vivre. Elle aurait voulu revivre. Descendre de son ciel, ou sortir de son trou. L’un ou l’autre. Un trou de ciel. Vivre encore, un peu, une seconde.

Mirandole : Mais elle s’est suicidée. Après, elle voulait revivre. Elle aurait dû y penser avant. Moi, j’y pense assez souvent, des fois, un peu, pas trop souvent.

François : On peut rien y faire... Ceux qui vivent veulent mourir, tandis que les morts veulent vivre…

Mirandole : Le monde à l’envers. Beaucoup de gens veulent revivre. Être des morts-vivants. Combien de gens? Quel nombre? Ça me fait peur. Tu me fais peur. Des fois, j’aimerais penser à autre chose. Pourquoi les morts veulent vivre?

François : Le Christ. Il parle toujours de la mort. Sa mort à lui. Il est mort pour nous. Les morts veulent pas continuer de mourir après la mort. Ils en ont eu assez. Assez de la mort. Ils ont vu ce que c’était, la mort, comme les suicidés changent d’idée après la mort, ils veulent revivre. Ils veulent être morts-vivants pour visiter les morts dans les morgues, sans rien dire. Ils parlent de rien parce que les remords leur arrachent les mots. Ils regrettent la mort. Ils revivent pour voir ce qu’était la vie. C’est un problème de mémoire, la mort. Vouloir revivre, c’est oublié qu’on a vécu.

Mirandole : Alors, on fait quoi?

François : On peut rien y faire… On endure. Je vais allumer la télé.

Mirandole : On vient tout juste de l’éteindre.

François : Je vais la rallumer.

Mirandole : Les bulletins de nouvelles me font peur. Je sais que c’est ce que tu veux regarder, la mort, c’est toujours tragique quand ils parlent. Ils font peur. Ils m’inquiètent. La mort est dans l’écran, toute proche. Les couleurs du bulletin de nouvelles que tu regardes toujours, c’est la mort. Il y a encore la guerre. Ça change pas. Une première. Une seconde. C'est quoi la suite?

François : Les bulletins de nouvelles. Ça me réconforte. Mes parents regardaient toujours les nouvelles. Toute ma famille les regardait. Mes sœurs les regardaient. Ma tante les regardait. Je m’endormais en écoutant les nouvelles. Je les écoutais. Regarde, je les écoute toujours. On écoute toujours.

Mirandole : C’est pas l’heure des nouvelles. On vient de les écouter. On vient tout juste d’en sortir. On s’en est sortis. Alors, on fait quoi?

François : On décide pas. On endure. On attend. On prie.

Mirandole : On joue.

François : Jouer… À quoi.

Mirandole : Tu décides.

François : On décide pas, on peut rien y faire, ça viendra, ça vient toujours, on décide pas. Quand on décide de vivre, on décide de mourir. Ça s’annule. On décide pas.

Mirandole : On joue à prier.

François : On décide pas. On prie.

Mirandole (s’agenouillant devant François) : On prie.

François : …Ô Grand Jeu! Dis-moi qui nous sommes! Des pions? Des pions morts? Des morpions! Voilà ce qu’on est! (Un temps.) Des marionnettes! La mort a de très longs fils. Beaucoup de fils. Un grand nombre de fils. Un très grand nombre. Ce nombre-là, c’est la mort. Tu veux pas le connaître. Je le dirai pas. Six milliards. Bientôt sept. Je compte! Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq…

Mirandole : Pourquoi on prie, déjà?

François : On compte. La mort doit venir comme il faut. Il faut prier. La mort se promène un peu partout. Un peu. Beaucoup. Ah… Ils sont beaucoup trop nombreux en Chine! Un grand nombre, un trop grand nombre!

Mirandole (chantant, pendant que François continue de compter) : La mort viendra, vient, est venue ; la mort reviendra, revient, est revenue…

François (cessant de compter) : Ça devient trop grand!

Mirandole : Alors, on fait quoi?

François : On tombe à zéro.

Mirandole : On est à zéro. Est-ce qu’on est morts?

François : Tu m’entends.

Mirandole : Ça tourne. C’est silencieux. (Un temps.) Je t’entends toujours.

François : C’est mortel…

Mirandole : Alors, on fait quoi?

François : Compter. Il faut compter! Compter les bons mots, même si les mots sont pas toujours les bons!

Mirandole : Un mot : mort. Deux mots : la mort. Trois mots : je suis mort.

François : Peut-être.

Mirandole : Un mot : peut-être. Ou deux? Peut-être, c’est deux mots?

François : Peut-être.

Mirandole : Tu comptes pour moi? Ça tourne…

François : Angoisse, stress, panique, mort, nommer les choses, la mort, il faut en parler... Il faut la peindre!

Mirandole (souriant) : On peint!

François : Il faut l’écrire! La montrer! La mettre sous les yeux de tout le monde! Que tout le monde la subisse avant de la subir! Que tout le monde angoisse! Stresse! Panique! Meurt! Peur! Quatre! (Un temps.) Cœur! Sueur! Fleur! Sept! Nommer les choses! Mort! Huit! C’est une loi!

Mirandole : Après dix, on fait quoi?

François : On meurt! C’est la mort!

Mirandole : Je suis mort. Ça fait trois. Toi plus moi. Et la mort...

François : Il faut qu'on en parle, souvent, un grand nombre de fois! Un très grand nombre de fois! Un très, très grand nombre! La mort, la mort, et la mort se réglera! On réglera la mort à force d’en parler! À la télé, chaque jour, on dit la mort est partout! On prie pour la mort qui est partout! On finira peut-être, peut-être qu’on en finira, on sait pas, on finira par en finir, on essaie! On peut rien y faire! Mais on peut rien y faire… La mort est partout... C’est partout la mort…

Mirandole : C’est partout la mort…

François : Parce qu’on en parle partout… On peut rien y faire... C’est partout la mort… On en parle partout…

(Un temps.)

Mirandole : On y peut rien… (Il regarde par la fenêtre.) Il fait clair!

François : C’est toujours sombre…

Mirandole : La nuit a été bonne?

François : Elle sera terrible…

Rideau.