2 juillet 2012

Le tourbillon des oreilles

Les yeux blêmes, paupières closes :
- Hé?

Bras ouverts, mamelons nus :
- Ho!

Yeux ouverts, rimés de lumière :
- Hého?

Les deux (s'embrassant, langues entrecroisées) :
- Moh noh!

L'un (s'éloignant de l'autre) :
- Moh.

L'autre (s'éloignant de l'un) :
- Noh.

Au plafond, une voix sur un mur :
- Hého!

La pluie



Que la pluie tombe en pluie, en grêle, qu’elle tombe en trombe, comme si d’un nuage, d’une chaudière, qu’elle nous verse toute l’eau des puits qu’on a renversée; que l’eau se verse sur nos autos comme d’un énorme boyau de pompier, en une chute trouble et blanche, et  soulève nos pneus jusqu’à les faire voler, déraper, mourir.

J’implore la pluie de dénouer ses cordes, de me les nouer aux pieds, s’il le faut, de basculer le sable jusqu’à la bouette et de chavirer ma tête dedans. Je l’invoque de m’enliser ou de me noyer, dans ce qu’elle peut creuser de terre et recouvrir de pierres.

Je l’implore de sévir. J'invoque sa violence, pure et vraie. Sa gêne n’a plus sa place. Je veux l’entendre parler de demain. Je veux la voir cracher au visage d’un soleil qui a trop longtemps duré. J’ai soif de vie. J’ai soif de voir pleuvoir. J’ai soif de voir s’abattre la misère sur tous ceux qui ont voulu nous en éclipser.

La grosse qui écrit



Elle se demandait si ses difficultés respiratoires étaient dues à l’asthme ou à l’embonpoint. Quand elle respirait, c’était comme si elle avait le diaphragme coincé entre deux patates. Sa friteuse l’avait lâchée au début du mois. Tout comme l’écriture d’ailleurs, qu’elle avait abandonnée en même temps que son régime.
- Depuis que je suis grosse, elle disait, j’écris mal!

- Si vous vous trouvez grosse, répondit le médecin, vous n’avez encore rien vu! À votre insu, depuis votre naissance, depuis l’époque où votre tête semblait celle d’un singe, laide et partagée entre le sourire et la grimace, entre le bleu et le rouge; et même plus loin, à l’état fœtus, quand vous déformiez le ventre de votre mère en le gonflant de vos membres en une boule de graisse malléable, vous vieillissiez déjà! Vous grossissiez! Vous épaississiez!

La graisse sous ses aisselles ramollissait ses mots. Il fallait qu’elle redouble d’effort pour les relire. Et encore, elle les relisait au ralenti. Quand elle s’assoyait pour écrire et que son dos courbait, ses seins comme deux grosses bosses de chameau lui couvaient le ventre jusqu’au nombril. Elle était lourde. Parfois, quand elle écrivait un poème, alors seulement, elle se sentait des ailes. Mais ce n’était jamais que les ailes de poulet qu’elle faisait cuir au four.
- Il faut que vous vous trouviez un homme, ajouta le médecin, un homme qui vous aimerait telle que vous êtes.

Les garçons qu’elle avait l’habitude de fréquenter étaient pour la plupart des gros tas. Comme elle n’avait pas envie d’être la grosse tasse d’un gros tas, elle s’était résolue à demeurer célibataire et à écrire.
- Je ne veux pas rencontrer un homme! dit-elle. Je veux écrire comme quand j’étais mince! Je veux écrire la peau sur les os, en talons hauts, séchée dans les cercueils d’un salon de bronzage! Il paraît que, des cochons, on en fait du proscuitto. Il doit bien y avoir une façon de m’amincir dans une machine de boucherie, et de me vendre, en tranches fines ou en paragraphes! De vendre mes mots et de faire dire à mes lecteurs que j’écris aussi bien que ce qu’ils mangent!
- Vous êtes grosse. Il faut vous rendre à l’évidence. Vous auriez du mal à courser contre un enfant de deux ans.

Tout à coup, elle a souri. En même temps qu’elle souriait, elle écrivait cette phrase dans le cahier qu’elle tenait devant elle : « je ne suis pas mince, mais qu’est-ce qui m’empêche, pour écrire comme lorsque je l’étais, de faire semblant que je le suis? »

Se parler tout seul



Je me sens drôle. Pas drôle drôle, drôle étrange. Pas du tout drôle, même, étrange étrange. Je me sens un moi-même pas moi-même. Un moi-même à moitié vivant, aux trois-quarts morts. Un moi-même trop-plein qui me parle en même temps que je lui parle, que je me parle, que je vous parle. Vous ne trouvez pas que ça ne fait pas trop de voix? Oui ou non, répondez.

Vous ne répondez rien. Vous répondez non quand c’est bien de dire non. Et quand c’est mal de dire oui, vous dites encore non. Si quelqu’un vous demande si c’est bien de dire oui à ceux qui disent non, vous lui dites encore non. Et malgré cela, n’est-ce pas que vous n’aimeriez pas vous faire dire oui? Oui ou non. Répondez. C’est facile.

Je me sens un pays. Je ne me sens pas d’ailes, non, aucune, mais un pays, oui, sur mes omoplates, un pays hurlant qu’il y a trop de voix. Ne seriez-vous-t-il pas prêts à dire qu’il soit vrai que vous ne vous entendez plus vous vous entendre, ni ne vous entendez plus parler parler?

À la moindre phrase que j’écris sans la comprendre, vous dites la mieux comprendre que moi-même. Seriez-vous prêts à dire que vous ne comprenez pas rien? Répondez. Parlez. Parlez! Vraiment, vous parler, c’est comme se parler tout seul.

Réflexions jubilaires





Je me suis assis, comme j’ai l’habitude de le faire depuis plus de cinquante ans, pour réfléchir à quelque chose. Puis j’ai oublié pourquoi je m’étais assis. Je me suis relevé. On eut dit que mes yeux embués avaient été lavés par un inconscient. C’est vrai. Une mouche aurait pu entrer par ma narine, faire un parcours de course, et ressortir première qualifiée de mon oreille. Ma tête était aussi vide qu’un circuit de course l’hiver; aussi vide qu’un aquarium tout juste acheté à l’animalerie quand ils ne vendent pas l’eau avec.

L’idée m’est revenue de m’asseoir pour réfléchir. Je me suis rassis avec l’idée de me seoir, et c’est bien ce que j’ai fait, je me suis si, et si seulement les idées ne m’avaient pas fuit comme la peste, j’aurais pu penser l’humanité comme une blessure. Eh bien je n’ai jamais pensé à la panser. Je n’ai rien pansé. Je n’ai pensé à rien. C’est bien la faute de mes neurones.

Avez-vous déjà vu des neurones manifester? Les miens le font chaque jour. De neuf à cinq.
Ils revendiquent le droit à une meilleure tête. Comme si la mienne ne leur suffisait pas, ils en font des caricatures où ils multiplient la longueur de mon nez, amplifient mes maladresses et, sur un décor de cirque, rient de ma laideur. C’est vrai que je suis laid. Mais il n’y a pas que ça. Ils m’en veulent à cause de mes calculs mathématiques qui finissent toujours en forme de i, et aussi à cause des engourdissements psychotropes que je leur fait subi. Subir, pardon. J’écris comme je calcule, et je fais des fautes, comme avec les mots. Je calcule mal.

Le 21 ou le 12 décembre, ou peu avant Noël (ce n’est pas intéressant), j’ai reçu en cadeau une tête de cochon. Le cochon était vivant (il l’était avant que d’être mort) et sa tête, je l’ai offerte à mes neurones. Curieusement, aucun d’entre eux n’en a voulu.

Ils ne savent pas ce qu’ils osent vouloir. Ils revendiquent une nouvelle tête sans savoir qu’ils ne savent plus revendiquer. Ils ont oublié la mort. C’est à croire qu’ils sont prêts à mourir au profit de leur idéal. J’ai vu un neurone sauter en parachute sans parachute. Il se sentait des ailes électriques qu’il ne sait pas encore faire voler.

Je me suis rassis à la table (je développe parfois des assemblées générales avec moi-même où je discute d’enjeux importants, à main levée, tels que le café ou la crème). L’issue du vote a été celui-ci : j’ai décidé de passer la hachette (c’est un dictionnaire et une arme) à travers le cou de ma douce moitié (moitié, à tout le moins, elle l’est devenue). J’ai jeté son corps aux ordures (l’éboueur s’afférera à le réduire en miettes). Quant à la tête, que j’ai gardée, j’ai solennellement proposé à mes neurones de l’habiter.

Ils n’en ont pas voulu. Mais quelle tête espèrent-ils? Je m’assois chaque soir et réfléchis aux crimes que j’ai commis. Comme si ce n’était pas assez d’y réfléchir, ils continuent de manifester. Ils veulent ma tête en même temps que d’en demander une autre. Je ne sais plus qu’en penser.

J’en étais arrivé à m’asseoir devant le miroir, à me trouer le crâne avec les triangles d’un miroir cassé. Le sang n’hésite jamais à s’enfuir des pores de ma peau. Mais ces sacrés neurones, eux; faut-il que je me hachette la nuque, à grands coups de dictionnaire, pour qu’enfin ils puissent naviguer vers d’autres cerveaux le long de mes fils de sang?

Oui, c’est ma tête qu’ils veulent. Ils l’ont déjà. Mais ils continuent de la vouloir quand même.

Monsieur Ministre

Vient un temps où notre tête, comme un chaudron, cède sous le couvert de ce qu’elle mijote. Il faut bien, un jour ou l’autre, dévaler nos idées comme les enfants se tuent sur les pentes de ski, sans craindre le vertige ni la vitesse, et renverser la fausse humanité de ceux qui nous parlent comme si nous avions déjà la chaise roulante d’accrochée au cul.

Je l’ai dit au ministre, qu’il avait coupé mon arbre rond devant chez moi pour y planter un arbre triangle mais que j’aimais mieux mon rond. Il a dit les arbres triangles sont gratuits, mais les arbres ronds coûtent deux fois plus cher. J’ai dit je m’en fous. Je veux l'arbre que j’avais. Il m’a demandé :
- Avez-vous coupez notre arbre triangle?
- Oui, j’ai dit, je ne l'aimais pas alors je l'ai coupé avec la scie. Je reveux mon arbre rond.
- Si vous l'avez coupé, alors vous êtes dans le tort. Vous devrez le payer. Nous ne paierons pas pour le rond que vous voulez si vous avez coupé notre triangle.
- Même si c’est vous qui avez remplacé mon rond par un triangle?
- Nous remplaçons gratuitement les triangles par les ronds. Mais planter un nouvel arbre rond, c’est mille six cent dollars.

C’est compliqué. Avec le ministre, c’est toujours compliqué. Je finis toujours par croire que je n’y comprends rien et que le mieux, pour moi, pour ma survie, c’est de garder le silence. Je me tais. Je laisse les grandes personnes s’occuper des grandes affaires. Et j’espère qu’ils auront la gentillesse de me rendre ce qu’ils me doivent.

Enfin, j’ai payé le prix qu’ils demandaient pour mon nouvel arbre rond. Le mille, le six et le cent, et les quatres et les vingts des taxes qu’il fallait. Des pelles sont arrivées chez moi. Il y avait des gens qui pendaient au bout des pelles et, au bout des gens, il y avait d’autres gens qui riaient des gens. J’ai eu envie de crier. Mais j’ai souri à la place. Et puis le lendemain matin, j’ai crié. Personne ne m’a entendu. Alors j’ai téléphoné. J’ai dit :
- Monsieur Ministre! Dans mon arbre rond que vous avez planté hier! C’est au sujet de l’arbre rond que vous avez planté hier… Il n’y a pas l'oiseau que j’avais. Je reveux mon oiseau!
- Monsieur, m’a-t-il répondu, si vous voulez votre oiseau, il faut payer. Nous vous avons offert le service de base. Pour le service optimal, celui avec les oiseaux et les écureuils, c’est deux mille sept cent dollars.
- Je ne veux pas les écureux. Seulement les oiseaux.

Il a dit que les écureuils étaient gratuits à l’achat des oiseaux. Alors j’ai payé. Un camion s’est garé devant chez moi. Un homme en est sorti avec une cage à oiseaux. Dans la cage, il y avait l’oiseau et l’écureuil. L’homme a placé les animaux dans mon arbre. L’oiseau a fait son nid. L’écureuil aussi. J'ai cru que c'était mon oiseau, mon écureuil. Mais le lendemain matin, j’ai encore crié. Et j’ai téléphoné :
- Monsieur Ministre! Votre oiseau n'est pas celui que j'avais avant! Dans mon ancien arbre rond, j'avais un oiseau qui s’appelait Gorge-Rouge! Il avait un collier mauve autour du cou avec un chiffre d’écrit dessus! Je lui donnais du gruau le matin! Il bavait l’après-midi et chantait le soir! Ce n’est pas Gorge-Rouge que votre homme m’a porté là!
- Quel était le chiffre inscrit au collier de Gorge-Rouge?
- 1048!
- Laissez-moi voir… dix quarante-huit. C’est un rouge-gorge. Il vous en coûtera neuf cent soixante pour l’avoir. Avec les taxes, c’est mille quarante-huit.
- 1048? C’était à moi le rouge-gorge! C’était moi qui l’a baptisé! Je lui donnais ses grains de tournesol, et son gruau tous les matins! Je l’avais gratuit avant que vous m'enlevez mes arbres ronds!
- Ah vous savez, la gratuité, il faut la payer d’une façon ou d’une autre. Si vous n’avez plus les moyens de payer, l’offre tient toujours de venir chez vous planter un arbre triangle. Et ça ne vous coûtera pas un rond.
- J’ai les moyens, Monsieur Ministre, j’ai les moyens!
- J’envoie un homme chez vous lundi prochain.
- Non, Monsieur Ministre! J’ai les moyens! Quand je dis que j’ai les moyens, je veux dire que j’ai les moyens d’arrêter de vous payer!