19 octobre 2008

Le dernier baiser



Je viens d’une famille
Où le désir n’a pas de satan
Où le désir n’a pas de mal

Je viens d’une famille
Où le désir est vivant
Où le désir transgresse le normal

Nous sommes venus au monde
Dans les bras d’un désir
Que nous ne pouvons pas taire

*

Je viens d’un temps
Où le désir servait à faire
Des cochonneries avec les autres
Je viens d’un temps qui n’a pas changé

Mille milliards de Grecs
Ont aimé une femme puis une autre
Mille milliards d’Égyptiennes
Ont aimé un homme puis un autre

Mais sur le lit de leur mort
Tous se répètent les mêmes mots

Mille milliards de fidèles
Mille milliards d’infidèles
Se sont dit voilà ce qu’est ma vie
J’ai aimé deux filles et puis trois
J’ai aimé deux gars et puis trois
Ma vie se résume à cela

*

Tu viens d’une famille
Où tout se pardonne
Pour peu que l’on se confesse

Tu viens d’une famille
Où tous sont coupables
De n’avoir rien fait

Vous êtes venus au monde
Loin de ce désir
Que vous avez fait taire

*

Mais puisque la mort existe
Tu sombreras dans l’oubli
Peu importe ce que tu auras vécu

Et personne n’aura eu rien à foutre
De ce que tu auras fait de ta vie
Pour qui tu as souri
Avec qui tu t’es endormie

Et personne n’aura eu rien à foutre
De ce que j’aurai fait de ma vie
Pour qui et avec qui

Mais je rêve et j’attends encore
Le jour où notre premier baiser
Serait le dernier
De mes premiers baisers

16 octobre 2008

CALME, REVIENS-MOI!





J’ai scandé le calme
Mais l’appel de l’envers
M’a bourré la bouche de chaos

J’ai scandé le calme et le mariage
Mais le jonc ne m’a pas lâché

J’ai caressé
J’ai affronté mon père

Comme un chien maigre
J’ai gratté ma libido

Calme, reviens-moi...

Comme un chien maigre
Je me suis arraché l’oreille

J’ai scandé le calme
Mais sitôt les mots sortis
La douleur m’est entrée

J’ai scandé le calme et les enfants
Mais leurs cris ne m’ont pas lâché

J’ai touché l’inacceptable
J’ai changé de père

Comme un chien maigre
Je me suis mordu la queue

Calme, reviens-moi...

Comme un chien maigre
J’ai pleuré devant le miroir

10 octobre 2008

La vie manque à la vie


« La vie a besoin de vacances,
et je crois que je suis dû. »
Michel Drouin


I

La vie manque à la vie, ce sont les premiers mots du journal intime de ma mère. Elle semble les avoir écrits en un seul souffle, sans hésitation, comme si elle les avait longtemps médités.

Je connaissais ma mère silencieuse, dans une cuisine, près d’un lavabo, terrée dans ce silence que tous les enfants redoutent. Du temps où j’étais avec elle, mon réflexe avait toujours été de m’éloigner de son silence. Je retournais au sous-sol jouer avec mon frère. Ma mère m’échappait. Elle glissait entre mes doigts comme une pincée de sel.

Je connaissais ma mère, mais je ne la connaissais pas capable de me confronter à la poésie qui m’avait mis au monde. Elle n’avait rien d’une poète et pourtant, moi, je disais vouloir en devenir un : j’écrivais, et si j’écrivais surtout pour m’éloigner de ce visage ridé duquel j’étais né, chaque fois que j’écrivais, je le faisais moins pour écrire que pour prouver que mon écriture n’était en rien liée à celle de ma mère.

*

Le journal intime de ma mère traînait sur la table du salon depuis plusieurs semaines. Il y avait longtemps qu’elle me l’avait prêté, mais j’avais constamment repoussé ma lecture à plus tard. Je prétendais que lire, tout comme dormir, était une perte de temps.

Et puis un soir, j’avais bu trop de café, je ne m’endormais pas et je me suis dit qu’il convenait de lire le journal une fois pour toutes :
- Je vais le lire et j’irai voir ma mère. Je vais le lui rendre et je m’en serai débarrassé... »

*

J’étais seul chez moi, sur le divan du salon, et c’est bien là qu’a commencé ma lecture.

Comme un coeur froid
La vie manque à la vie

Je n’avais pas lu trois phrases que déjà, j’interrompais ma lecture. Je me suis levé. J’ai fait quelques pas autour de la table du salon. Je me suis énervé :
- Qu’est-ce que ça veut dire? La vie manque à la vie ; il manque de vie dans la vie ; la vie s’ennuie de la vie... Ça veut dire quoi?!

J’avais du mal à me concentrer et j’ai perdu le fil de ma réflexion. Je me suis précipité dans ma chambre, avec son journal, et j’ai poursuivi ma lecture. J’aimais l’étroitesse de ma chambre parce que j’y entendais mieux la respiration de ma mère. Une petite lampe éclairait la pièce.

J’ai tenté de saisir l'engendrement par lequel ma mère parlait autant au nom de tous ceux qui l’avaient suivie, qu'au nom de tous ceux qui l’avaient précédée.

Si le destin existait, je n’existerais plus.

Si tout était écrit d’avance, je ne servirais à rien ; c’est ce que disait ma mère et, bien que les premières pages de son journal aient été ponctuées de flashs poétiques comme celui-là, bien vite, j’ai senti un virage dans son écriture. J’ai tourné des pages. Ses phrases s’éteignaient sous le poids de l’anecdote. Le saisissement lâchait prise. Ses mots, comme autant de rochers majestueux, se sont soulevés pour laisser voir là-dessous un quotidien humide. Quelques pages plus loin, ma mère s’était campée dans de longues descriptions météorologiques. Il pleuvait souvent, écrivait-elle.

pluie et repluie
le lave-légume de l’évier est cassé
c’est terrible

L’écriture de ma mère s’éprenait de détails insipides d’une vie de cuisine, de lavabo, de ménage, d’épicerie. J’ai tourné les pages du journal sans trop savoir à quoi bon et, à travers le flot de ses anecdotes, je ne m’attardais qu’aux rares échappées lumineuses que je m’empressais de mémoriser. Je les transcrivais sur un bout de papier. Je les récitais par coeur et, sans le savoir, je me les appropriais.

Lavage, ménage, jardinage
mon quotidien est en « age »

Entre deux rendez-vous chez le coiffeur, chez le médecin ; dans les coins d’une parole de chanson, d’une lettre brouillon ; en dessous d’une allusion météorologique, la poésie de ma mère se révélait en peu de mots, toujours écourtée par le retour aux objets du quotidien.

Je suis en guerre au fond de moi
je lave les stores
ça dégouline jaune orange

J’ai fermé le journal de ma mère même s’il me restait une dizaine de pages à lire. Il était onze heures le soir. Mes yeux ont cligné longtemps et j’ai pensé me mettre au lit. C’était une chaude nuit d’automne. J’ai ôté mon pantalon pour enfiler un mince pyjama d’été. Il faisait si chaud que j’ai dû allumer le ventilateur. J’ai éteint la petite lampe sur la commode. Je ne voyais plus rien. Une paupière s’était fermée sur ma chambre.

II

D’habitude, le vrombissement du ventilateur me faisait une berceuse. Mais cette fois, ce n’était pas suffisant pour m’endormir. J’étais incapable de fermer l’oeil. Peut-être que la nuit d’octobre m’avait semblé plus chaude qu’elle ne l’était. Je crois qu’il faisait froid. À vrai dire, j’avais fait semblant d’avoir chaud simplement pour ne pas éteindre mon ventilateur parce que le silence m’empêchait de dormir. C’était cela. Le silence était pour moi insoutenable, car dès que le silence saisissait ma chambre, je plongeais dans l’attente : j’attendais la voix de ma mère qui, je le savais, ne tarderait pas à venir rouler dans mes oreilles. C’était ainsi chaque nuit. Ses mots traversaient tout.

Cette fois, ils ont traversé le bruit des hélices de mon ventilateur et se sont formés d’abord de quelques syllabes, à partir d’échos graves, et à travers le roulement du vent, j’ai entendu ma mère qui pourtant n’était pas là mais qui pourtant me répétait ce qu’elle m’avait toujours répété :

- Tu pourrais essayer de t’endormir sans ventilateur pour une fois...
- Pourquoi? On est en octobre! Parfois il fait très chaud au mois d’octobre.
- Mais là il fait froid. Éteint-le.

J’ai éteint le ventilateur. Les hélices ont cessé leur rotation. Elles ont fendu l’air, lentement, puis faiblement, elles se sont arrêtées comme une hache qu’un homme fatigué aurait laissé pendre au bout de son bras.

Le bruit a disparu. Je suis devenu à la fois sourd et entendant. Je ne percevais que le bourdonnement de sourdes vibrations. Comme si mes oreilles avaient été soudainement collées contre un mur épais et invisible, j’entendais ma mère exactement comme lorsque j’étais petit, lorsque je collais mon oreille contre son omoplate tandis qu’elle parlait au téléphone.

Encrassée dans ma petite vie
Comme une vieille
Je m’ennuie du monde

Pour donner du relief au silence, j’ai crié dans le noir :

- Voilà! J’ai tout éteint maman! Ma petite lampe! Mon ventilateur! Et maintenant je sais que tu vas recommencer à me parler tu me parles toujours et ce que tu me dis n’a aucun sens tu me diras, que je suis lunatique! Que je suis dans mon monde à moi!...

William a de mauvaises notes en géographie.
William est si lunatique, dans son monde à lui...


Ma mère m’avait appelé par mon nom, ce nom qu’elle avait choisi en refusant de m’appeler autrement ; William, c’était le bruit du froissement des draps sous mes fesses, le claquement de mes dents sur mes lèvres. C’était un son dont je me suis mis à chercher la provenance, à gauche, à droite. Mais dans un noir pareil, comment pouvais-je différencier la gauche de la droite? Comment pouvais-je savoir si ce n’était pas cul par-dessus tête que je m’adressais à ma mère?

*
J’ai toujours eu de la misère à démystifier la géographie. L’univers n’a pas de sens, qu’on l’observe à l’endroit ou à l’envers. Alors comment l’ouest peut-il ne pas se retrouver parfois à l’est, parfois à l’ouest?
C’est écrit dans le ciel.

- C’est exactement ça maman. L’univers n’a pas plus de sens que toi quand tu me parles...

III

Il faisait noir. Rien n’était visible. Pourtant, il m’a semblé que le plafond de ma chambre était à quelques centimètres de mon nez, prêt à fondre sur mon visage. Mon corps était encadré. C’était cela, encadré comme les mots de ma mère que j’alignais parfois sur la marge, que je centrais parfois sur un bout de papier.

Gelé. Mon corps était gelé. La température de la chambre avait chuté, et cela même si le calorifère chauffait, même si la fenêtre était fermée. J’ai grelotté et mes doigts maigres ont menacé de s’effriter comme de la glace. Il fallait à mon corps la chaleur d’une couverture de laine sur mes épaules. Il fallait m’envelopper dans quelque chose de chaud. Je tremblais dans mon pyjama d’été. Si je ne trouvais pas de couverture, qui sait si on ne me retrouverait pas au matin sous le matelas du lit, caché dans le peu de chaleur que voudraient bien m’offrir les acariens? Chose certaine, j’avais trop froid pour passer la nuit sans y laisser ma peau.

IV

J’ai pensé : « J’ai oublié ma doudou sur le divan du salon. » Voilà pourquoi j’avais si froid : j’avais pris l’habitude de toujours terminer mes soirées sur le divan du salon. L’éclairage y était bon et l’espace aéré. Chaque soir, j’y apprivoisais le sommeil dans le confort d’une doudou de laine. Je palpais l’assurance que me procurait un tel endroit et j’attendais la fatigue. Quand les yeux commençaient à me piquer, je me dépêchais d’aller me coucher. J’emmenais dans ma chambre la doudou de laine. J’enfilais mon pyjama d’été. Le moteur du ventilateur faisait sa berceuse. J’éteignais la petite lampe sur la commode. Je me faufilais sous ma doudou et je m’endormais aussitôt.

Mais cette fois, le journal intime de ma mère m’avait distrait. J’en avais oublié ma doudou sur le divan du salon. J’avais gâché le rituel auquel je m’étais habitué. J’avais détruit le peu de sécurité que je pouvais avoir et rien ne pouvait reculer le temps! C’était trop tard. Quelque chose s’était perdu à l’autre bout de moi-même. Sur le divan du salon. Quelque chose était mort sur le divan et moi, j’étais dans ma chambre.

V

J’ai pensé : « Ma doudou n’est pas loin. À quelques pas d’ici. Dans le salon. Je pourrais courir la chercher! » Je me suis levé. J’ai voulu allumer la petite lampe. J’ai marché en direction de la commode. Mon bras a balayé l’air et j’ai frappé quelque chose qui n’était pas une lampe. C’était fragile comme le verre. C’était un pot à fleurs. Le pot est tombé et j’ai su que je n’étais pas sourd parce que j’ai entendu le fracas du verre sur le plancher.

Je n’ai pas ramassé les morceaux. J’ai pilé dessus sans m’en rendre compte.

VI

Le ventilateur était éteint depuis longtemps, mais un vent glacial soufflait encore dans la chambre. J’ai tremblé de froid mais je tremblais de peur. J’imaginais la pauvre doudou que j’avais laissée. Peut-être pleurait-elle mon absence? Peut-être s’était-elle animée? Peut-être s’était-elle suicidée au moment de mon départ? Bientôt, je ne croyais plus en la possibilité de la retrouver. Je l’avais perdue et je me demandais seulement ce qu’elle avait bien pu devenir sans moi. Je ne pouvais que l’imaginer. Et quand j’imaginais ce qu’il y avait sur le divan noir du salon, ce que j’y voyais n’était pas une doudou : j’y voyais plutôt les plis d’un chiffon vieilli dans l’ombre, les rides d’une charpie délaissée de ses lambeaux ; une guenille tachée par toutes ces mains qui avaient profité de mon absence pour caresser ma couverture, ma laine! Ma doudou!

Je suis resté debout, près de ma commode. J’avais les yeux grands ouverts sur le vide. Il n’y avait plus rien à voir et plus rien n’existait.

VII

ils ont renversé un pot à fleurs
personne ne s’en occupait

J’ai le goût d’agiter mes larmes


VIII

J’ai parlé :
- Je ne vois pas ma doudou mais je sais qu’elle n’existe plus. Elle s’est peut-être envolée mais je sais qu’elle est disparue.

Je croyais être tout près de ma commode. Je croyais être dans ma chambre, à deux pas du salon, à trois pas du divan, mais comment en être sûr? Tout autour de moi ne s’était-il pas tout à coup volatilisé, à la seconde où j’avais éteint ma petite lampe?

J’ai bougé les pieds. Mes orteils ont flotté sur du sang chaud. Les morceaux de verre m’avaient coupé et j’avais eu mal. Mais j’ai marché, comme si je sortais d’un coma, je me suis traîné les pieds. J’ai marché tout droit jusqu’à mon lit.

Le sang chaud m’a monté jusqu’à la tête. J’ai senti mes joues chaudes comme de la fièvre et les mots de ma mère se sont mêlés aux miens :

- Tu me regardais, maman, et papa me regardait aussi, vous me regardiez et je souriais parce que c’était Pâques. J’avais reçu un énorme lapin en chocolat et je jouais avec mon lapin sur le divan du salon, c’était Pâques et le lapin me semblait aussi gros que moi et tu me regardais, maman, et papa me regardait, je souriais et vous me regardiez sourire sur le divan du salon et vous étiez ensemble mais aujourd’hui, je vous parle mais vous n’entendez pas, et vous ne voyez pas que je vous parle et je vous parle mais vous êtes morts! Tu n’es plus là maman le soir et tu n’éclaires plus le soir parce que tu es morte! C’est ça! Tu es morte et j’ai besoin de dormir! Tu es morte avant moi et personne ne me voit, et je ne vois personne et tu es morte! Et j’ai tant besoin de dormir maman!

Le vent a coupé. Ma peau s’est affaissée et j’ai cru qu’un alcool fort avait coulé le long de ma gorge.

IX

par les plinthes de la chambre
il entre beaucoup d’air froid
la neige s’élève en banc
on chauffe le dehors

j’ai calfeutré

Et je n’avais plus froid. Mes doigts ont pianoté sur mes genoux et j’ai su que ma doudou existait et qu’elle existerait encore le lendemain matin. J’ai su aussi que ma mère existait mais qu’elle n’existait plus depuis Pâques.

X

Je suis bien, mais quelque chose m’empêche d’être mieux. C’est à l’intérieur, j’ai comme un cafard qui persiste.

J’ai cessé de vouloir briser le silence de la chambre. J’avais dit à ma mère ce que j’avais voulu dire, ce qu’elle avait voulu dire et ce que nous voulions dire. Quelques derniers mots nous sont alors venus en un seul souffle, sans hésitation, comme si nous les avions longtemps médités.

Ta vie manque à la mienne.

XI

Les murs de la maison sont mon seul horizon.

Dit-elle. Et elle est là. Dans chacun de mes murs.

Les mots de ma mère ont investi l’intérieur. Ses mots se sont accrochés à la fenêtre et aux rideaux de ma chambre, et la fenêtre et les rideaux me sont apparus un peu phosphorescents dans la nuit. Puis, ses mots ont atteint la commode. La petite lampe a relui. Même si je ne la voyais pas, j’ai été certain de l’éclat de ma petite lampe et peu à peu, sur ma doudou, sur le divan du salon, la lumière a été. Peu à peu et doucement, le calme a amorti le choc de mes pensées nerveuses et je me suis allongé. Sans ventilateur ni doudou.

Je me suis endormi.

XII

Je me suis réveillé.

Il faisait clair. J’ai essuyé le sang et j’ai rouvert le journal intime de ma mère. J’ai repris du début. J’ai commencé à lire.

Comme un coeur froid...
La vie manque à la vie...


Je me suis fait du café.