15 juin 2013

Les fourmis

Je marche jusqu'au feu rouge. J'attends pour traverser la rue. Un homme attendait avant moi. Dans l'attente, je me joins à lui. Il n'est pas beau. Il n'essaie pas d'être beau. Je n'ai rien à dire à son sujet. Je m'efforce de penser à ce que je pourrais dire à propos de lui, mais rien ne me vient. Il est gentil d'attendre avec moi. Le feu est vert. On traverse. Nous sommes deux qui marchons au même rythme. Je n'ose pas marcher à côté de lui. Cela pourrait paraître étrange. Je préfère marcher derrière.

Nous nous arrêtons à une deuxième intersection. Un autre feu rouge. Une dame se joint à notre attente. Elle porte un foulard. Le foulard est pendu à sa nuque et tombe en deux bandes le long de ses hanches. Il fait chaud. Elle regrette probablement d'avoir cru qu'il ferait froid aujourd'hui. Nous traversons ensemble au feu vert. Je suis premier devant. Je sais qu'ils me suivront et que nous n'oserons jamais marcher côte à côte. Si je ralentis, je les oblige à ralentir aussi. J'accélère. Ils accélèrent. Je nuis à leur vitesse. Si je n'étais pas là, ils fileraient à leur propre rythme.

Mais je suis là. Je décide de leur vitesse comme de la mienne.

Une troisième intersection. Un enfant traverse sur la rouge. Il n'y a pas de voitures. Je le suis. L'homme me suit. La dame le suit. Nous sommes quatre à suivre un enfant. Je ralentis à son rythme à lui. Je ne tente pas de le dépasser. Cet enfant, c'est moi. Nous le suivons comme des fourmis. Les fourmis ont cette faculté de s'oublier au profit du groupe. Elles n'ont pas de noms. Une fourmi n'est jamais « une » fourmi. Elle est toutes les fourmis. Quand elle meurt, elle n'est rien de plus qu'un cadavre à éviter. Je pense. Si je perdais pied, si je tombais au fond d'un égout... Que je meure, ce ne serait pas la fin de notre espèce. Il en resterait d'autres. Je suis celui que je suis. Mais je suis aussi ceux qui me suivent.

L'homme tente de me dépasser. Je le laisse prendre ma place derrière l'enfant. Et tandis que je tombe troisième dans la course, je le suis et me vois en lui. Je me vois encore deuxième et quand il dépassera l'enfant, je me dirai que l'enfant demeure encore premier.

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