21 décembre 2008

En deux




Tu m’envies
Je t’en mords

Tu t’endors
Je m’en lève

Tu m’ennuies
Je t’en jour

Enfin
Ensuite

Tu m’engueules
Je t’en bouche

Tu m’encenses
Je mens droit

Tu t’envoles
Je t’en prie

Entrain
Envoi

Tu m’enjambes
Je m’en tête

Tu m’entends
Je t’en prends

Tu m’enroules
Je m’en presse

Endos
Entorse

Tu m’entoures
Je m’en mêle

Tu m’enterres
Je mens vert

Tu m’enchaînes
Je m’en traîne

Ensemble
En être

Tu m’empires
Je tant mieux

Tu m’endures
Je tends mou

Tu m’emmerdes
Je tant pis

L'amour aux objets



J’ai caressé l’oreiller
Que tu caressais la nuit

Je me suis roulé dans les draps
Dans lesquels tu dormais nue

J’ai porté les sous-vêtements
Que tu portais l’été

J’ai embrassé les verres
Dans lesquels tu buvais

J’ai couvert mon corps
De la peau des oranges que tu mangeais

J’ai mangé le savon
Avec lequel tu lavais tes seins

J’ai respiré les mouchoirs
Dans lesquels tu te mouchais

Je me suis brossé les dents
Avec ta brosse à dents

J’ai sucé les bâtons
Des sucettes que tu suçais

J’ai lécher le siège de la toilette
Sur lequel tu t’assoyais



J’ai fait l’amour aux objets
Que tu touchais

Mais les objets ont été froids
Et je ne t’ai pas senti
Me toucher à travers eux

19 décembre 2008

CES ÉCRIVAINS QUI ÉCRIVENT SANS PROBLÈME


LA GRANDE PROBLÉMATIQUE

Quand on pense aux problématiques reliées à la création, on pense d’abord au blocage. Blocage de l’écrivain, blocage de l’artiste, on pense à tout ce qui peut de près ou de loin ébranler la création du créateur. Mais la véritable problématique de toute création, c’est bel et bien l’importance que l’on accorde à la problématique elle-même : c’est, en réalité, l’idée qu’il ne puisse pas y avoir acte créateur sans au préalable y avoir une problématique de base, vécue ou entendue, vaste ou brève. Autrement dit, c’est l’importance que l’écrivain accorde à l’impasse, de même qu’au temps qu’il a perdu à ne rien écrire de valable qui l’empêche de créer davantage.

En fait, la création elle-même se définit aujourd’hui bien plus par ce qu’elle pose comme problème à la société que par ce qu’elle lui donne comme solution. Et cela semble aller de soi. L’art n’offre pas de solution à quiconque le regarde : il offre un regard à quiconque cherche une solution.

Créer est un problème. D’ailleurs, le processus créateur est indissociable de la crise. Angoisse, épreuve du deuil, échec, tout cela renvoie à la condition pathologique de l’artiste dont parle Anzieu. Pourtant, l’artiste s’entête à créer. À combattre le blocage. À surmonter, et même à accepter l’expérience du saisissement. Mais qui sont ces écrivains qui écrivent sans problème?

Inexistants ou rares, ils échapperaient en tout cas au nombre embarrassant de créateurs dont les oeuvres prennent pour objet l’art lui-même. En effet, les problèmes reliés à la création ont investi, en majeure partie, le contenu de l’art contemporain. Peintres peignant la peinture, écrivains écrivant l’écriture - autoréférentialité, introspection maladive - l’art s’est replié sur lui-même, si bien qu’en fin de compte, pour l’artiste, ce qui détermine l’oeuvre d’art, c’est avant tout la misère avec laquelle il l’a créée. 

LA LITTÉRATURE : SOLUTION DE L’ACTE CRÉATEUR

Misère avouée, tolérée comme travail nécessaire, elle inonde le texte et déconstruit le mythe de l’artiste tourmenté. La mélancolie s’est effacée du paysage créateur pour laisser place au problème du devoir, du travail. L’écrivain compose. Il est devenu « travailleur ». Ce n’est plus la folie qui le guette, mais bien la dépression, la surcharge, le burn-out. Il ne reste du mythe baudelairien que le contenu de l’oeuvre d’art, un contenu décalé qui ne trouve plus sa source dans le réel, mais dans le souvenir d’une littérature. Prisonnier de ce qui « devrait être écrit », l’artiste affirme encore sa folie, mais cette fois sans aucune raison. Il affirme encore son mal de vivre, mais si celui-ci entraîne la mort, ce n’est pas dans une perspective sociale, mais par pur spectacle.

Un spectacle qui vise assurément l’originalité. Le critère de nouveauté d’une oeuvre, depuis les modernes, se définit par la valeur du problème qu’elle pose à la société : poser l’existentialisme, c’est poser le problème de l’existence ; poser le surréalisme, c’est poser le problème de l’inconscient, de la même façon qu’en posant le naturalisme, Zola pose le problème de la condition humaine.

Poser problème, remettre en question, provoquer de nouvelles perceptions... Est-ce là le but de l’art contemporain? Apparemment, oui. Il ne peut y avoir de réflexion sans problème. Mais le devoir de l’écrivain ne devrait pas être de « poser problème ». Seulement, nous ne voulons pas d’une oeuvre qui ne soulèverait aucun problème. Une oeuvre qui ne soulève pas de problème, pense-t-on, ne vaut pas la peine d’être entendue, car elle est celle d’un aveugle. D’un naïf.

L’art doit « ouvrir le réel ». C’est là une définition des plus communes. Mais le réel ne peut s’ouvrir indéfiniment, de même que l’art ne peut être dépourvu de limites. Au contraire, l’art est un espace clos, limité et simple, voire même unidimensionnel. Si l’on s’acharne à le complexifier et à en multiplier les approches, ce n’est que pour préserver le gage d’immortalité qu’il constitue, pour en assurer sa survie, sans laquelle nous ne saurions comment autrement laisser la trace de notre passage. Et par le fait même, consciemment ou non, nous faisons subir à l’art le même traitement que les humains subissent : nous en excluons une partie, nous en incluons une autre ; nous en jugeons une partie, nous en admirons une autre ; nous l’analysons ou l’observons ; nous tentons de le catégoriser, d’en faire une Histoire, mais surtout, nous tenons à ce qu’il évolue, car nous refusons son immobilité, tout comme sa mortalité. Comment avouer la non-progression de l’art contemporain, alors que, plus que jamais, l’humain ressent le besoin de progresser à tout prix? Le chef-d’oeuvre devient impossible pour l’écrivain, dit Barthes, car devant sa page blanche, « il ne dispose que d’une langue splendide et morte (...) au moment de choisir les mots qui doivent franchement signaler sa place dans l’Histoire ».

Les problématiques de la création ne cessent d’alimenter le travail créateur. Le roman n’est plus qu’une preuve de l’existence de la création. Malgré toute la volonté de l’auteur, le roman ne parvient pas à remettre en question quoi que ce soit, de même qu’il ne pose pas problème : le problème, c’est la création. Une fois le roman écrit, le problème est résolu. La littérature se donne alors comme solution de l’acte créateur, et l’artiste, comme celui qui solutionne.

LES ÉCHAPPÉES LUMINEUSES

Une oeuvre qui vise à poser problème ne vise au fond qu’à solutionner le problème de l’acte créateur.

Le mythe de l’artiste tourmenté se falsifie. Mais il demeure chez l’artiste une révolte, non pas dirigée à l’endroit de l’incompréhension, mais contre l’art lui-même. Puisque la création pose problème et que l’oeuvre n’est plus que le résultat d’un problème qui n’a pas lieu d’être, la révolte de l’artiste réside dans cette tentative de l’abolition de l’art et de son Histoire au profit de la vie, le danger d’une telle abolition étant qu’elle aboutisse à un refus catégorique de créer. Pourtant, nombre d’artistes ont annoncé le risque : on n’a qu’à penser à Anne Hébert, pour qui le refus de l’art s’incarne autant dans son oeuvre qu’en dehors, ou à Marcel Duchamp, qui à la fin de sa vie abandonne pratiquement l’art pour jouer aux échecs. 

Les problèmes liés à la création, de par l’ampleur qu’ils ont pris et l’importance qu’on leur a accordé au sein du domaine artistique, nuisent finalement à l’expression de l’oeuvre. Mais est-il possible d’écrire sans problème? La question revient plutôt au lecteur. Est-il possible de ne pas voir de problème dans ce que nous lisons? 

Il n’y a pas de réflexion sans problème, et donc, pour qu’un texte fasse réfléchir, celui-ci doit nécessairement poser problème. Et si l’objectif du lecteur est de réfléchir sur le texte, il faut que le texte lui pose problème. C’est précisément ce qui s’est produit pendant des années : nous avons lu pour réfléchir. Pourtant, ce qu’il faut faire ressortir d’un texte, ce n’est pas tant ce que le texte remet en question, ni même les nouvelles perceptions qu’il provoque, mais bien ce qu’il apporte de positif à une société, sans quoi l’art ne servirait qu’à traduire l’obscurité et la fatalité de notre incapacité à résoudre le réel.

En fait, le choix revient toujours au lecteur de faire d’une oeuvre un symbole d’obscurité ou de lumière, de même qu’il revient à l’artiste le choix d’une négativité ou d’une positivité dans son oeuvre. L’artiste aura toujours un choix à faire entre soulever un problème, ou aider non pas à sa résolution, mais à son abolition. Du moins, il aura toujours la possibilité de minimiser l’impact du traitement que le lecteur fera subir à son oeuvre.

Tout auteur de génie, aussi obscure son écriture puisse-t-elle paraître, ne peut se consacrer entièrement ni à l’obscurité, ni à la lumière : il doit savoir, au contraire, conserver l’un et l’autre des contraires, et si son écriture peut paraître plus obscure, ce n’est là que paraître ; ainsi, la faute reviendra toujours au lecteur de n’y voir qu’une chose ou l’autre, séparément, ou d’en exclure une partie au profit de la littérature qu’il tente de construire.

Sans doute, nous construisons l’image de notre littérature en dépit de ce que la littérature tente de donner à l’homme. Nous ne voulons voir de Kafka que ce qui semble être Kafka. Ce qui prime, ce n’est pas la façon dont une oeuvre saura former ou transformer la société, ce ne l’est pas du tout : ce qui prime, c’est au contraire la façon dont cette oeuvre saura former ou transformer l’art, tout simplement. Ainsi, nous négligeons bien plus l’impact que tel ou tel peintre aura sur l’homme que nous ne négligeons l’impact qu’il aura sur l’art.

CE MOT QUE L’ON TAIT

Si l’impact d’une oeuvre d’art se mesure par la force avec laquelle elle déploie une nouvelle perception sur le monde, ce que le monde soutire d’une telle oeuvre, c’est avant toute chose la réflexion que cette perception sucite. Et puisque toute réflexion découle directement d’un problème, la création renvoie inévitablement à la négativité de l’irrésolu. Ainsi, l’écrivain, au prise avec une écriture dominée par l’incapacité de résoudre, crée davantage dans la négativité du malheur que dans la positivité du bonheur.

« En littérature, tout est possible, sauf le bonheur. Il a cessé d’intéresser les auteurs : il est devenu un ressort usé et de mauvais goût. » 

C’est là un mouvement de balancier. Passant du noir au blanc, ce balancier ne date pas d’hier. Déjà chez Aristote, on remarque qu’une division s’opère dans l’art :

« La poésie se divisa suivant le caractère propre à chacun ; ceux qui avaient une âme noble imitaient les belles actions et celles de leurs pareils, ceux qui étaient plus vulgaires imitaient les actions des hommes bas, en composant d’abord des blâmes, tout comme les autres composaient des hymnes et des éloges. » 

D’un côté le bonheur, de l’autre le malheur ; le premier est tu, et le deuxième crié. Le bonheur est indicible. Le malheur, quant à lui, parle plus que jamais. Il dresse le faux portrait de la société. La vérité, c’est qu’on a donné à l’art le rôle précis de bouclier. Bouclier contre l’aveuglement, bouclier contre la naïveté, l’oeuvre peut tout être sauf aveugle. Elle a le devoir d’ouvrir, de faire voir, de nous ouvrir les yeux. De nous garder à l’affût d’un problème, d’une menace de mort. Elle porte en elle le propre de l’être humain : la réflexion.

Celui qui réfléchit, c’est celui qui distingue le génie de l’idiot, l’idiot du fou, quand pourtant la distinction n’a pas lieu d’être ; l’un est l’autre, comme l’autre descend de l’un, le génie descend de l’idiot, si bien que c’est lui qui fait le fou. 


8 décembre 2008

Carrés de terre





Les grands écrivains n’écrivent pas
Ils sont morts

Tomate

Petite verte naissante
Le soleil tape
Sur tes bourrelets
Brillants comme la lumière

Je t’ai versé de l’engrais
Tu as voulu de l’eau
Tu as courbé
Mouillée comme l’eau

J’ai eu peur de t’inonder
Si mon tuteur ne tenait pas

Le jaune a fait des picots
Sur tes pieds mous
Comme les vers de terre
Mous comme tes pieds

Tu as nagé
Presque noyée
Comme une petite nageuse
Rouge comme la couleur

Je me demande
Si je t’ai tuée

Les lilas parfument dehors
Leurs grappes roulent sur le vent

Je jardinais

Je n’écrivais pas
Je me mêlais
Mais la terre ne se mêlait pas

Je me fâchais
Comme d’autres tuaient des vaches

Je me détestais
Comme ceux qui me détestaient
Me détestaient

Mais un jour
J’ai tassé la neige
Et la lumière a été

Le soleil ne brûle pas les nuages
Il n’y a pas de nuages

Je me suis absenté

L’eau a glissé
Comme une goutte
Sur la peau d’une pomme

Chair blanche
Je garde le secret
De ta pelure douce

Tu n’es pas laide
Tu es belle

J’ai fermé l’escabeau
L’eau a coupé

Sur les traces d’une marche
J’ai couru
Je me suis coupé

Je saigne

Je ne suis pas un grand écrivain

Je tache ta peau
Je saigne encore

Nos corps se sont couverts
De mon sang
Du même sang

Je ne peux pas
Te caresser sans sang
Ni même
Te penser sans sang

Je ne t’aime pas
Je pense

Je ne veux plus penser
Et car l’écriture est pensée
Je ne veux plus écrire

Je joue dans les feuilles
Les feuilles
Tachées par la mort des feuilles

Je n’écris plus
Je contemple

Je n’écris pas
Je joue
Et dès lors que je joue
L’écriture se joue

Sur moi comme un cerceau

Elle tourne
Elle pleure
Comme un chien
Maigre devant son miroir

Je ne m’entends pas crier
Je ne m’écoute pas

Je retiens les mots
Je sais reconnaître

Ceux qui me sont venus
Ceux qui tardent à écrire

Une réplique
La terre et le vers

Les grands chevaux ne dorment pas
Ils sont debout

Je n’écris pas

J’écris peut-être
Parfois je n’écris pas

De la satisfaction d’un texte achevé
Je ne garde que le regret
D’avoir écrit

Et de n’avoir eu lieu qu’en dormant

Je ne rêve pas
Je m’émerveille

Je n’écris plus

J’invente la vie
Je prends soin

De ne pas écrire
De ne pas donner la mort

Car chaque fois que j’écris
Je néglige l’arrosoir

Chaque mot est une tomate morte

J’ai accepté de ne plus être dedans
J’ai accepté de me mettre sur

Tomate

J’ai vu ailleurs
Et tes bourrelets
Ne brillent plus

La lumière ne va plus

J’ai fermé les yeux

Les lilas ne parfument plus
Il n’y a pas de lilas

J’écris
Ce que j’ai répété
Mille fois dans le jardin

Je n’ai pas peur d’être entendu

Mais je n’ai pas besoin de carrés de terre
Pour me parler à moi-même

De même que je n’ai pas besoin de pages
Pour me prouver à moi-même

Je ne suis pas un grand écrivain
Mais je suis bien plus écrivain
Que mort

Je ne suis pas mort
J’écris



Les espaces se passent
Mais ton espace demeure

Le mien






20 novembre 2008

Je vous renvoie





Je vous renvoie à Paysage de Russie. Puisqu’il ne faut pas lire à l’envers. Puisque vous ne lirez pas de toute façon.

Je vous renvoie à Paysage de Russie. Mais vous ne le ferez pas. Puisque vous lirez Trois-Rivières.

Je n’ai aucune emprise sur le lecteur. Il fait ce qu’il veut. Mais j’ai passé une soirée à écrire ceci. J’ai passé une année à écrire cela. Des personnes m’ont mis des bâtons dans les roues. Prétextant que je ne savais pas écrire beaucoup.

Huit textes en une soirée. De « Je jardine » à « Je vous renvoie ». J’écris peut-être, mais parfois je n’écris pas. Mais quand on pense qu’une idiote de l’uqam ne sait écrire qu’un seul texte en une année, j’accepte que l’on me qualifie de prolifique.

Mais la question n’est pas tant d’écrire tant. La question est de savoir quand exactement perdre son temps. Car l’écriture est une perte de temps, ceux qui savent mieux perdre leur temps, savent mieux écrire.

Cela dit, je vous renvoie à Paysage de Russie. Mais vous ne le ferez pas.

Trois-Rivières





À tant lire à l’envers
Je me suis perdu à l’endroit

Mes limites t’ont débordé
Tu as couru voir ailleurs

Trois rivières coulant au nord
Dans le froid de mes bêtises

Je me suis pris de nouveaux ressacs
Pour pallier à tes absences

Une troisième ignorante
Menaçante de notre couple

Mais rien ne vaut ton absence
Lorsque je l’anime de mes songes
T’imaginant sur mon mur

Comme un pauvre peintre
Que je suis avec les couleurs

Du gris ou du vert
Du vert ou du gris
Que le droit soit l’envers

Peu m’importe puisque je me lis

Territoires du Nord-Ouest





J’ai fait pousser le nord
Je t’ai redonné l’ouest

J’ai fait mon territoire
Sur cette eau seule
Car je voulais être seul

Je regrette à présent
De m’être autant limité
Car dans mes limites
Tu n’as trouvé de liberté

Que dans les limites des autres

Vancouver





Ma bière est un biberon
Qui suce mes pensées

Plus j’en avale
Moins je dévale

Sur les traces de la marche
J’ai couru
Jusqu’à ce qu’elles se vengent de moi

J’ai pleurniché sur les femmes
Mais elles n’ont pas voulu de mes larmes

Quelques fois
Elles m’ont fait la pitié
M’accordant un regard

Mais dans leurs plus creux
Elles m’ont vu
Me moquant de la liberté

J’ai sucé
Le plus rocheux de mes pensées

J’ai soufflé
À leur oreille
Les vents couverts
J’ai pleuré

Moi non plus
Je ne veux plus de mes larmes

Les plaines d'Abraham




Je me suis vidé la tête
Depuis l’écriture écrit mieux

Mais je ne veux pas écrire
Car je ne veux pas penser
Et l’écriture est pensée

J’ai joué dans les feuilles
Il n’y a pas de sous-entendu
Les chiens couraient dans les plaines
Tachés de la mort des feuilles

Je n’ai pas écrit
J’ai joué
Et dès lors que je joue
L’écriture se joue
Sur moi comme un cerceau

Elle tourne
Et m’enivre
Comme les chiens courent sur les plaines

J’ai accepté de ne plus être dedans
J’ai accepté de me mettre sur

Depuis les pages tournent
Tournent sans cesse
La musique de mes premiers romans

United States




De plus en plus facilement
J’écris

J’évite les lapsus
Je retiens les mots
Je sais les retenir
Quand il ne faut rien dire

Je sais reconnaître
Ceux qui me sont venus
Trop de fois
Celles qui me sont parties
Trop longtemps

Mais j’ignore ceux qui sont à venir
Mais j’ignore celles que je devrais écrire

Entre toi et la terre
Entre la terre et l’univers

Quelque chose s’est dispersé
Démunie
Entre toi et moi

Avec le temps
Je sais choisir
De plus en plus facilement

Mais j’ignore ce qui est venu
Mais j’ignore ce qui tarde à écrire

Tu m’unis

Parfois un vers
Une réplique
Fait mieux comprendre
Ce que je tente de comprendre

La terre et le vers
L’univers et l’envers

C’est toi qui les unis

Terre neuve




Mais à part écrire
Je n’ai pas grand-chose à faire

J’ai fait pousser le nord
Tu as fait fondre les pôles

Ce n’est qu’une esquisse
D'un espoir que tu me reviennes

D’inventer la vie
Dans ce carré de terre neuve

Mais à part écrire
Je ne peux rien dicter
De tes retours

J’ai laissé les espaces s’espacer
Mais ton espace demeurera le mien

J’ai couché sur papier
J’ai couché sur le divan

Mais à part écrire
Je n’ai lieu qu’en dormant

Paysage de Russie : Ex Novina Embley T.S.1.





Je m’appelle Ex Novina.
Pas de gêne. J’ignore moi aussi d’où vient mon nom. Il faut dire que. Tout le monde n’ignore-t-il pas d’où vient son nom...? Il y a toujours au moins quelques raisons qui sont restées inconnues. Cachées quelque part. Dans les terres froides de l’est. 

Il faut dire que j’ai eu un père. 

Il était gris. Vous savez, le gris. Le gris-vert. Le gris-vert strié de blanc. Comme dans les machines. La Russie. Le communisme. Ce que ça vous dit. Mussolini. La hache. Écoutez... Vous n’avez pas écouté...

Je vais répéter. Mais ne me faites pas répéter. Je ne suis pas de celles qui répètent. D’ailleurs, je ne suis de celles de rien...

Il faut dire que j’ai eu un père que je n’ai vu qu’une seule fois. Et vous imaginez l’image que j’en garde. Elle n’est qu’une seule. Une seule image figée. Fixée dans le temps. L’image n’est pas fabuleuse. 

Mon père chauffant le métal d’un bunker russe. Puis sa torche ventait. Elle coupait le froid. Elle coupait les grands tuyaux métalliques. Métalliques et gris. Le gris-vert dont je vous parlais. 

Sur moi, de minuscules et rares flocons tombaient. La neige des premiers froids. Je tenais les boyaux de ses bonbonnes d’oxygène. Les gaz nécessaires à la coupe. Et je sortais de ma poche, quand il le fallait, un briquet. Alors sa torche se mettait à flamber. Et le bunker n’avait qu’à bien se tenir.

Et cette fois-là a été la seule fois où j’ai vu mon père. Mon père à l’oeuvre dans les bunkers de Russie. Il y avait, sur le tuyau qu’il coupait, de minces lignes. Des éraflures. Blanches. Sur le gris-vert. Et m’approchant du gris-vert, je me suis demandé pourquoi les artistes de mon pays avaient eu l’intuition de l’art abstrait.

Peindre. Sur de grands tableaux. De pareilles couleurs. De pareilles éraflures. De grandes crevasses dans le métal. De pauvres rouilles effritées. C’est une offense aux morts. Une offense à la guerre. À la laideur.

C’était le trou de l’humain qui s’épandaient à la couleur. De frêles ratures sur des tuyaux de trois pieds de diamètre. De solides tuyaux ancrés dans la terre. D’inutiles tuyaux que mon père devait couper. En vue de la construction des bunkers de la guerre. 

Et la torche faisait son travail. Une fois le tuyau coupé, nous l’avons enlevé de là. Il ne restait alors qu’un cercle d’acier au ras du sol. Mais il restait aussi ce qu’il y avait d’emprisonné dans le tuyau. Une femme morte.

Quelqu’un avait enfermé une femme dans ce tuyau. Ce cylindre était un cercueil. Nous ne le savions pas. J’ai vu mon père ne rien dire. Je me suis vue paniquée. Je n’étais qu’une fille de seize ans à l’époque. Et je crois que si, aujourd’hui, j’hésite à vieillir, c’est justement à cause de cette image de mon père.

Ce paysage de Russie. De minces flocons sur mon front. Un étonnement lors de la découverte du cadavre dans le cylindre.

Ce cylindre qui pourtant était si beau. Ce cylindre qui n’était pas qu’un objet glacé. Ce cylindre qui était notre pays. Notre froid. Notre stature. Notre art. Et le béton qui l’entourait. Béton armé. Armé de tiges de fer. C’était un béton dégoulinant de glace. De blanc glissant. Givré et noir.

Un tank dans l’armature. Des gens en pantalons camouflage. Noirs et blancs. Des gens trop pauvres pour les bazookas. Mais trop riches pour les grenades. Un sol parsemé de mines. Nous regardions où nous marchions. Mais nous ne marchions jamais sans savoir que nous ne savions pas où aller.

Quand mon père a découvert la femme morte dans le tuyau, le vent m’a éloignée. Quatre hommes armés ont tiré sur mon père. Aussitôt. Des fusils russes. De vieux Berdan. Un semi-automatique. Le M1 Garand. Les gardiens du bunker ont descendu mon père. Un malentendu. Ils ont descendu mon père pour un malentendu. Et je n’y comprenais rien.

Après, les gardiens ont douté de moi. Ils m’ont demandé mon nom. Mais je n’ai pas su quoi leur répondre. Ma mère m’appelait Anisha mais je n’avais pas eu de mère.

Les gardiens n’ont pas pris de chance. Ils m’ont enfermé ailleurs. Pas dans un de leurs cylindres cette fois. Simplement. Derrière une grille. Et j’ai cessé de vieillir. Je suis restée jeune. Et pour vous Américains, c’est un but. Pour moi, c’était un calvaire. Je suis demeurée poignardée par un âge. Seize ans. Une grille. De rares flocons. 

Mais ce n’est pas pour rien que mon père avait ouvert ce tuyau-là. Il avait de grandes ambitions révolutionnaires. Une partie de la révolte. Un mouchard. Il savait que dans ce cylindre se cachait le cadavre d’une morte. Il avait appelé la police auparavant. Brave.

Les gardiens avaient beau manipuler la morte. Il était trop tard. Les fusils allaient parler. Les gardiens ont tiré. La police aussi. Les gardiens du bunker ont gagné contre la police. C’était la guerre. C’était du hasard. Des balles. 

C’était la guerre. Il n’y avait pas de police. 

C’était à qui l’arme la plus forte. Et ceux qui voulaient économiser de l’argent en n’achetant que des AK-47 payaient le prix : ils perdaient. 

Je me suis retrouvée dans ce bunker sans pouvoir en sortir. J’y ai passé deux ans. Et c’est probablement d’où vient mon nom. Ex Novina Embley T.S.1. Une formule pour repérer les détenues. Rien de plus. Et dans tout cela, mon père est mort. Mais je ne sais pas ce qui me touche le plus. Sa mort, ou le paysage russe. Car je suis bien plus nostalgique de ma Russie que de mon père. 

Trouvez-moi égoïste. Sans-coeur. Trouvez-moi méchante. 

Mais ici, au Canada, vous avez beau avoir l’hiver. Ils vous manquent toujours les armes.

Je jardine




Je jardinais l’hiver
Car je n’écrivais que l’été

Je ne pensais à rien
Et je ne savais faire rien
Que l’envers de tout

Je me mêlais à la terre
Mais la terre ne se mêlait pas

J’arrachais les herbes mauvaises
Comme d’autres arrachaient les mauvaises herbes

Je me fâchais contre moi-même
Comme d’autres tuaient des vaches

Je me détestais
Comme ceux qui me détestaient
Me détestaient

Puis un jour
J’ai tassé la neige
Et la lumière a été

Tout le monde est mort
Je suis seul vivant
Et seul responsable
De la mort des autres

11 novembre 2008

Elle est laide

Elle aurait pu
Avoir les lèvres charnues
Les cheveux noirs
Sexy rien qu’à les voir

Elle aurait pu
Avoir le visage joufflu
Les cheveux blonds
Les petits seins bien ronds

Elle aurait pu
Avoir quelques retenues
Les cheveux roux
Quelques taches dans son cou

Mais elle est laide
Mais elle est laide
Mais elle est laide
Mais elle est laide

Elle aurait pu
Me séduire de plus en plus
Les cheveux bouclés
Le nez un peu retroussé

Elle aurait pu
M’apparaître toute nue
Les cheveux frisés
Les yeux bleus éclairés

Mais elle est laide
Mais elle est laide
Mais elle est laide
Mais elle est laide

Pourquoi faut-il
Que chaque fois que je rencontre
Une nouvelle fille
Chaque fois je me rends compte
Qu’elle est laide
Elle est laide
Elle est laide
Elle est laide

Pourquoi la vie
Se venge-t-elle ainsi
Sur moi de cette façon
Je ne suis pourtant pas con

Pourquoi faut-il
Que chaque fois que je rencontre
Une nouvelle fille
Chaque fois me rends compte
Qu’elle est laide
Elle est laide
Elle est laide
Elle est laide

Les sourcils mal épilés
Dans son front des boutons d’acné
Sa bouche difforme
Un sourire hors norme

Ses cheveux dépeignés
Ses yeux écartés
Ses dents jaunies
Son sexe vieilli

Elle n’est pas belle
Elle n’est pas belle
Elle n’est pas belle

Les lèvres rongées
Entre ses doigts la saleté
Ses doigts gonflés
Ses jambes boursouflées

Elle n’est pas belle
Elle n’est pas belle
Elle n’est pas belle

Pourquoi faut-il
Que chaque fois que je rencontre
Une nouvelle fille
Chaque fois je me rends compte
Qu’elle est laide
Elle est laide
Elle est laide
Elle est laide




Pourquoi faut-il
Que chaque fois que je te vois
Je te trouve belle

Pourquoi faut-il
Que tu sois la seule
Qui soit belle

Tu es belle
Tu es belle
Tu es belle

La seule qui soit belle
Et pourtant

La seule qui soit celle

6 novembre 2008

La dualité des mots

Parfois, un mot en contient un autre. Je veux dire par là que certains mots sont capables d’en englober d’autres. Comment dirais-je... Certains mots sont meilleurs que d’autres. Certains mots mangent d’autres mots. 

Si je vous disais... Forêt, ou tronc d’arbre? Lequel des deux mots mange l’autre? Eh bien, je suppose qu’il y a plusieurs troncs d’arbre pour une seule et même forêt et que la forêt est plus grande que la locution tronc-d’arbre et qu’alors la forêt englobe le tronc d’arbre et que pour cela, tel mot en englobe un autre et cela, en fait, cela n’est pas un bon exemple car ce n’est pas du tout ce dont je veux vous parler à vrai dire, dans ma tête en ce moment, les forêts je les ai bien loin quelque part. Dans mon cul. Mais là encore ce n’est pas ce dont je veux vous parler... 

En fait,

Je réfléchissais. Je réfléchissais à cette dualité des mots. Je réfléchissais au fait que certains mots puissent en englober d’autres ; en manger d’autres ; et je trouvais bien les mots voraces et je trouvais les mots sans pitié décidément, les mots peuvent-ils se faire la guerre? Y a--t-il une société de mots ; une sorte de guerre entre mots-pauvres, mots-riches, mots-scientifiques, mots-religieux et surtout, certains d’entre eux peuvent-ils légalement gagner le combat? Le mot piscine l’emporte-t-il nécessairement sur le mot eau, simplement parce que la piscine contient l’eau? Il m’a semblé que mon questionnement était essentiel et pour cela, vous pouvez rire de moi mais, ce n’est pas de votre manière affreuse de rire que je veux parler.

En réalité,

Je réfléchissais à cette dualité des mots. Et elle m’a quitté. Elle. Vous vous demandez qui. Ma fiancée. Elle est sortie par la porte. Et c’est d’elle que je veux vous parler. Pas de la porte... D’elle : ma fiancée. C’est d’elle que je veux parler. Si vous ne savez pas faire la différence entre une porte et ma fiancée, c’est que vous ne l’avez jamais vue. Ma fiancée ne se ferme pas, elle est toujours open et de toute façon, elle n’a ni poignée ni penture et je n’ai jamais dit que c’était un défaut que de ne pas avoir de penture...

Alors,

Elle m’a quitté. Et je sais que vous trouvez cela compréhensible, mais vous êtes incompréhensibles et elle m’a quitté et j’ai pensé au mot appartement, qui lui contenait le mot porte mais putain, j’ai beau avoir la maison, si elle est sortie par la porte qu’est-ce que j’en ai à foutre du mot maison, qu’il contienne la porte je m’en tabarnà ce moment-là, j’ai cessé de réfléchir. J’ai cessé de réfléchir à la dualité des mots.

Et j’ai pensé. Et comme dans les films j’ai pensé à un film que j’adore vous savez, savez-vous - vous savez c’est quoi le film que j’adore? Vous ignorez le film que j’adore! Vous êtes de grands ostil est vrai que vous êtes ignorants, mais je ne veux pas parler de votre ignorance en général, mais il y a un film que j’adore. À un moment dans ce film-là, l’acteur se met à pleurer parce qu’il écoute un CD de musique qui lui fait penser à celle qu’il aime et il écoute la musique et il pleure parce qu’elle l’a quitté et je crois que je devais écouter de la musique mais aussi, je pensais et j’ai pensé.

Je me souviens d’elle... Elle venait de me quitter mais déjà je pensais ses cheveux faisaient de jolis ronds bouclés mais je suis con et quoi, pourquoi t’es con? me suis-je demandé. Je me suis demandé, je me suis parlé et ça a été le début de la merde.

D’ailleurs, n’est-ce pas toujours le début de la merde quand on commence à se parler? Je veux dire, tout va bien avant ce moment-là, avant cet âge-là critique où l’on commence à se parler à soi-même. À cinq ans, se parle-t-on à soi-même? Je ne crois pas. Et je crois que c’est à force d’entendre les autres parler qu’on commence à entendre leur voix même lorsqu’ils ne sont pas là, et je crois que c’est à force d’entendre notre propre voix dans notre tête, à force de réflexion, qu’on se décide un bon jour à expulser notre voix intérieure à l’ensemble du réel et c’est tout un putain de gâchis que de l’entendre résonner à la grandeur d’un appartement. 

Quand on y pense, écrire, c’est écrire ce qu’on s’est toujours dit à haute voix sous la douche ou ailleurs. Et à vous qui me répondez que vous ne vous parlez jamais à vous-mêmes, je vous réponds qu’il vous arrive de fredonner des chansons sous la douche et même d’en crier les paroles et c’est la même ostil est vrai que c’est la même affaire, sauf que d’accord l’imagination vous manque, et même si je ne veux pas parler de votre manque d’imagination, vous êtes des tabarnà bien y penser, vous n’êtes pas différents de celui ou celle qui marche vers cet endroit détesté et qui se dit à haute voix dans la rue

Je suis con
Je suis conne 

Je pensais encore ses cheveux faisaient de jolis ronds bouclés je me suis demandé pourquoi j’étais con mais j’avais aussi dit que ses cheveux faisaient de jolis ronds bouclés mais j’ai dit ; j’ai dit je suis con parce qu’un rond, c’est déjà une boucle ; dire qu’elle avait de jolis ronds bouclés c’est con ; un rond, c’est plus, c’est mieux qu’une boucle...

Je pensais encore... Je me suis demandé pourquoi t’es con mais elle avait sur ses avant-bras des manches avec de jolies rayures lignées mais je suis con ; j’ai dit je suis con parce qu’une rayure, c’est déjà une ligne ; une rayure c’est plus, c’est mieux qu’une ligne...

Et je pensais encore... Je me suis demandé pourquoi t’es con mais je buvais un verre de vin et en faisant le con, j’ai brisé la coupe et le verre m’a coupé mais je suis con ; j’ai dit je suis con parce qu’un verre, c’est déjà une coupe ; un verre c’est plus, c’est mieux qu’une coupe...

Et j’étais en train d’arrêter de penser... Je me suis demandé pourquoi t’es con mais je l’aimais peut-être seulement comme une amie mais je suis con ; j’ai dit je suis con parce qu’une amoureuse, c’est déjà une amie ; une amoureuse c’est plus, c’est mieux qu’une amie...

Là, j’ai arrêté de penser et du coup tout le monde a été heureux.

Il n’est restée qu’une petite voix, une petite voix de vous qui me disiez « c’est déjà bon de ne plus t’entendre te moquer de nous autres ; c’est déjà bon de savoir que tu ne penses plus, mais peux-tu cesser d’écrire, et aussi tant qu’à y être, peux-tu cesser d’exister? »

...et j’ai rajouté timidement mais j’adore ce film-là où le gars pleure jour et nuit en écoutant de la musique et le gars doit séduire celle qu’il aime, jour après jour il doit la séduire parce qu’elle perd la mémoire et jamais le gars ne prend la fille pour acquis et toujours, chaque jour, il tente de la séduire parce qu’elle a envie d’être séduite...

« on t’entend encore et c’est désagréable... ferme-la donc pour toujours... »

..mais... et jamais, jamais elle n’est véritablement séduite mais il la séduit, encore, elle n’est jamais séduite mais il la séduit et c’est pour la vie et c’est ça qui est beau, c’est que c’est pour la vie...

« on est tannés que tu nous parles de toi... »

...mais je ne parle pas de moi je parle d’un film et de la vie...

« mais maintenant on aimerait ça jaser en paix ; on aimerait ça que t’arrêtes d’exister... »

À jamais?

19 octobre 2008

Le dernier baiser



Je viens d’une famille
Où le désir n’a pas de satan
Où le désir n’a pas de mal

Je viens d’une famille
Où le désir est vivant
Où le désir transgresse le normal

Nous sommes venus au monde
Dans les bras d’un désir
Que nous ne pouvons pas taire

*

Je viens d’un temps
Où le désir servait à faire
Des cochonneries avec les autres
Je viens d’un temps qui n’a pas changé

Mille milliards de Grecs
Ont aimé une femme puis une autre
Mille milliards d’Égyptiennes
Ont aimé un homme puis un autre

Mais sur le lit de leur mort
Tous se répètent les mêmes mots

Mille milliards de fidèles
Mille milliards d’infidèles
Se sont dit voilà ce qu’est ma vie
J’ai aimé deux filles et puis trois
J’ai aimé deux gars et puis trois
Ma vie se résume à cela

*

Tu viens d’une famille
Où tout se pardonne
Pour peu que l’on se confesse

Tu viens d’une famille
Où tous sont coupables
De n’avoir rien fait

Vous êtes venus au monde
Loin de ce désir
Que vous avez fait taire

*

Mais puisque la mort existe
Tu sombreras dans l’oubli
Peu importe ce que tu auras vécu

Et personne n’aura eu rien à foutre
De ce que tu auras fait de ta vie
Pour qui tu as souri
Avec qui tu t’es endormie

Et personne n’aura eu rien à foutre
De ce que j’aurai fait de ma vie
Pour qui et avec qui

Mais je rêve et j’attends encore
Le jour où notre premier baiser
Serait le dernier
De mes premiers baisers

16 octobre 2008

CALME, REVIENS-MOI!





J’ai scandé le calme
Mais l’appel de l’envers
M’a bourré la bouche de chaos

J’ai scandé le calme et le mariage
Mais le jonc ne m’a pas lâché

J’ai caressé
J’ai affronté mon père

Comme un chien maigre
J’ai gratté ma libido

Calme, reviens-moi...

Comme un chien maigre
Je me suis arraché l’oreille

J’ai scandé le calme
Mais sitôt les mots sortis
La douleur m’est entrée

J’ai scandé le calme et les enfants
Mais leurs cris ne m’ont pas lâché

J’ai touché l’inacceptable
J’ai changé de père

Comme un chien maigre
Je me suis mordu la queue

Calme, reviens-moi...

Comme un chien maigre
J’ai pleuré devant le miroir

10 octobre 2008

La vie manque à la vie


« La vie a besoin de vacances,
et je crois que je suis dû. »
Michel Drouin


I

La vie manque à la vie, ce sont les premiers mots du journal intime de ma mère. Elle semble les avoir écrits en un seul souffle, sans hésitation, comme si elle les avait longtemps médités.

Je connaissais ma mère silencieuse, dans une cuisine, près d’un lavabo, terrée dans ce silence que tous les enfants redoutent. Du temps où j’étais avec elle, mon réflexe avait toujours été de m’éloigner de son silence. Je retournais au sous-sol jouer avec mon frère. Ma mère m’échappait. Elle glissait entre mes doigts comme une pincée de sel.

Je connaissais ma mère, mais je ne la connaissais pas capable de me confronter à la poésie qui m’avait mis au monde. Elle n’avait rien d’une poète et pourtant, moi, je disais vouloir en devenir un : j’écrivais, et si j’écrivais surtout pour m’éloigner de ce visage ridé duquel j’étais né, chaque fois que j’écrivais, je le faisais moins pour écrire que pour prouver que mon écriture n’était en rien liée à celle de ma mère.

*

Le journal intime de ma mère traînait sur la table du salon depuis plusieurs semaines. Il y avait longtemps qu’elle me l’avait prêté, mais j’avais constamment repoussé ma lecture à plus tard. Je prétendais que lire, tout comme dormir, était une perte de temps.

Et puis un soir, j’avais bu trop de café, je ne m’endormais pas et je me suis dit qu’il convenait de lire le journal une fois pour toutes :
- Je vais le lire et j’irai voir ma mère. Je vais le lui rendre et je m’en serai débarrassé... »

*

J’étais seul chez moi, sur le divan du salon, et c’est bien là qu’a commencé ma lecture.

Comme un coeur froid
La vie manque à la vie

Je n’avais pas lu trois phrases que déjà, j’interrompais ma lecture. Je me suis levé. J’ai fait quelques pas autour de la table du salon. Je me suis énervé :
- Qu’est-ce que ça veut dire? La vie manque à la vie ; il manque de vie dans la vie ; la vie s’ennuie de la vie... Ça veut dire quoi?!

J’avais du mal à me concentrer et j’ai perdu le fil de ma réflexion. Je me suis précipité dans ma chambre, avec son journal, et j’ai poursuivi ma lecture. J’aimais l’étroitesse de ma chambre parce que j’y entendais mieux la respiration de ma mère. Une petite lampe éclairait la pièce.

J’ai tenté de saisir l'engendrement par lequel ma mère parlait autant au nom de tous ceux qui l’avaient suivie, qu'au nom de tous ceux qui l’avaient précédée.

Si le destin existait, je n’existerais plus.

Si tout était écrit d’avance, je ne servirais à rien ; c’est ce que disait ma mère et, bien que les premières pages de son journal aient été ponctuées de flashs poétiques comme celui-là, bien vite, j’ai senti un virage dans son écriture. J’ai tourné des pages. Ses phrases s’éteignaient sous le poids de l’anecdote. Le saisissement lâchait prise. Ses mots, comme autant de rochers majestueux, se sont soulevés pour laisser voir là-dessous un quotidien humide. Quelques pages plus loin, ma mère s’était campée dans de longues descriptions météorologiques. Il pleuvait souvent, écrivait-elle.

pluie et repluie
le lave-légume de l’évier est cassé
c’est terrible

L’écriture de ma mère s’éprenait de détails insipides d’une vie de cuisine, de lavabo, de ménage, d’épicerie. J’ai tourné les pages du journal sans trop savoir à quoi bon et, à travers le flot de ses anecdotes, je ne m’attardais qu’aux rares échappées lumineuses que je m’empressais de mémoriser. Je les transcrivais sur un bout de papier. Je les récitais par coeur et, sans le savoir, je me les appropriais.

Lavage, ménage, jardinage
mon quotidien est en « age »

Entre deux rendez-vous chez le coiffeur, chez le médecin ; dans les coins d’une parole de chanson, d’une lettre brouillon ; en dessous d’une allusion météorologique, la poésie de ma mère se révélait en peu de mots, toujours écourtée par le retour aux objets du quotidien.

Je suis en guerre au fond de moi
je lave les stores
ça dégouline jaune orange

J’ai fermé le journal de ma mère même s’il me restait une dizaine de pages à lire. Il était onze heures le soir. Mes yeux ont cligné longtemps et j’ai pensé me mettre au lit. C’était une chaude nuit d’automne. J’ai ôté mon pantalon pour enfiler un mince pyjama d’été. Il faisait si chaud que j’ai dû allumer le ventilateur. J’ai éteint la petite lampe sur la commode. Je ne voyais plus rien. Une paupière s’était fermée sur ma chambre.

II

D’habitude, le vrombissement du ventilateur me faisait une berceuse. Mais cette fois, ce n’était pas suffisant pour m’endormir. J’étais incapable de fermer l’oeil. Peut-être que la nuit d’octobre m’avait semblé plus chaude qu’elle ne l’était. Je crois qu’il faisait froid. À vrai dire, j’avais fait semblant d’avoir chaud simplement pour ne pas éteindre mon ventilateur parce que le silence m’empêchait de dormir. C’était cela. Le silence était pour moi insoutenable, car dès que le silence saisissait ma chambre, je plongeais dans l’attente : j’attendais la voix de ma mère qui, je le savais, ne tarderait pas à venir rouler dans mes oreilles. C’était ainsi chaque nuit. Ses mots traversaient tout.

Cette fois, ils ont traversé le bruit des hélices de mon ventilateur et se sont formés d’abord de quelques syllabes, à partir d’échos graves, et à travers le roulement du vent, j’ai entendu ma mère qui pourtant n’était pas là mais qui pourtant me répétait ce qu’elle m’avait toujours répété :

- Tu pourrais essayer de t’endormir sans ventilateur pour une fois...
- Pourquoi? On est en octobre! Parfois il fait très chaud au mois d’octobre.
- Mais là il fait froid. Éteint-le.

J’ai éteint le ventilateur. Les hélices ont cessé leur rotation. Elles ont fendu l’air, lentement, puis faiblement, elles se sont arrêtées comme une hache qu’un homme fatigué aurait laissé pendre au bout de son bras.

Le bruit a disparu. Je suis devenu à la fois sourd et entendant. Je ne percevais que le bourdonnement de sourdes vibrations. Comme si mes oreilles avaient été soudainement collées contre un mur épais et invisible, j’entendais ma mère exactement comme lorsque j’étais petit, lorsque je collais mon oreille contre son omoplate tandis qu’elle parlait au téléphone.

Encrassée dans ma petite vie
Comme une vieille
Je m’ennuie du monde

Pour donner du relief au silence, j’ai crié dans le noir :

- Voilà! J’ai tout éteint maman! Ma petite lampe! Mon ventilateur! Et maintenant je sais que tu vas recommencer à me parler tu me parles toujours et ce que tu me dis n’a aucun sens tu me diras, que je suis lunatique! Que je suis dans mon monde à moi!...

William a de mauvaises notes en géographie.
William est si lunatique, dans son monde à lui...


Ma mère m’avait appelé par mon nom, ce nom qu’elle avait choisi en refusant de m’appeler autrement ; William, c’était le bruit du froissement des draps sous mes fesses, le claquement de mes dents sur mes lèvres. C’était un son dont je me suis mis à chercher la provenance, à gauche, à droite. Mais dans un noir pareil, comment pouvais-je différencier la gauche de la droite? Comment pouvais-je savoir si ce n’était pas cul par-dessus tête que je m’adressais à ma mère?

*
J’ai toujours eu de la misère à démystifier la géographie. L’univers n’a pas de sens, qu’on l’observe à l’endroit ou à l’envers. Alors comment l’ouest peut-il ne pas se retrouver parfois à l’est, parfois à l’ouest?
C’est écrit dans le ciel.

- C’est exactement ça maman. L’univers n’a pas plus de sens que toi quand tu me parles...

III

Il faisait noir. Rien n’était visible. Pourtant, il m’a semblé que le plafond de ma chambre était à quelques centimètres de mon nez, prêt à fondre sur mon visage. Mon corps était encadré. C’était cela, encadré comme les mots de ma mère que j’alignais parfois sur la marge, que je centrais parfois sur un bout de papier.

Gelé. Mon corps était gelé. La température de la chambre avait chuté, et cela même si le calorifère chauffait, même si la fenêtre était fermée. J’ai grelotté et mes doigts maigres ont menacé de s’effriter comme de la glace. Il fallait à mon corps la chaleur d’une couverture de laine sur mes épaules. Il fallait m’envelopper dans quelque chose de chaud. Je tremblais dans mon pyjama d’été. Si je ne trouvais pas de couverture, qui sait si on ne me retrouverait pas au matin sous le matelas du lit, caché dans le peu de chaleur que voudraient bien m’offrir les acariens? Chose certaine, j’avais trop froid pour passer la nuit sans y laisser ma peau.

IV

J’ai pensé : « J’ai oublié ma doudou sur le divan du salon. » Voilà pourquoi j’avais si froid : j’avais pris l’habitude de toujours terminer mes soirées sur le divan du salon. L’éclairage y était bon et l’espace aéré. Chaque soir, j’y apprivoisais le sommeil dans le confort d’une doudou de laine. Je palpais l’assurance que me procurait un tel endroit et j’attendais la fatigue. Quand les yeux commençaient à me piquer, je me dépêchais d’aller me coucher. J’emmenais dans ma chambre la doudou de laine. J’enfilais mon pyjama d’été. Le moteur du ventilateur faisait sa berceuse. J’éteignais la petite lampe sur la commode. Je me faufilais sous ma doudou et je m’endormais aussitôt.

Mais cette fois, le journal intime de ma mère m’avait distrait. J’en avais oublié ma doudou sur le divan du salon. J’avais gâché le rituel auquel je m’étais habitué. J’avais détruit le peu de sécurité que je pouvais avoir et rien ne pouvait reculer le temps! C’était trop tard. Quelque chose s’était perdu à l’autre bout de moi-même. Sur le divan du salon. Quelque chose était mort sur le divan et moi, j’étais dans ma chambre.

V

J’ai pensé : « Ma doudou n’est pas loin. À quelques pas d’ici. Dans le salon. Je pourrais courir la chercher! » Je me suis levé. J’ai voulu allumer la petite lampe. J’ai marché en direction de la commode. Mon bras a balayé l’air et j’ai frappé quelque chose qui n’était pas une lampe. C’était fragile comme le verre. C’était un pot à fleurs. Le pot est tombé et j’ai su que je n’étais pas sourd parce que j’ai entendu le fracas du verre sur le plancher.

Je n’ai pas ramassé les morceaux. J’ai pilé dessus sans m’en rendre compte.

VI

Le ventilateur était éteint depuis longtemps, mais un vent glacial soufflait encore dans la chambre. J’ai tremblé de froid mais je tremblais de peur. J’imaginais la pauvre doudou que j’avais laissée. Peut-être pleurait-elle mon absence? Peut-être s’était-elle animée? Peut-être s’était-elle suicidée au moment de mon départ? Bientôt, je ne croyais plus en la possibilité de la retrouver. Je l’avais perdue et je me demandais seulement ce qu’elle avait bien pu devenir sans moi. Je ne pouvais que l’imaginer. Et quand j’imaginais ce qu’il y avait sur le divan noir du salon, ce que j’y voyais n’était pas une doudou : j’y voyais plutôt les plis d’un chiffon vieilli dans l’ombre, les rides d’une charpie délaissée de ses lambeaux ; une guenille tachée par toutes ces mains qui avaient profité de mon absence pour caresser ma couverture, ma laine! Ma doudou!

Je suis resté debout, près de ma commode. J’avais les yeux grands ouverts sur le vide. Il n’y avait plus rien à voir et plus rien n’existait.

VII

ils ont renversé un pot à fleurs
personne ne s’en occupait

J’ai le goût d’agiter mes larmes


VIII

J’ai parlé :
- Je ne vois pas ma doudou mais je sais qu’elle n’existe plus. Elle s’est peut-être envolée mais je sais qu’elle est disparue.

Je croyais être tout près de ma commode. Je croyais être dans ma chambre, à deux pas du salon, à trois pas du divan, mais comment en être sûr? Tout autour de moi ne s’était-il pas tout à coup volatilisé, à la seconde où j’avais éteint ma petite lampe?

J’ai bougé les pieds. Mes orteils ont flotté sur du sang chaud. Les morceaux de verre m’avaient coupé et j’avais eu mal. Mais j’ai marché, comme si je sortais d’un coma, je me suis traîné les pieds. J’ai marché tout droit jusqu’à mon lit.

Le sang chaud m’a monté jusqu’à la tête. J’ai senti mes joues chaudes comme de la fièvre et les mots de ma mère se sont mêlés aux miens :

- Tu me regardais, maman, et papa me regardait aussi, vous me regardiez et je souriais parce que c’était Pâques. J’avais reçu un énorme lapin en chocolat et je jouais avec mon lapin sur le divan du salon, c’était Pâques et le lapin me semblait aussi gros que moi et tu me regardais, maman, et papa me regardait, je souriais et vous me regardiez sourire sur le divan du salon et vous étiez ensemble mais aujourd’hui, je vous parle mais vous n’entendez pas, et vous ne voyez pas que je vous parle et je vous parle mais vous êtes morts! Tu n’es plus là maman le soir et tu n’éclaires plus le soir parce que tu es morte! C’est ça! Tu es morte et j’ai besoin de dormir! Tu es morte avant moi et personne ne me voit, et je ne vois personne et tu es morte! Et j’ai tant besoin de dormir maman!

Le vent a coupé. Ma peau s’est affaissée et j’ai cru qu’un alcool fort avait coulé le long de ma gorge.

IX

par les plinthes de la chambre
il entre beaucoup d’air froid
la neige s’élève en banc
on chauffe le dehors

j’ai calfeutré

Et je n’avais plus froid. Mes doigts ont pianoté sur mes genoux et j’ai su que ma doudou existait et qu’elle existerait encore le lendemain matin. J’ai su aussi que ma mère existait mais qu’elle n’existait plus depuis Pâques.

X

Je suis bien, mais quelque chose m’empêche d’être mieux. C’est à l’intérieur, j’ai comme un cafard qui persiste.

J’ai cessé de vouloir briser le silence de la chambre. J’avais dit à ma mère ce que j’avais voulu dire, ce qu’elle avait voulu dire et ce que nous voulions dire. Quelques derniers mots nous sont alors venus en un seul souffle, sans hésitation, comme si nous les avions longtemps médités.

Ta vie manque à la mienne.

XI

Les murs de la maison sont mon seul horizon.

Dit-elle. Et elle est là. Dans chacun de mes murs.

Les mots de ma mère ont investi l’intérieur. Ses mots se sont accrochés à la fenêtre et aux rideaux de ma chambre, et la fenêtre et les rideaux me sont apparus un peu phosphorescents dans la nuit. Puis, ses mots ont atteint la commode. La petite lampe a relui. Même si je ne la voyais pas, j’ai été certain de l’éclat de ma petite lampe et peu à peu, sur ma doudou, sur le divan du salon, la lumière a été. Peu à peu et doucement, le calme a amorti le choc de mes pensées nerveuses et je me suis allongé. Sans ventilateur ni doudou.

Je me suis endormi.

XII

Je me suis réveillé.

Il faisait clair. J’ai essuyé le sang et j’ai rouvert le journal intime de ma mère. J’ai repris du début. J’ai commencé à lire.

Comme un coeur froid...
La vie manque à la vie...


Je me suis fait du café.

25 août 2008

Syndrome


Je ne connais pas le syndrome de la page blanche. Je trouve toujours l'inspiration et ma créativité ne fait jamais défaut.

Chaque fois que j’écris une phrase dont je suis passablement fier, je la relis immédiatement. Je la relis deux, trois, quatre fois. Puis, à force de relire, il m'apparaît indispensable de retravailler ma phrase. J’enlève aussitôt tous les mots qui ne me plaisent pas. Et même s’il ne reste plus que la moitié des mots qui se trouvaient dans ma phrase de départ, j’en enlève encore. Il ne reste plus que le quart des mots mais, puisque je sens qu’il le faut, je continue l’élaguage. Enfin, je retravaille tant la phrase initiale qu’il n’en reste plus rien. 

Lorsque j’écris un pragraphe, le même processus s’enclenche. J’élague. J’ôte tous les mots que je n’aime pas, jusqu’à ce qu’il ne reste rien de rien. Ensuite, à partir de rien, j’écris une deuxième phrase en sachant très bien que cette phrase subira le même traitement que la précédente. 

Quelqu’un m’a dit que ça s’appelait le syndrome de la page blanche. Mais dans mon cas, ça serait plutôt le contraire. J’écris sans arrêt. J’efface, puis je recommence. La page n’est jamais blanche. 

C’est pour ça que je n’appelle pas ça le syndrome de la page blanche. J’appelle ça le syndrome de l’écriture noire.

19 août 2008

La gravité de l'aimant

Dans la cuisine, j'étais raide comme un piquet. Je la voyais tourner sur elle-même. Elle ne savait pas que je la regardais. Mais d’où j’étais, je voyais tout. Je l’observais taper du pied. Elle ramassa un petit camion en plastique qui traînait au sol. 

Elle le tendit devant moi. Elle ouvrit légèrement les mains et le camion roula vers moi. Il roula le long de mon corps, sur mon ventre, puis il descendit jusqu’à mes genoux. 

Elle savait que je l’observais. Elle m’embrassa sur le front. Son collier glissa de son cou et tomba sur mes lèvres. Il resta collé sur mon menton. J’étais comme un aimant : ses boucles d’oreille pointaient en ma direction comme si elles étaient attirées par ma peau. Ses cheveux aussi étaient attirés par mon visage. Ils m’enveloppaient comme un rideau. 

Je ne voyais plus rien. Elle tassa ses cheveux et je regardai le bleu du plafond. Elle mit ses mains à côté de mes épaules pour ne pas s’effondrer sur moi. Elle poussa de toutes ses forces et s’éloigna tranquillement.

Elle quitta la cuisine. Elle arrosa les fleurs dehors. Je me mis à pleurer, espérant qu’elle revînt au-dessus de mon berceau. Mais jamais elle ne revint me border. 

Tout cela n'était qu'un rituel.

14 août 2008

Le soleil et les papillons

«J’aime ton texte mais encore 
une fois je le trouve sinistre... 
J’imagine que les grands 
écrivains n’écrivent pas sur 
le soleil et les papillons! ;)»

Les grands écrivains n’écrivent pas sur le soleil et les papillons ; 
Ils n’écrivent pas.
Les stylos ont été déposés sur le jardin. Les ordinateurs sont éteints.

Le soleil ne brûle pas les nuages ; 
Il n’y a pas de nuages.
Les lilas ont parfumé dehors. Leurs grappes roulent sur le vent.

Les grands chevaux sauvages ne sont pas tachés par les ombres ; 
Il n’y a pas d’ombres.
Notre peau a bronzé lentement. Elle sent la noix de coco.

Rachel ne m’aide pas à arroser les fleurs ; 
Je n’arrose pas les fleurs. 
Je ne me suis pas ennuyé de Rachel. Je suis avec elle.

On n’entend pas les voisins crier ; 
On n’écoute pas.
On a contemplé. Les grappes ne roulent plus sur le vent.
Il n’y a pas de vent. Il n’y a pas de parfum. Il n’y a que le calme.

On ne se chicane pas ; 
On se parle.
On a fermé les yeux. Les grappes ne roulent plus sur le vent.
Il n’y a pas de grappes. Il n’y a pas de lilas. Il n’y a que le calme.

Rachel ne se trouve pas laide ; 
Elle est belle.
Elle ne réfléchit pas. Elle est restée avec moi.

Les grands chevaux sauvages ne dorment pas ; 
Ils sont debout.
Je ne dors pas. La nuit n’est jamais venue.

Les papillons n’accrochent pas leurs ailes ; 
Ils flottent.
Les fleurs ne font pas l’amour. Les insectes n'ont pas butiné.

Je ne suis pas un grand écrivain ; 
J’écris sur le soleil et les papillons.
Je m'émerveille. Je ne rêve pas.


13 août 2008

24 heures de ma vraie vie écrite à la troisième personne du singulier




Il dormit pendant huit heures. Je vais ramer jusqu’à la chute! Et au moment de tomber on n’aura qu’à se laisser aller c’est un ravin tu n’as pas des bons yeux tu ne peux pas conduire un bateau prends-moi la main tout ira vite, je sais conduire jusqu’à prendre de la vitesse et sauter de l’autre côté de la falaise pleine d’eau, l’eau va rouler et on va traverser le vide on va tomber et on ne le fera pas par-dessus le vide tu entends les ambulances sont déjà sur leur chemin on n’a qu’à attendre, qu’ils viennent ramasser les restes de nos cadavres et j’attends, que tu me pinces papa, tu es pas capable de me dire si tu as aimé le manège oui ou non? Oui ou non?! Tu es pas capable de me dire regarde ta mère, encore, regarde-la! Surveille-la...

À 5h00, le cadran sonna. William dut se lever. Il sortit de son lit. Son cauchemar le bousculait encore. Malgré la noirceur, il parvint jusqu’à la cuisine les yeux à moitié fermés. Il n’ouvrit qu’une petite lumière. L’ampoule traça les premiers éclats de l’éveil. Sur le plancher de l’appartement, des images de bateaux et de morts flottaient. William mit le pied sur l’ombre d’une chaloupe et accosta tout près de la cafetière. D’abord le filtre, puis le café. Il se fit un café. Le café noir dans sa tasse attendait le lait. William ouvrit la porte du frigo. Il y eut un déclic et l’ampoule du frigo mit un terme à la lenteur de l’éveil.

Le blanc du frigo heurta sa rétine. Le blanc ne se détacha plus de l’oeil. D’abord le lait, puis le sucre. William but une gorgée de café. Il marcha, cette fois en ligne droite, jusqu’au salon. Un instant, William crut voir un cadavre sur la table du salon, mais ce n’était qu’un bouquet de fleurs. Il alluma la télé. Et l’écran mit un terme à l’angoisse de ses premières hallucinations.

Ce n’est pas un cadavre, c’est un bouquet de fleurs, se répéta-t-il. Et il répéta encore une fois qu’il n’y avait pas de cadavre. Il répéta, simplement pour fermer la gueule à ce cauchemar qui lui criait de retourner au lit poursuivre ce qu’il avait commencer.

À 5h15, l’émission que William attendait commença. Il prit la télécommande et augmenta légèrement le volume. Un prêtre commentait alors l’homélie qui venait d’être lue.

- C’est comme si le Christ avait été crucifié en Irak. Le climat de guerre à l’époque devait être semblable à celui d’aujourd’hui. Et pendant que Jésus se faisait fouetter, sa mère disait quoi de tout ça? Elle disait rien! Ah, c’est ben sûr que nous, les pécheurs, on voudrait venger notre fils si il lui arrivait la même affaire qu’à Jésus! Mais Marie a préféré pleurer. Pleurer dans le silence. Elle a préféré prier. Comme ça. Doucement. Elle priait. Voyez-vous maintenant comment c’est important de prier?! Si vous priez pas la vierge Marie, c’est un peu comme si vous fouettiez Jésus... 

Il éteignit la télé. William n’était pas encore tout à fait réveillé que déjà, sans le savoir, il fouettait Jésus. La journée s’annonçait lourde. La télé cessa de jeter ses remords. William termina son café. Il saisit sa tasse à deux mains et il fit une prière au petit Jésus.

- Tu sais Seigneur, les mamans c’est pas toujours facile. La mienne a probablement pas plus d’instinct maternel que la tienne... Elle pleure toujours. Elle pleure en silence. Est-ce qu’elle prie pour moi quand elle pleure? Si oui, elle prie beaucoup trop quand papa est méchant. Seigneur, je vous le dis que c’est vrai, j’aimerais que maman arrête de prier pour moi...

J’ignore si la mère de William arrêta de pleurer à ce moment-là, mais il y eut à la suite de cette prière un certain retour au calme. Les cauchemars s’étaient éloignés, loin de plus de vingt minutes, et William put ouvrir l’ordinateur l’esprit en paix. D’abord internet, puis le blog d’Alicia.

Je devrais peut-être faire comme Alicia, pensa William : sur son blog, elle écrit tout ce qui lui passe par la tête ; elle raconte sa vie dans les moindres détails ; elle parle même de ses journées les plus maussades. 

Il réfléchit, mais il ne trouva rien à écrire. L’inspiration ne vint pas. Il eut beau chercher, rien ne fut concluant. William se cassait toujours trop la tête. À tant vouloir écrire des choses utiles, il n’écrivait rien. Jamais il n’accepta qu’un de ses textes sautât du coq à l’âne, jamais il ne voulut que les mots ne servissent que l’absurde et la bêtise. Il se cassa la tête encore un moment, puis l’heure vint pour lui de mettre ses bottes de travail et d’aller travailler. Le chantier s’ouvrait de soleils avec le matin et le sable parfumait dehors. 

Il travailla pendant huit heures. Je vais clouer jusqu’à la fenêtre! Et au moment de dîner on n’aura qu’à s’asseoir près des ravins tu n’as pas de lunch tu ne peux pas manger seulement des biscuits prends la drill et tout ira vite, je vais percer les trous des clôtures et tu n’auras qu’à les placer au niveau on va finir de bonne heure tu entends les maçons sont partis tu n’auras qu’à manger chez toi si tu n’as pas dîné William, tu es pas capable de me dire si tu as mangé aujourd’hui? Tu es pas capable de me dire regarde papa, encore, regarde-moi! Surveille-moi...

À 13h00, William revint à l’appartement. Il n’entendit pas Toulouse japper. Il ne l’entendit pas courir vers lui. Le bruit des perceuses avait gravement atteint ses tympans. 

Il ôta ses bottes de travail. Ses jambes fatiguées avaient peine à le porter. Dans le salon, Rachel faisait une sieste sur le divan. Il l’embrassa, mais il ne l’entendit pas se lever. Il ne l’entendit pas soupirer que la journée avait été longue.

À 13h15, il prit une douche. La céramique de la salle de bain tournait de fatigue. William se lava. Ses mains tremblantes échappèrent le savon. Il se pencha pour le ramasser. Le jet d’eau lui fouetta le dos. Les gouttes pesaient lourd sur ses muscles fatigués. Son corps tenta de s’évader par les eaux. Sa tête menaça même de tomber au fond de la douche.

Pas besoin de se casser la tête, pensa William. La moindre petite chose banale est importante à écrire. La moindre petite chose banale est un coup de fouet, parce qu’il n’y a personne qui veut pleurer pour moi.

William sortit de la douche. Il s’habilla. Dans la cuisine, il ouvrit la porte du frigo. Le blanc du frigo ne lui sembla pas éclatant. William se tourna vers le divan. Rachel lui sembla éclatante.

Il s’était ennuyé d’elle. Il voulut célébrer leurs retrouvailles. Comme il se cassait trop la tête, aussi il se cassait la tête à trop vouloir célébrer. Il offrit un verre de vin à Rachel. Je crois qu’il eut envie de montrer à Rachel qu’il était possible d’arrêter le temps. Une seconde. Le temps d’une phrase qui durerait huit heures. 

Le temps peut éclater, pensa-t-il. Pour l’éclat de la fatigue. Il prit une bière.

Il but pendant huit heures. Je vais boire jusqu’à demain! Et au moment de se réveiller on n’aura qu’à s’asseoir près des bouteilles tu m’as manqué tu ne peux pas dormir prends-moi la main et tout ira vite, je vais te raconter et tu n’auras qu’à rire on va finir ensemble tu entends la musique est partie tu n’auras qu’à danser si tu n’entends rien, tu es pas capable de me dire si tu veux une bière? Oui ou non? Tu es pas capable de me dire embrasse-moi, encore, embrasse-moi! Aime-moi...

À 21h00, la musique cessa de vibrer. William se brossa les dents. Sa brosse à dents prit l’allure d’une chaloupe et le jet du robinet, celle d’une chute. Il éteignit les lumières. Les yeux à moitié fermés, il distingua les premières ombres étranges des cauchemars. Ses cils se refermèrent sur les murs. Il eut peine à marcher jusqu’à la chambre. L’alcool lui monta à la tête.

Je vais dormir, ou alors je vais travailler, je ne sais plus, pensa-t-il. Huit heures passeront vite...

À 21h15, il entra dans la chambre. Il se coucha à côté de Rachel et, avant de s’endormir, il pleura. Rachel lui demanda ce qui se passait. Mais il ne répondit rien. 

Rien. Je prie. Je prie pour moi.

12 août 2008

Dix minutes pour écrire

Il partira pour Laval dans dix minutes. Alors il écrit, qu’aujourd’hui sera mieux qu’hier et que demain sera mieux que X, si X est égal à A il manque à ma formule d’algèbre une certaine donnée qu’on appelle l’espoir si je réfléchis, rien ne me semble cohérent en y pensant bien, je me demande. Où sont mes bottes de travail.

Il me restait dix minutes, et je les ai gaspillées à me casser la tête.

27 juillet 2008

Le Moment de Vérité




Mon café bouillait à 100°C. Je serais prêt à parier que mon café bouillait dans ma tasse. Il ne faisait pas de bulles, mais si on m’avait demandé quelle était la température de mon café, j’aurais dit 100°C. Et j’aurais eu raison. Et j’aurais dit la vérité. 

Mais il n’y a personne qui demande ces choses-là au bon moment. Même si j’avais réussi à mesurer la température de mon café avec pour seul instrument ma langue, il n’y avait personne pour en témoigner. Pas même ma femme n’était témoin de mon exploit : elle était occupée à regarder dans son Atlas. Au lieu de s’intéresser à mon café qui bouillait à 100°C, elle perdait son temps à m’argumenter la géographie :

- Maryse! gueulais-je. Les Alpes, c’est en Italie! Je le sais, j’ai été à Rome! Ostine-moi pas...

- Y a un peu d’Alpes en France! disait-elle. Regarde la carte, là, tu vois ben! 

- C’est pas la France ça c’est l’Allemagne.

- C’est écrit ALPES juste là. Pis ça, c’est la France.

- C’est pas parce que le A du mot ALPES déborde sur la France que les Alpes sont en France! Niaiseuse, tu connais pas ta géo pis c’est vrai...

Nous ignorions où se trouvaient exactement les Alpes. Nous rêvions tous les deux de voir ces montagnes-là un jour, mais nous hésitions toujours à les dire en France, en Italie, en Allemagne, en Autriche... Peut-être aurions-nous réussi enfin à situer cette chaîne de montagnes si on ne nous avait pas interrompu - Maryse! disais-je encore. On sonne à la porte! Vas donc répondre! Et je lui avais dit cela parce qu’on sonna effectivement à la porte. 

J’entendis ma femme ouvrir la porte et je l’entendis saluer l’homme qui avait sonné à ma porte.

- C’est Patrice L’Écuyer! cria-t-elle.

J’entendis le rire de Patrice L’Écuyer et j’entendis le cameraman tousser silencieusement dans le creux de sa manche. Je m’interposai entre ma femme et Patrice avant que ceux-ci s’embrassassent - Ah oui! m’exclamai-je. On a été sélectionnés? 

Ma femme et moi avions été sélectionnés pour participer au Moment de Vérité, une émission animée par Patrice L’Écuyer. Le but de l’émission était simple : les participants avaient deux semaines pour se pratiquer, chez eux, à relever un défi. Le jour de l’enregistrement, sur le plateau de l’émission, lesdits participants devaient relever leur défi devant les milliers de téléspectateurs. S’ils réussissaient, ils se méritaient un prix incroyable.

Ma femme avait assis Patrice dans mon salon et c’est là qu’il nous posa une drôle de question, à savoir - Quelle température croyez-vous qu’il fait dans votre salon, présentement? 

- C’est vrai qu’y fait chaud, répondis-je aussitôt. Je peux ouvrir une fenêtre si vous voulez.

- T’es-tu malade, me dit Maryse. On gèle! Monsieur L’Écuyer doit avoir frette. Je vais monter le chauffage.

- Si tu montes le chauffage, j’ouvre la fenêtre. Maryse, je t’avertis.

- T’as tout le temps chaud. T’es pas normal. Ça doit être que t’es frustré de pas savoir les Alpes sont où...

- Quoi c’est que tu reviens avec tes Alpes? C’est pas moi qui a chaud! C’est Patrice qui a dit qu’y faisait chaud!

- Y a pas dit qu’y faisait chaud, y a demandé quelle température y fait.

- C’est ça, aussi. Quand quelqu’un a chaud, y demande quelle température y fait. Quand quelqu’un a frette, y dit juste qu’y fait frette.

- Parce que tu penses que tu connais Patrice L’Écuyer? Tu serais même pas capable de me dire c’était qui ses invités à L’Union fait la force la semaine passée...

Ma femme passait ses journées devant la télé. Ça ne m’étonna pas du tout qu’elle se souvînt des invités de toutes les émissions de Patrice L’Écuyer. Ce dernier dut nous interrompre encore une fois :

- Du calme, dit-il. Si je vous ai parlé de la température, c’est pour vous préparer à votre défi. Dans deux semaines, vous devrez savoir mesurer la température aussi précisément qu’un thermomètre. Vous devrez donc savoir en tout temps quelle température il fait... 

- C’est ça notre défi? m’étonnai-je. Savoir mesurer la température comme un thermomètre?

- Oui, dit Patrice. Vous avez deux semaines pour apprendre à reconnaître la température ambiante de n’importe quel endroit. Pratiquez-vous dans un spa, un sona, un frigidaire à bière... Dans deux semaines, ce sera le moment de vérité : vous devrez nous dire quelle est la température du lieu dans lequel on vous aura placés.

Deviner la température ambiante d’un lieu donné, à un moment donné, sans thermomètre... Tout un défi. Il ne me restait qu’une seule chose à faire : espérer que Maryse soit choisie pour relever le défi.

- Dans deux semaines, poursuivit Patrice, une seule personne d’entre vous devra relever le défi. Je ne vous dis pas tout de suite qui de vous deux sera l’élu. Vous devrez tous les deux vous pratiquer à devenir des thermomètres humains! Bonne chance!

Patrice ricana et se leva de mon divan. On eut dit qu’il voulut sortir de chez nous avant que ma femme ne lui arrachât son linge. Elle était fan de lui. La gueule grande ouverte, elle le regardait partir. Il passa la porte et on le vit embarquer dans le char de Radio-Canada. 

- Bon, dis-je. Y est parti. Viens-t’en Maryse, on va se pratiquer pour notre défi.

- J’y fais un dernier bye-bye, dit-elle, attends un peu.

- Ferme la porte... on gèle!

- Ah, tu gèles à c’t’heure? 

- Sérieusement Maryse, je pense qu’on est poches pour deviner la température. Tu penses qu’y fait combien toi dehors?... 3°C?

- Peut-être... 2°C... murmura-t-elle.

Il fallut évidemment qu’elle ne fût pas d’accord avec moi. Chaque mot que ma femme prononçait était toujours contraire à ce que j’avançais. Puisque nous ne nous entendions pas sur la température qu’il faisait dehors, nous ouvrîmes la télé et nous checkâmes la température à Météo Média : 0°C. Mais pourtant les flaques d’eau dehors ne sont pas gelées, pensai-je. Décidément, je ne comprenais rien à la façon dont les météorologues mesuraient la température. 

- Est-ce qu’on a un thermomètre dans la maison? demandai-je à ma femme.

- Je pense pas... répondit-elle. 

Elle me regarda de la tête aux pieds. Son visage s’illumina. Elle eut une brillante idée :

- J’y pense, dit-elle, y a un thermomètre dans le frigidaire... 

Plutôt que d’aller acheter un thermomètre, ma femme entreprit de vider le frigidaire pour me mettre dedans. Elle ôta toute la nourriture, toutes les grilles et me somma d’y entrer.

- Vas dans le frigidaire, me dit-elle, pis essaie de deviner combien y fait dedans.

Elle eut de la chance que je ne fusse ni trop gros ni trop grand. J’entrai dans le frigidaire sans trop de difficultés. Elle ferma la porte. La lumière dans le frigidaire s’éteignit. Tout devint noir. Je patientai quelques instants, question de me faire une bonne idée de la température qu’il y faisait, puis quand je fus certain de mon coup :

- Moi je dis qu’y fait 3°C.

Elle ouvrit la porte. Je sortis du frigidaire. Elle s’approcha du thermomètre au fond du frigidaire et me dit que la température était de 2°C. 

- J’ai presque deviné! affirmai-je avec fierté. On continue!

- Y a un thermomètre dans le congélateur à viande au sous-sol! dit-elle avec enthousiasme.

Et nous descendîmes l’escalier jusqu’au sous-sol. Ma femme me suivait derrière. Nous n’allumâmes pas de lampes. Il n’y avait que la petite lumière sur la petite porte du congélateur qui flashait. Après que ma femme eut vidé le congélateur, j’y mis le pied, puis je m’y couchai comme dans un cercueil. Elle referma la porte du congélateur et attendit ma réponse :

- Pis, demanda-t-elle, combien y fait là-dedans?

Je grelottais. Je me raidis tout le corps. Je me sentis comme un steak qu’on eut voulu congeler. J’avais peur que ma femme ne remontât à la cuisine en me laissant crever de froid. Je répondis au plus vite :

- Y fait -20°C! Chérie, -20°C!

Elle ouvrit la porte du congélateur et j’en sortis paniqué. Je fus presque heureux de la voir. Il s’en fallut de peu pour que je lui sautasse dans les bras, mais je me retins. Je n’avais pas oublié la chicane que nous avions eu au sujet des Alpes. Ça m’avait laissé rancunier. Je ne voulais pas lui démontrer ni amour, ni affection. J’agissais en enfant, oui, si on veut. Je l’avoue. Je boudais.

Ma femme alluma une lampe. Elle dégivra le thermomètre dans le congélateur et prit la température : -20°C.

- Tu l’as eu! cria-t-elle. Ah ben j’ai mon voyage...

- Je m’en viens bon, hein! Sauf que là, on a fait le frigidaire, le congélateur à viande.... Qu’est-ce qui reste d’autre?

Elle remonta l’escalier. Je la suivis. Dans la cuisine, elle s’arrêta devant le four.

- Tu veux pas que j’embarque dans le four, j’espère? demandai-je.

- Ben là, chéri, on se pratique ou on se pratique pas! Notre four est assez gros pour que t’embarques dedans. 

Elle enleva les grilles du four et j’y entrai. Je devais faire attention de ne pas mettre les pieds sur l’élément chauffant. 

- Ok, dit Maryse. Je vais mettre le four à 350°F. Quand le four va être à 350°F, y va sonner. Toi, faut que tu cries Bip! Bip! Bip! en même temps qu’y va sonner.

Le four commença à chauffer. La température atteignit les 200°F. Ma peau se mit à brûler. Je frappais dans la porte du four afin que ma femme l’ouvrît, mais elle n’en fit rien. Je criai Bip! Bip! Bip! espérant qu’elle me fît sortir de là, mais elle bloquait la porte.

- Non, tu peux pas sortir, dit-elle. Le four est pas encore à 350! Je l’ai pas entendu sonner!

- Bip! Bip! Bip! criais-je encore. Laisse-moi sortir! Bip! Bip! Bip! Je t’en supplie! Je brûle!

Ma femme attendit que le four sonnât, puis elle ouvrit enfin la porte. J’en sortis calciné. La fumée remplit la cuisine. Ma peau boursoufflée était incapable de dire s’il faisait chaud ou froid. Elle devint croûtée et, bientôt, les gales sur ma peau me rendirent insensible à la chaleur.

- C’est fini pour moi, le défi... lançai-je à ma femme avant de m’effondrer au sol.

Je ne mourus pas, mais Maryse reconnut qu’elle y était allée un peu fort. Elle voulait impressionner Patrice, disait-elle. Elle avait voulu être mon entraîneure pour que je susse mesurer les températures mieux que quiconque, mais elle m’avait fait cuire comme un jambon.

Le jour de l’enregistrement de l’émission, je me présentai tout de même sur le plateau de tournage. Nous expliquâmes à Patrice ce qui s’était passé. Je ne pouvais pas participer au défi. Bien que j’eusse obtenu de bons résultats lors de mon entraînement, c’était ma femme qui devait relever le défi. Elle se plaça devant Patrice et attendit qu’on lui montrât quelle température mesurer.

- Je suis prête, dit-elle. Emmenez-moi où vous voulez, je vais deviner la température qu’y fait. 

- Voyons d’abord ce que vous remporterez si vous relevez votre défi... dit Patrice. Vous nous avez dit que vous aimeriez voir les Alpes? Eh bien, voici ce que sera votre prix : un séjour pour deux dans les Alpes! 

- Je suis prête à brûler dans un four si y faut, Patrice! Si c’est pour aller voir les Alpes! Emmenez-le votre four!

- Il n’y a pas de four, Maryse. Concentrez-vous. Dites-moi, quelle température il fait... présentement?

- Quoi? Ici? Sur le plateau?... J’en ai aucune idée, Patrice! On s’est pratiqué dans un frigidaire, un congélateur à viande, un four... mais on a pas essayé de deviner la température « normale »...!

Maryse ne répondit rien. Elle échoua. 

- Malheureusement, dit Patrice, les températures « normales » faisaient partie des températures que vous deviez étudier... Désolé, Maryse, vous n’avez pas relevé votre défi. Vous ne gagnerai pas le voyage en Suisse...

- En Suisse? dit-elle. Mais je veux pas aller en Suisse non plus....

- Ben oui, vous venez de dire que vous vouliez voir les Alpes. Meilleure chance la prochaine...

- Les Alpes, interrompis-je, c’est beau, mais vous êtes dans le champ avec votre Suisse. Les Alpes, c’est pas en Suisse.

- Les Alpes sont en Suisse, dit-il.

- Vous connaissez pas votre géo... dis-je. Les Alpes, c’est pas en Suisse!

- C’est pas en Suisse pantoute! ajouta ma femme.

Je regardai ma femme. Elle me sourit. J’avais changé à ses yeux. J’ignore si c’était à cause de ma peau brûlée ou de mes gales noires dans ma face, mais elle me regardait autrement. Elle ne m’achala plus avec son Atlas. Pour la première fois depuis notre mariage, nous étions d’accord sur toute la ligne : les Alpes, c’est pas en Suisse.