15 juin 2013

La table à pic-nic

La table à pic-nic s'écorchait le bois des pattes, c'est comme te dire que je ne pouvais plus marcher tellement les talons me faisaient mal, mais je te suivais parce que je n'ai pas peur et que je te suivrai toujours, je me dis, tu peux traverser une rue ou me dire de faire gaffe aux autos, je ne regarde jamais vraiment que les traces mouillées de tes bottes quand il pleut, ou invisibles quand il ne pleut pas. Dès qu'on marche, c'est qu'on suit. Comme des acrobates sur un ballon, nos pieds font tourner la terre. Tu portais un jacket mauve et la couleur ne s'agençait avec rien. Dans un parc, une fontaine éclairait comme si le soleil se baignait dedans, et si c'était moi, ou si c'était toi, les astres mis à nu, saturne divorcée de ses anneaux; d'écrire ce qui me tente ou que tu me tentes, j'ai cru le système solaire une relation déjà usée. Nos paroles en fumée, comme un feu d'artifices, ont éclipsé un instant la lune en pétard. J'ai dit : « Tu ne bois plus comme avant. »

On a jeté les restes du pic-nic en silence. Les fourchettes, les couteaux en plastique, les bouteilles. C'est Montréal. On ne pleure pas à Montréal. On a le rhume. On ne rit pas non plus. On sourit en levant les yeux au ciel ou on s'envole à dos de regard comme sur un cheval invisible. Tu as dit que je parlais à travers mon chapeau. De chapeau, je ne crois pas en porter, mais peut-être que je ne le vois pas et qu'il est rouge ou noir, sur ma tête. Peut-être aussi que je suis magicien et que c'est un truc duquel je pourrais faire naître des lapins et te faire rire au lieu d'en percer le feutre à coups de mots. J'ai dit : « Le mauve te va comme un gant, ton jacket aussi et ta peau, tu ne penses pas que nous sommes. » Le hoquet m'a arrêté, la table s'est obscurcie et mon chapeau aussi.

La table s'est vidée de ses fentes entre ses planches, de toi aussi et les ustensiles. La porte de ta chambre s'est fermée. Je ne crois pas y avoir été invité. Je crois même n'avoir jamais quitté cette table où tu avais laissé ton jacket et je n'ai rien dit. Encore la fontaine m'appelait à m'arroser un peu plus. Même si c'est l'heure de dormir, je sors de la poubelle les fourchettes qu'on avait jetées. Les couteaux, les bouteilles, les coupes, les serviettes, les papiers, tout. Je reconstruis notre dîner sur la table et je parle : « Ce n'est pas parce que je suis seul que nous ne sommes plus ensemble. »

Chaque fois que je croise ce parc, je reconstruis le pic-nic que nous avions eu. La poubelle ne m'offre pas toujours les fourchettes. Parfois, il manque les couteaux. La bouteille par contre, je ne cherche pas. Je l'achète. Je bois seul et je ne suis pas fou, je dis : « C'est ce soir que j'irai sonner à ta porte et te porter le jacket mauve. » Et je bois, m'imprègne de l'odeur du vêtement, dors nu et me dis que ce sera demain. Demain, promis, j'irai le rendre... Plus les années passent, plus je repousse demain à plus tard et, plus le temps passe, moins j'en suis nanti et s'il est devenu de l'amour un jeu de hasard, je me dis qu'une journée de plus saura me guérir de tout hasard... Plus je pense à lui rendre le jacket, moins je me sens l'obligation de sonner chez elle. Et plus je sens le désir qu'elle vienne, elle, vers moi, me demander de le lui rendre, eh bien mieux je dors....

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