15 juin 2013

Le jeu du narrateur

Un océan de gouttes. Un pain de miettes. Un balai de poussières. Ça me fait rire, les vieux lecteurs qui veulent encore entendre parler de personnages. Georges. Georges va à l'épicerie. Il rencontre un chou-fleur. Il le prend et l'embrasse. Sur ses lèvres, le relief du légume, comme une herpès buccale insoutenable, lui paraît un baiser insupportable. Il le remet subtilement sur le comptoir près des poireaux. Une cliente voisine le remarque et, ce cher Georges, vraiment, je vous le demande, ça vous intéresse vraiment de savoir?

Georges n'existe pas. Il n'a jamais existé! Le tiers des gens ici le savaient déjà. Le deuxième tiers n'en a rien à foutre. Le troisième se demande encore ce qui arrivera à Georges! Georges ne s'appelait pas Georges. Il s'appelait Defné Doro. Il avait changé son nom en 1996 à la suite d'une tentative de suicide, ouf, rien de trop tragique, déjà qu'il n'existait même pas; quelques pilules avalées de travers dans une chambre d'hôtel, tu sais ce que c'est, quand ça rate et que les ambulanciers te réaniment avec leurs machins électriques. Enfin, le gros Doro, c'est comme ça qu'on l'appelait le plus souvent.

Le gros Doro.... Oh mais... Je ne m'adresse pas au premier tiers des gens qui le savaient déjà... C'est moi, hihi!  C'est moi le gros Doro! Comment vous trouvez ça? Ouais. Un jour, je me sentais mal. Je souffrais, souffrais, souffrais, je souffrais, j'avais envie d'en finir avec moi-même alors je me suis refilé une bouteille de comprimés derrière la cravate. J'ai survécu, parce que je suis gros et que je suis Doro, mais aussi parce que je suis mauvais à ce que je fais, parce que je suis le gros Doro et que j'ai déjà essayé de me suicider et que ça ne m'arrêtera pas. À l'épicerie, j'ai rencontré ce chou-fleur. Ah! Un beau brin de légume. Il y avait, quand je l'ai déposé, cette femme aux poireaux, Haliela qu'elle s'appelait, je lui ai demandé si elle embrassait mieux que les choux-fleurs. Elle a dit:

- Je ne sais pas ce que tu cherches, probablement un légume pour te faire une soupe, non, je n'embrasse pas, je me demande même ce que je fais là, et pourquoi tu me parles, et pourquoi les gens m'appellent le gros Doro... Je m'appelle Haliela.

C'est vrai. Je m'appelle Haliela. J'ai de grands cheveux noirs ambrés de gris, cinquante ans déjà, que je fais teindre en mauve. Mais le gros Doro continuait de parler et c'était drôle:
- Il m'a semblé les feuilles sous le chou-fleur comme une jupette qu'il fallait soulever pour voir en-dessous! Je soulève les jupettes, là, et je trouve ça ridicule, du moment que tu tâtes un légume, tu te dois de l'acheter, je ne dis pas ça pour faire ma salope, mais le gros Doro ne semble pas se rendre compte que personne ne croit qu'il ait existé un jour ou deux. J'ai plusieurs tiers qui me croient être la narratrice de ce récit et c'est mon tour de crier.

Taisez-vous! que je dis. Haliela a parlé! Elle dit qu'elle a vécu trois heures dans une ascenseurs en panne l'été dernier. Son mari l'a laissé. Ça n'a rien à voir. Il m'a laissé pour des raisons obscures. Oh je ne peux rien expliquer! Je pense franchement que je ne sais pas bien écrire. Les narrateurs se promènent à gauche, à droite, ne me laissent aucun indice au sujet de ce qui les dirige.
- Laisse le chou-fleur, me dit-elle. Viens chez moi.

Je ne sais pas si je devrais accepter son invitation, pensa le gros Doro à voix haute: il arrive qu'elle soit sympathique, d'autre fois qu'elle fasse brûler des cadavres dans son sous-sol. Du moment que je ne prouverai pas que c'est elle la narratrice, elle m'en voudra, et puis je ne sais plus quoi penser, sera-t-elle satisfaite de la part qu'elle prit au texte? Sera-t-elle déçu de se voir sur facebook? Je ne sais pas. Il se peut que mon nom soit William et que je ne sois pas à sa hauteur.

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