22 octobre 2014

Menu du soir


J'ai habité chez maman jusqu'à l'âge de quarante ans. Les gens du quartier se sont longtemps moqués de mon âge et de mon refus de trouver un appartement ailleurs... Comme si mon désir de rester avec elle était un handicap dû à une crainte ou à un blocage. Ils disaient que je n'aurais jamais de jeunesse, que la jeunesse se vivait loin de nos vieux, en dehors des jupes de nos mères... Il est vrai que les jupes de maman m'ont toujours été un bouclier efficace, mais jamais la jeunesse ne m'a filé sous le nez sans que je puisse en empoigner une parcelle de naïveté. Quand j'étais enfant, je me dérobais du monde en me faufilant sous sa jupe fleurie, et dans les plis du tissu je me construisais un dôme tiède et rassurant. En un éclair, je pouvais disparaître entre ses cuisses et m'esquiver du fils de la voisine, ce petit con qui brûlait des abeilles... Si je le pouvais encore, j'y retournerais, sans hésitation et fréquemment, humer l'odeur paisible de ce dôme, chaque fois qu'un collègue de bureau me demande de déjeuner avec lui à la cafétéria.

Pour maman, la séparation d'avec papa avait été difficile. Il y avait eu des blessures. Des morceaux de peau arrachés. Des pots, des assiettes, des fleurs séchées. Des tentatives de suicide et des gros mots. Le divorce avait troublé maman au point de ne plus savoir faire bouillir les pâtes. Je refusais de la quitter avant qu'elle se porte mieux. Elle était seule, sans ami ni amant, et c'était mon rôle de ne pas la laisser périr dans la solitude. Maman était une dame. Une femme respectable, de noble nature, mais de faible stature. Malgré le poste important qu'elle avait occupé à l'hôtel de ville, des gens lui voulaient du mal. Des gens, chaque jour, souhaitaient sa mort. J'ignore pourquoi les gens du quartier ne l'aimaient pas. Pour être aimé, je suppose qu'il faut dire bonjour à ceux avec qui on a déjà eu des conversations. Je suppose qu'il faut les saluer chaque fois qu'on les croise. Maman n'a jamais aimé dire bonjour. Elle n'a jamais dit bonjour ni au boucher, ni au boulanger. Pour elle, leur dire bonjour aurait signifié qu'elle les invitait à dîner. Mais elle ne voulait personne à table. Elle ne voulait que moi, et papa, s'il se décidait à revenir. 

Je n'ai jamais su la raison de leur divorce. À l'époque, leurs disputes présageaient déjà la rupture. Mais puisque papa était beau garçon, maman et moi avions tout de suite émis la possibilité d'une infidélité, et l'idée qu'il l'ait trompée avec la voisine n'a pas tardé à germer dans nos cerveaux. Notre haine envers papa explique peut-être les regards haineux que nous récoltions dans le quartier. Pourtant, et je le dis à ma défense : même si parfois maman avait pour moi quelques affections qui dépassaient le registre de la tendresse, jamais nous n'avons considéré sérieuse l'idée de passer notre vie ensemble ou de faire l'amour sans condom. Nos rapports demeuraient propres et strictement nobles, et jamais je n'aurais osé polluer son intérieur en m'y immisçant sans condom. Mon but n'était pas de remplacer papa. Mon rôle à la maison n'était pas de combler le vide que son départ avait creusé. Mon rôle était tout autre. Je m'occupais du bonheur de maman. Je m'assurais que rien ne vienne menacer son confort.

Peu de temps après le divorce, papa a été victime d'un incendie. Aujourd'hui, il ne reste rien de l'immeuble où il habitait. Ce sont des choses qui arrivent. Les flammes l'ont rendu moins beau garçon, il faut le dire : son chirurgien n'a pas su le rendre comme avant, et ses yeux n'ont plus jamais été les mêmes. Les mauvaises langues du quartier se sont mis à dire que maman était l'auteur de l'incendie. Moi, je dis que nous ne saurons jamais qui sont vraiment les auteurs. Depuis le divorce, je me suis toujours occupé du bonheur de maman et de son courrier. Au début, je lui lisais toutes les lettres qu'elle recevait - une dizaine par jour. Ses yeux n'ont depuis jamais cessé de faiblir. De toutes les lettres qu'elle recevait, seulement une ou deux méritaient d'être lues. Les autres, écrites dans une langue primaire et bourrée de fautes, n'étaient bonnes qu'à aiguiser les dents des chiens, et comme nous n'avions pas de chien, je me dépêchais de les lire, froidement, malgré les pleurs de maman qui en avait marre d'être détestée. Puis je déchirais ces lettres au-dessus d'une poubelle ou j'allais en faire un feu dans la cour. C'est par souci de préserver le bonheur de maman que je me suis mis à la tâche de trier son courrier. Tous les matins, je me levais avant elle pour retirer toutes les lettres qui semblaient provenir de destinateurs indésirables. Je jetais les enveloppes qui pourraient contenir des menaces de mort. Je ne me risquais même plus à les ouvrir. Je triais le courrier proprement, sans déchirures. Je ne voulais pas connaître l'ampleur du danger qui pesait sur ma mère. Je tenais seulement à ce qu'elle ait l'impression d'être aimée en ouvrant son courrier. 

Hier, avant le repas du soir, il a fallu que je quitte maman. Mon âge n'a rien à voir avec mon départ. C'est l'amour qui m'a poussé à partir. L'amour est un rêve qui, en un éclair, peut tourner au cauchemar. Elle portait un pantalon. Un pantalon en toile ou en nylon - je m'y connais très peu en tissu - qui montait au-dessus de ses hanches. Sur le petit tableau noir, suspendu à un clou dans la cuisine, j'avais écrit le menu du soir. Chaque jour, sur ce tableau, j'inscrivais le menu du soir. Maman tenait à savoir ce que je lui préparerais. C'était une routine. Mais comme elle ne voyait plus très bien, je ne craignais plus qu'elle soit offusquée par le menu. Hier, en entrée, nous aurions dû avoir le Potage liquide aux poireaux pas frais et à la carotte de fond de frigo. Pour le plat principal, nous aurions dû avoir la Saucisse ratatinée dans sa purée de grumeaux et le Spaghetti au beurre ramolli par la température ambiante, mais nous n'avons rien eu de ça. Je n'ai pas pu cuisiner hier. Papa a frappé à la porte avant même que l'eau des poireaux se mette à bouillir. Il a frappé. Il a crié fort, dans une langue qu'on lui connaît, primaire et bourrée de fautes :
- C'est quoi ton osti de problème! Tu réponds pu à mes lettres! Ça fait deux semaines que je t'écris que je t'aime! Pis toi tu joues l'indifférente... C'est fini nous deux, vieille calice de folle... Je reviendrai pu, je te le dis là. Reste avec ton gars, t'es tellement heureuse avec lui...

J'étais en train de couper l'extrémité poilue de mes poireaux quand papa est reparti. Les yeux de maman se sont posés sur moi. Ses yeux aveugles, verts, d'une couleur absente. Je savais qu'elle ne me voyait pas. À son âge, sa canne était tout son appareil visuel. Elle avait reconnu la voix de son ex-mari, mais elle ne l'avait pas vu. Elle savait seulement que j'avais détruit les lettres de papa. Elle savait, et ça se voyait qu'elle savait, que j'avais voulu conserver son bonheur en éliminant les mots de papa...
- Et pour le dessert? j'ai dit. Pour dessert, maman... 
- Sur le menu du soir, sur le tableau, c'est écrit quoi? a-t-elle demandé.
- J'ai écrit crème brûlée... Mais compte tenu des circonstances...

Je croyais que maman me jetterait dehors. Papa lui avait appris l'existence de ces lettres que j'avais jetées. Il n'en tentait qu'à elle de me punir à sa façon. Je pensais qu'elle m'en voudrait. J'attendais ses reproches les plus sévères. J'ai eu la peur de ma vie quand elle s'est avancée vers moi. Sa canne a buté contre ma cheville. Sa main tirait sur la manche de ma veste. Je sentais que le regret et l'envie se mêlaient en elle. Au risque d'être pessimiste, je dois dire que je me suis mis à croire à sa fin humaine et probable. J'ai craint pour sa vie. J'ai craint qu'elle se repentisse pour les flammes, pour l'incendie qu'elle avait orchestrer pour punir papa de l'avoir trompé. En un petit craquement de dos, elle a cédé et s'est effondrée sur moi. Elle est tombée dans mes bras, plus molle que les poireaux dans l'eau chaude. Sa faiblesse m'a enlacé. Le visage perdu, elle a glissé sa joue sur mon épaule. En dépliant sa jambe la plus forte, elle s'est hissée à ma hauteur et, les yeux fermés, comme un petit oiseau qui espère son repas, elle a frotté son menton sous le mien. Et sa bouche a rejoint la mienne.