26 novembre 2009

Réinvention presque posthume




J’ai tout écrit. Il n’y a plus rien à écrire. J’ai tout fait. Je suis mort 45 fois depuis ma naissance. Et je n’ai même pas 45 ans. Je suis mort en moyenne deux fois par année. J’ai peint ce qu’il y avait à peindre. J’ai aimé celles que j’ai aimées. J’ai bu ce qu’il y avait à boire. J’ai fumé. Beaucoup. J’ai ri une fois par jour, au moins. Des jours que je riais 45 fois, mais je ne comptais pas. 

J’ai vendu, j’ai acheté. J’ai reçu de l’argent. Je me suis soûler au milieu des gens. Même si aucun de ces gens n’était dans le même appartement que moi. J’ai dansé. J’ai crié. J’ai encore dansé. J’ai réveillé des voisins. J’ai fait brûler des épouvantails. J’ai fait exploser des bouts de plastique. J’ai poussé des filles. Des gars mon pété la gueule. Je suis retourné chez moi avec mon sang et mon ivresse. J’ai été joyeux.

J’ai espéré l’amour. Une fois. Je l’ai eu six fois. Et je l’ai fait cent fois. Mille fois, si on compte les fois où je l’ai fait tout seul. Je suis sorti tard. Je ne suis jamais rentré. J’ai parlé au travers de mon chapeau. Du mien et de celui des autres. 

J’ai enterré vivants des thons dans un carré de sable. J’ai vomi après avoir été malade, après avoir mangé une saucisse et après avoir bu du whisky. J’ai bu tout ce qui a existé, sauf la bouteille qui traîne encore dans ma bibliothèque. J’ai lu des livres mauvais. J’ai lu des livres trop longs. J’ai lu des contes pour enfant. J’ai lu des blagues qui ne m’ont pas fait rire. J’ai lu les livres que j’avais écrits mentalement. Et j’ai mentalement su qu’il ne fallait pas que je les publie. 

J’ai héberger des artistes. J’ai écouté chanter des filles qui ne savaient pas chanter. Pendant 27 ans, j’ai enduré tout ce qu’il y avait à endurer. J’ai donné des piastres à des clochards sur Sainte-Cath. J’ai vu une fille pleine de sida se piquer à l’héroïne. J’ai observé attentivement un paranoïaque faire une crise cardiaque. J’ai travaillé avec le public. J’ai travaillé dans la construction. Je me suis efforcé. Je me suis fatigué. Je me suis relaxé. Et j'ai recommencé.

J’ai promené mon chien 400 fois. J’ai fait l’épicerie 250 fois. J’ai fumé 4000 cigarettes. J’ai bu 650 bières. J’ai fait 2500 redressements assis et 300 push-ups. J’ai mangé 67 spaghettis sauce à la viande et 23 fondues chinoises. J’ai fait ce qu’il y avait à faire.

J’ai donné 60$ à la guignolée, 300$ à opération enfant-soleil, 3400$ à hydro-québec et 8000$ à l’impôt. J’ai fait partie d’un syndicat, d’un groupe d’artiste, d’une manifestation, d'un groupe de touristes, d’une gang de junks, d’un trip à trois, d’un comité littéraire.

J’ai fait des études. J’ai vu l’université. J’ai eu des amis. On a bu de la bière dans des verres à café pendant les cours. On a bu du vin autour des tables rondes. Je me suis pris pour un autre. J’ai cru que j’étais un artiste. J’ai signé des autographes. Je me suis trouvé beau. Je me suis trouvé laid. J’ai mis du varsol sur mes boutons. Je me suis rasé la barbe. J'ai eu la barbe longue. Je me suis rasé encore et j'ai eu la barbe longue. Je me suis photographié nu. Je me suis filmé nu. 

J’ai fait des vidéos cocasses. J’ai composé de la musique. J’ai joué Erik Satie au piano. J’ai imité plusieurs artistes. J’ai adoré Miro. J’ai voulu me retrouver dans la peau d’un autre. J’ai voulu me suicider. J’ai pleuré dans les bras d’une fille. J’en ai aimé une autre. J’ai été infidèle. J’ai voulu vivre. J’ai pris le bateau, le train, l’avion et l’auto. J’ai tondu la pelouse. Je me suis fait tondre le pied par mon père. 

J’ai détesté mes parents. J’ai détesté le travail, la cuisine et l'alcool. J’ai détesté les adultes. Puis j’ai aimé mes parents. J’ai aimé travailler, cuisiner et prendre un coup. Je suis devenu adulte.

J’ai tout fait ce qu’il y avait à faire. À partir de maintenant, tout ne fait que se répéter. Plus rien n’est à faire. J'ai chié 14 000 fois, pissé 52 000 fois. Le soleil, je l'ai vu se lever 1300 fois et je l'ai vu se coucher au moins autant de fois que j'ai pu pisser. La lune, je l'ai vue pleine 40 fois. Une fois de plus, une fois de moins. J'en ai assez vu. 

J'ai subi les pires insultes. Je me suis fait battre. J'ai battu les plus faibles. J'ai insulté les plus forts. J'ai battu ce qu'il y avait à battre. J'ai vécu les pires échecs. J'ai vécu les meilleurs échecs. J'ai vécu ce qu'il y avait à vivre. J'en ai assez, maintenant.

J'ai écrit tout ce que j'avais fait. J'ai dit que j'avais fait tout ce qu'il y avait à faire. J'ai demandé la mort. J'ai demandé autre chose. J'ai espéré avoir le goût de continuer et de refaire ce que j'avais fait. Puis, j'ai continué et j'ai refait. 

Et j'ai réinventé.

25 novembre 2009

Casquette plombée sur le crâne (ce matin j'ai une)


[ce matin
j'ai une casquette plombée sur le crâne]
(Renaud)

le plomb ne s’en est pas tout à fait défait
il demeure sur ma casquette
quelques épidermes plombées et sur mon crâne
quelques feuilles d’os.

rien ne se fragilise
le ciel cesse ses vertiges

le soleil durcit
aspiré par le noir
il ne m’accable plus que par l’idée
lointaine et nébuleuse
d’un univers plus grand que mon cerveau

ma casquette est d’un plomb volant
sur lequel a poussé des ailes
trop lourdes pour l’envol

je reste au sol
ancré comme les bateaux 
qui ne volent pas

mais protégé du soleil
et de mes propres flammes sèches
je glace mes travaux
cons

Comment écrire l'épopée du boeuf bourguignon en une seule étape facile



J’ai envie d’écrire, de parler de quelque chose de sérieux, quelque chose de logique, de cohérent et de droit un truc avec beaucoup de verbes, et d’adverbes, et de chiffres aussi. Un texte avec des statistiques sur la grippe ou sur la mort ou sur les naissances très nombreuses et les voyages aussi, et le nombre impressionnant de bagages à l’aéroport. Je veux un truc sur les femmes qui s’emmerdent dans les bureaux d’agences de voyage et je veux une relation amoureuse entre un nègre et une scandinave. Je veux une histoire vraisemblable qui ne tombe dans aucun cliché, mais je veux des voitures, du sexe, des blagues et des fusils. Je veux un truc travaillé, retravaillé et peaufiné. Un brin intellectuel, mais pas trop. Je veux de la philosophie, mais surtout de l’introspection, comme dans les auto-fictions.

Je veux écrire une histoire dont le début mettrait en scène une femme dans une cuisine. Pas trop d’animaux, seulement un chat. Un chat et une femme dans la cuisine. Je veux qu’elle fasse un ragoût ou un boeuf bourguignon, quelque chose du genre, et que ce soit super sérieux la façon dont elle mélange les légumes et la viande de sa marmite. Je veux que ça commence comme ça. 

Je veux expliquer ce à quoi pense la femme, et ce à quoi elle pense, je veux que ce soit ce à quoi pense une mère de famille super normale qui attend son mari. Et le chat, lui, je veux qu’il soit comme un bibelot mais qu’il ait un pouvoir symbolique. Tous les thèmes visités par mon histoire tournent autour de lui. C’est un super-chat. 

Je veux un élément déclencheur qui soit cohérent avec le début. Je veux que le lecteur se dise « j’y crois pas, vraiment, cela arrive? C’est possible que cela arrive, mais je ne m’attendais pas à ce que cela arrive! » Il y aurait un assez grand effet de surprise et la marmite de la vieille se renverserait sur le plancher de la cuisine, et le chat recevrait plusieurs gouttes de boeuf. 

Je veux écrire longtemps. Une longue histoire. L’intrigue doit être extrêmement longue. Il doit y avoir de grands questionnements : « Qui a bien pu nettoyer le boeuf bourguignon que la femme a renversé sur le plancher de la cuisine? » Et des indices : « Le chat adore le boeuf bourguignon. » Je veux de longues descriptions qui donnent un sens aux jugements de la femme dans la cuisine : « Elle est vieille, elle fait attention au gras, elle a les pieds palmés et des boucles d’oreille en forme de losange. »

Je veux que le lecteur soit étonné de la suite des événements. Je veux du suspens, des énigmes et des événements fantastiques. La vieille doit quitter sa cuisine pour prendre l’avion. Mais elle ne connaît rien, ni aux douanes ni aux hôtesses. Je veux qu’elle se trouve un mec sympa et musclé qui mange une patate frite. Je veux qu’elle l’embrasse, qu’elle le parfume et qu’elle le transforme. Je veux qu’il devienne elle et qu’ils se définissent tous les deux comme des âmes soeurs. Je veux une rupture, grave et émotive, et je veux que ce soit mon dénouement. 

Je veux écrire un texte bien écrit. De jolis mots assez longs qui disent ce qu’ils ont à dire mais qui n’en disent pas trop long. Je veux des blagues au sujet des hommes musclés et au sujet des femmes dans les cuisines, mais je ne veux ni clichés ni kitsch. Je veux que mon texte soit sincère, vrai et authentique. Et les gens ne sauront plus comment définir mon genre. Je veux qu’ils hésitent entre l’auto-fiction, l’essai, le roman traditionnel, la poésie et la biographie ; et je veux qu’ils décident finalement d’inventer spécialement un nouveau genre en mon nom.

Je veux que mon texte soit publié, je veux en vendre beaucoup et recevoir beaucoup d’argent. Je veux être reconnu dans la rue et je veux que mes lecteurs me parlent directement. Il faut qu’ils me parlent précisément de la fin de mon récit. Et je veux que la fin soit grave, rigolote et surprenante. Je veux un départ avec beaucoup de bagages, un retour à la cuisine initiale et un retour aux origines. Je veux que le chat se mette à parler, mais discrètement. Une sorte de langage qu’il faut s’amuser à décoder. Je veux écrire tout ça, et je veux l’écrire en une seule soirée. Je ne veux pas m’attarder trop longtemps aux lieux communs, mais je veux transgresser les tabous. Je veux que la vieille boive, et qu’elle boive beaucoup. Je veux que tout le monde prenne de la drogue et que les jeunes fassent l’amour sans cesse. Je veux qu’il y ait de la musique des années 70 sur tout ça, et que les enfants soient autistes mais attachants. 

Je veux, à la toute fin, un dernier dessin. Pas trop abstrait, mais très contemporain. Un truc qui ne s’inspire de rien sauf de l’histoire. Une femme qui renverse une marmite et une avion dans le ciel. Des traits de crayons très gras, et un chat gris presque rayé. Rien de commun. Je veux une finale explosive toute en rires pour que les lecteurs veulent la relire. 

Je veux l’écrire, et je veux en être l’auteur. Je veux que le bouquin soit aussi épais qu’une bible et que les enfants aient horreur de le lire. Je veux récolter des prix prestigieux en littérature, et avoir une page wikipédia juste à moi.

Je ne veux rien de trop compliqué, juste une histoire logique et belle. Je veux que le texte soit utile et bien expliqué, comme un mode d’emploi, étape par étape. Je veux que le texte serve à tout le monde et qu’il contredise les préjugés du gouvernement. Je veux que ce soit poétique, mais vivant. Je veux une ambiance réelle, où l’on pourrait sentir l’odeur du lilas, du président américain et des gamins qui baissent leurs culottes.

Si tu pouvais m’écrire tout ce que je devrais écrire. Si tu pouvais le faire avant demain matin, ce serait génial... 

Je t’aime 
xxx

24 novembre 2009

Phrases courtes




1. On se souvient davantage des phrases courtes que des phrases longues
     1.1. Les citations les plus lues sont souvent de courtes phrases
     1.2. Il n’y a aucune phrase longue qui soit devenue célèbre

2. On oublie souvent les phrases qui sont longues, mais rarement les phrases qui sont courtes
     2.1. Il est plus facile de mémoriser peu de choses que de mémoriser beaucoup de choses

3. T’as oublié que notre anniversaire de mariage était le 30 novembre est une phrase longue
     3.1. Elle contient 10,5 mots et 1 chiffre

4. Je m’excuse est une phrase courte
     4.1. Elle contient 2,5 mots

5. Va chier est une phrase un peu plus courte que je t’aime
     5.1. Elle contient 2 mots

6. Les insultes sont donc plus difficiles à oublier que les excuses et les dates d’anniversaire

23 novembre 2009

La manifestation

j’ai crayonné les pancartes suivi les contours préparé la manifestation pétrifié le silence sculpté le bruit préparé les jeux de minuit molletonné le parquet fais des trous pour tes talons préparé le plancher supprimé mes cris collé des dos de cuillères sous mes orteils préparé l’ébat fumé le dernier ouf, et avec beaucoup de mascara, préparé l’exclusivité émondée de ta tête

tes cheveux entre mes majeurs 
pour que tu n’aimes que moi

c’est un petit joli jeu

mais la cause et la manifestation
sont des jeux dont je me calice quand je t’aime

18 novembre 2009

Comment se casser la tête pour n'importe quoi en six étapes faciles

1. N’importe qui peut dire des choses intelligentes ;
2. N’importe quoi peut faire dire à n’importe qui des choses intelligentes ;
3. Les choses intelligentes font dire n’importe quoi à n’importe qui ;
4. Ce qui n’est pas intelligent suscite davantage de discours intelligents que les choses intelligentes ;

1. N’importe qui peut dire des choses intelligentes ;
   1.1. N’importe qui n’est pas intelligent ;
      1.1.1. Celui qui n’est pas intelligent n’est pas intelligent ;
   1.2. Et pourtant, n’importe qui peut dire des choses intelligentes ;

2. N’importe quoi peut faire dire à n’importe qui des choses intelligentes ;
   2.1. N’importe quoi n’est pas intelligent ; 
      2.1.1. Ce qui n’est pas intelligent n’est pas intelligent ;
   2.2. Et pourtant, n’importe quoi peut faire dire à n’importe qui des choses intelligentes ;
   2.3. Donc, ce qui n’est pas intelligent peut faire dire à celui qui n’est pas intelligent des choses intelligentes ;

3. Les choses intelligentes font dire n’importe quoi à n’importe qui ;
   3.1. Les choses intelligentes font dire ce qui n’est pas intelligent à celui qui n’est pas intelligent ;
      3.1.1. L’art est une chose intelligente ;
         3.1.2. L’art fait dire ce qui n’est pas intelligent à celui qui n’est pas intelligent (par exemple : celui qui n’est pas intelligent dit que l’art est une chose stupide)

4. Ce qui n’est pas intelligent engendre davantage de discours intelligents que les choses intelligentes ;
   4.1. Ce qui n’est pas intelligent peut faire dire à celui qui n’est pas intelligent des choses intelligentes ;
   4.2. Les choses intelligentes font dire ce qui n’est pas intelligent à celui qui n’est pas intelligent ;

5. Celui qui veut dire des choses intelligentes doit d’abord s’attarder à ce qui n’est pas intelligent ;
   5.1. La bêtise précède et provoque donc le discours intelligent ;

6. Tout ce qui est intelligent vient de ce qui était con ;
   6.1. Tout ce qui est con deviendra intelligent.

16 novembre 2009

Les morts compliquées



Mon chien est mort hier. Ma mère est morte deux jours avant. Et mon père, deux mois avant. Donc, ma mère est morte deux jours avant hier. Elle est morte il y a trois jours. Elle est morte deux jours avant que mon chien meure. Et mon père, il est mort deux mois avant. Deux mois avant que ma mère meure. Donc, il est mort deux mois avant deux jours avant hier. Il est mort deux mois avant aujourd’hui, plus hier, plus deux jours, les deux jours étant ceux où ma mère est morte. Il est mort deux mois et deux jours avant le jour où mon chien est mort, voilà. Ce qui fait, en bout de ligne, deux mois et trois jours. Je peux dire avec fierté que mon père est mort il y a de cela deux mois et trois jours. Et aucun mathématicien ne pourrait me reprendre. À moins qu’un mathématicien ait inventé une nouvelle façon de calculer la mort. C’est toujours possible. Aujourd’hui, la science n’a plus de limites. Et qui plus est, la mort n’a jamais eu de limites.

Mon frère, lui, il est mort deux jours avant mon père. Il est mort il y a de cela deux jours et deux mois et trois jours. Deux plus trois, ça fait cinq. Donc, mon frère est mort il y a de cela deux mois et cinq jours. Mais ma soeur, Béatrice, elle est morte un jour avant que ma mère apprenne la mort de mon père. Et ma mère a appris la mort de mon père un mois avant la mort (de mon père). Et mon père est mort un 31 mars. Donc, elle l’a appris le 31 février, mais il n’y a pas de 31 février. En plus, c’était une année bissextile. Donc, elle a appris la mort de son mari un mois moins deux jours avant sa mort. Ainsi, Béatrice est morte un 28 février.

Et plus je tente de découvrir qui est mort quand, plus je me dis que je n’y comprends rien. C’est donc dire que vous pouvez mourir à n’importe quel moment : deux mois avant l’autres, trois jours et un mois avant un tel ; quatre années et un mois et cinq jours avant un tel autre ; il n’y aura pas même un imbécile pour suivre votre mort, de la date où vous aurez trépassé jusqu’à votre enterrement. 

Vos morts sont trop compliquées.

Dyslexic dialog



C’est une grippe. Ce n’est pas une grappe, ma chérie. On ne dit pas grappe lorsqu’on veut parler d’une grippe, allons. Ce ne sont pas les grippes de raisins qui font le bon vin. Ce sont les grappes. Les mots ne s’échangent pas comme ça. Dit-on groupe lorsqu’on veut parler d’une grippe? Non. Alors on ne dit pas grappe pour grippe. 

Oui, bien sûr, lorsqu’on veut parler d’une grappe de raisins, on peut effectivement parler d’un groupe de raisins... C’est pareil... mais la croupe, ça c’est différent. Si on veut parler d’un groupe, il faut dire la troupe. Une troupe de fruits, c’est possible, à conditions que les fruits bougent pour émigrer vers un autre lieu... Et une trappe, ça, c’est un piège pour les animaux. Rien à voir. Et un trip, ça c’est pour les adultes et ça n’a encore moins rien à voir...

On peut dire une tripe, oui, en parlant des intestins des animaux, mais on ne peut pas dire un trip en parlant de l’instinct des animaux. Les animaux n’ont pas de trip. Ils ne fument pas, ne boivent pas. Tu sais, c’est comme dans ton jeu : les animaux ne consomment que du foin, de l’avoine et de la semoule. Pense aux zèbres. Tu sais, c’est la même chose : on ne dit pas les zèbres de Provence, mais bien les herbes de Provence. On ne dit pas grappe, mais grippe. 

Et la grimpe? Ça n’existe pas. La grippe grimpe, oui, parfois, on peut dire qu’elle grimpe, qu’elle augmente en intensité, qu’elle est plus forte... Mais non, non elle n’est pas plus porte pour autant! Les portes, c’est pour les maisons! C’est par là que tu entres en revenant de l’école. Tu n’entres pas par les fortes, si? Par les forteresses, peut-être, si seulement tu habitais un château, mais tu n’es pas une princesse. 

Non, tu ne peux pas dire gâteau lorsqu’on parle de château. Je sais que les deux ont un chapeau, mais as-tu remarqué que le chapeau n’avait pas de chapeau? Oui, je sais que je porte souvent un chapeau lorsque tu reçois un gâteau, mais c’est un chapeau de fête. Ça n’a rien à voir. Non, ce n’est pas un chapeau de tête. Je sais qu’on le porte sur la tête, mais c’est parce que dans nos têtes, c’est la fête. 

Quoi? La bête? Non, la bête c’est autre chose... C’est ton père, la bête. Oui, une bête c’est poilu et ça n’a pas de tête. T’as remarqué, ton père c’est le seul à ne pas porter le chapeau à ta fête. Ah, l’arête? Non, ça ce sont les poissons, rien à voir... Ça t’entre dans la gorge et ça t’étouffe et... tu avales et tu tousses et tu veux vomir et... la boisson? La boisson aussi, parfois, oui t’as raison. C’est pareil. T’as raison. 

Ta maison? Non ta maison elle va bien. Elle tousse pas ta maison elle est en parfaite santé. Je sais papa fume, mais oui il empeste. Mais c’est pas la peste. Non t’as pas la peste! La peste, c’est grand, c’est large... Toi tu es toute petite, t’as pas la peste allez, arrête... Non, pas arête! J’ai pas dis que t’étais un poisson! J’ai dit arrête! Non, tu peux continuer! Pas le poisson! J’ai pas dit que t’étais un poison, j’ai pas dit arête! 

Paraître? Mais d’où tu sors ça? Paraître, c’est avoir peur de ce qu’on dit. C’est être beau sans avoir rien à dire. Oui, on a quelque chose à dire ma chérie! Nous deux, on paraît pas. On paraît pas! On paraîtra jamais! On est! On naît? Si tu veux, ma belle, oui, haha! On naît! Ma chérie! On naît!

Je t’aime ma belle chérie...

L'Animateur et le Sage

Animateur : Selon vous, Monsieur, quel est le sens de la vie?

Sage : Lorsqu’on tente de faire parler un sage, mieux vaut se réduire à peu de mots alors...

Animateur : Selon quel, sens vie?

Sage : Pour, l’important répandre sourires...

Animateur : Et l’argent fait bonheur?

Sage : Non - mourir dignement.

Animateur : Que vous animateurs?

Sage : Quoi?

Animateur : Que vous animateurs?!

Sage : C’est quoi cette question? Vous ne savez pas formuler une question?

Animateur : Mais c’est vous qui avez dit lorsqu’on tente de faire parler un sage... et qui d’autre que moi vous fait parler ici???

Sage : Posez.

Animateur : Que pensez-vous des animateurs...?

Sage : Il est surtout amateur.

Animateur : Non, animateur.

Sage : Non.

Animateur : Oui.

Sage : Oui.

Animateur : C’est quoi votre problème? Je vous pose une question et vous jouez au miroir. Bon... Prochaine question : le travail?

Sage : Quoi le travail?

Animateur : C’est bien?

Sage : C’est bien.

Animateur : Et l’amour?

Sage : L’amour, c’est bien.

Animateur : Non je voulais dire... L’amour, est-ce que c’est mauvais?

Sage : Non...

Animateur : Donc, si j’aime mon travail, je suis le bien et le mal! Les deux! Je comprends!

Sage : Non.

Animateur : Oui, j’aime mon travail.

Sage : Non, vous ne comprenez pas. Vous ne savez pas poser les questions.

Animateur : Poser des questions, c’est mon travail, Monsieur!

Sage : C’est justement la raison pour laquelle vous ne devriez pas aimer votre travail...

Comment écrire dans la baignoire sans mouiller les mots




D’abord on se mouille au complet. On se lave. Puis on s’essuie les mains. Et les avant-bras aussi, parce que l’eau ça fait des gouttes. Et les gouttes, ça coule. Puis on prend un carnet, un journal ou un paquet de feuilles bref, n’importe quoi qui contient du papier. Et on écrit là-dessus. C’est comme ça qu’on fait pour écrire dans la baignoire sans mouiller les mots. 

Maintenant si vous voulez fumer une cigarette, il faut déposer vos papiers par terre (et non dans la baignoire) pour allumer la cigarette avec vos deux mains. Ensuite, il faut prendre le cendrier, parce que si vous jetez la cendre dans la baignoire, ça ne sert à rien de prendre un bain. Vous n’allez pas en ressortir très propre. 

Je vous conseille de déposer votre cigarette dans le cendrier après chaque bouffée et de ne pas reprendre vos papiers avant d’avoir vos deux mains libres. C’est souvent en écrivant avec une cigarette et un crayon à la main qu’on mouille les mots. Vous devez donc déposer vos papiers chaque fois que vous prenez une bouffée, et déposer la cigarette chaque fois que vous voulez écrire un mot. 

Maintenant, si vous voulez boire une gorgée de vin, c’est la même histoire. Sinon, vous risquez d’échapper tantôt la cigarette, tantôt le papier. Mieux vaut être prudent et manipuler une seule chose à la fois. 

Toutefois, après avoir écrit quelques pages (ou quelques mots, pour ceux qui fument et boivent), l’eau de la baignoire sera devenue tiède. Il faudra y ajouter un peu d’eau chaude. Pour cela, vous vous mouillerez probablement les mains (et les avant-bras). Je vous conseille de vous essuyer de nouveau, même si ce n’est que pour prendre une gorgée : vos mains devenues chaudes réchaufferaient votre verre de vin en plus de le mouiller (et si c’est un bain moussant, il risque d’y avoir quelques nuages de mousses dans votre coupe). Même chose si vous tentez de fumer les doigts mouillés : l’eau ramollira votre cigarette et vous ne voudrez plus y poser les lèvres. 

Il faut donc s’essuyer les mains, jusqu’aux avant-bras, toujours avant chaque opération. C’est la seule façon de ne pas mouiller les mots. C’est la seule façon d’écrire, et la seule façon d’avoir la certitude que ce que vous écrivez pourra être relu dix ans plus tard. Vos impressions, vos peurs... Et votre honte, par exemple. Il est important de la préserver dans ces écrits. 

Vous avez honte d’écrire dans la baignoire. Vous aimerez peut-être relire votre honte dans dix ans. Et aussi, vous aimerez peut-être relire la honte de votre ventre, de vos jambes. Vous avez honte d’être là. C’est bon à savoir. Vous avez honte de votre corps, de votre fatigue qui vous rend imbéciles et qui vous fait rigoler pour tout et pour rien. Vous avez honte de boire, honte d’avoir du plaisir, honte de vos amis qui ont trop de plaisirs. Honte de votre sexe. Vous observez votre sexe et vous vous demandez à quoi il sert exactement. Parfois, vous avez honte de l’utiliser. Mais souvent, vous avez honte de ne pas l’utiliser. 

Vous avez honte de fumer, honte de vos dépendances, psychologiques ou affectives. Vous avez honte de ne pas être parfaits, de n’avoir jamais publié ce qu’il y a dans vos papiers et de n’être connus de personne. Vous avez honte de ne pas avoir d’amis, ou honte de ne pas être capable de les garder.

Vous avez honte d’écrire que vous avez honte d’écrire. Vous avez honte de ce que vous devenez, de ce que vous êtes devenus. Honte de ce que vous êtes.

Vous buvez trop vous fumez trop vous écrivez trop vous aimez trop. Vous êtes trop intenses. Mais il est important que vos réflexions personnelles soient conservées. Même si ce que vous écrivez dans ces papiers étranges ne valent rien, tant et aussi longtemps que vous n’aurez plus honte de dire...

Maintenant, si vous manquez de vin ou de cigarettes, il faut sortir de la baignoire, s’enrouler une serviette autour du corps, courir s’ouvrir une autre bouteille et retourner à la baignoire. Si toutefois vous manquez d’espace pour écrire, eh bien il faut sortir de la baignoire et s’essuyer le corps au complet, s’habiller et écouter dans le salon une musique que vous aimez particulièrement.

Maintenant, si vous sortez de la baignoire parce qu’on sonne à la porte, il faut encore une fois sortir de la baignoire et s’enrouler une serviette autour de la taille. Mais avant d’aller répondre, il faut concevoir la possibilité que cette personne puisse à tout moment venir lire ce que vous écriviez. Cela dit, si vous avez honte de ce que vous écrivez, il faut dans ce cas détruire vos papiers en les jetant dans la baignoire. L’eau diluera l’encre et les pages deviendront illisibles. 

C’est la seule solution.

Ainsi je dis toujours : lorsque vous sortez de la baignoire, jetez toujours vos écrits dans l’eau qui se vide par le tuyau. Enfin, assurez-vous toujours de mouiller les mots qui n’ont pas été mouillés par erreur, afin que personne ne les lisent un jour...

11 novembre 2009

Ma blonde

Ma blonde ne m’appelle jamais. J’ai raison, c’est vrai, chaque fois que le téléphone sonne, ce n’est jamais elle. J’ai toujours eu raison d’ailleurs. J’ai raison depuis le début. Mais il ne faut pas m’en vouloir non plus. Je l’appelle au moins deux fois par jour, et même si elle trouve cela insuffisant, je ne suis pas à blâmer. Je n’aime pas appeler les gens. J’aime qu’on me téléphone. J’aime répondre au téléphone. Elle répond toujours quelque chose du genre « oui allô, ici l’institut psychiatrique de Valleyfield ». J’ignore même s’il y a réellement une institut psychiatrique à Valleyfield. Mais rien que de le dire, ça m’amuse.

Ce soir, le téléphone n’a pas sonné une seule fois. Elle doit se demander ce que je fabrique. Elle doit attendre mon appel. Mais je préfère laisser le combiné sur la charge. Je déteste lorsque la pile du téléphone est à plat. Je lui ai déjà dit : on s’en fout de la pile de ton téléphone résidentiel. Si elle est à plat, je vais t’appeler sur ton cellulaire. Mais pour elle, on dirait, c’est une manie de recharger les téléphones. Il faut que toutes les piles soient toujours pleines. Sinon elle a l’impression de manquer un appel.

J’attends son appel depuis cet après-midi. Je me demande ce qu’elle fabrique. Probablement qu’elle attend mon appel depuis cet après-midi. Mais je ne veux pas l’appeler. Depuis samedi passé, il y a un froid entre nous... Voici ce qui s’est passé : j’attendais son appel, et elle m’a appelé. J’ai répondu : elle a dit oui allô ici l’institut et j’ai dit oui allô ici l’institut. Et déjà que je doutais de l’existence d’une institut psychiatrique à Valleyfield, je me suis dit qu’il était fort improbable qu’il y en ait deux. Alors j’ai dit « non, tu n’es pas l’institut, c’est moi l’institut! Y en a pas deux comme moi! »

Je lui ai dit que c’était très prétentieux de dire qu’il n’y en avait pas deux comme elle. Et moi, toujours très humble, je lui ai raccroché la ligne au nez. Et j’ai attendu son appel. J’ai espéré qu’elle me rappelle, mais le téléphone n’a jamais sonné. Alors je me suis demandé ce qu’elle fabriquait. En fait, elle était en train de jouer aux cartes sur son ordinateur. Je l’ai appris bien plus tard. Et quand je l’ai appris, je lui ai dit que c’est con de jouer aux cartes sur l’ordinateur.

Mais elle a beau dire que telle ou telle chose est inutile, pour moi, il existe certaines choses qui me font vivre inutilement. Comme jouer aux cartes sur l’ordinateur. Je peux y passer des heures. En solitaire. Et quand je gagne, même s’il n’y a pas de récompenses, j’ai la récompense d’avoir gagné. 

J’écris depuis tout à l’heure et je trouve qu’elle tarde à m’appeler. Elle est supposée venir chez moi ce soir et pour elle, j’ai préparé tout un dîner. Un boeuf bourguignon. Je déteste les dîners. J’ignore pourquoi elle tient tant à préparer les dîners. Je ne mange rien de toute façon. Je n’ose pas répondre au téléphone car je ne veux pas qu’elle m’invite à dîner, voilà. Je suis sûr qu’elle a préparé tout un dîner pour moi. Et je déteste manger. Je veux discuter, voilà. Je suis supposé aller chez elle ce soir et je sais qu’elle me forcera à tout manger ce qu’elle a préparé. Un boeuf bourguignon. Mais j’en n’ai pas envie. Et j’ai beau espérer, je sais qu’elle ne viendra pas. Elle déteste les dîners. Le téléphone vient tout juste de ne pas sonner :

- Oui allô, ici l’institut psychiatrique de Valleyfield.
- Comment? Non, c’est moi l’institut! 
- Prétentieux...
- Qu’est-ce que tu fais? Tu viens oui ou merde?
- Merde!
- Quoi merde?
- J’ai pas dit merde, j’ai dit tu viens oui ou merde?!
- Non, toi tu viens!
- Merde!

Et j’ai raccroché. Cette fille me faisait penser comme une fille. Je répète sans le vouloir tout ce que j’entends. Et parfois, c’est moi que j’entends. Et quand je me parle, je parle souvent au téléphone qui ne sonne pas. Je lui parle directement : 

- Tu sonnes?
- J’ai sonné chez toi...
- À ma porte?! 
- Pas à ta porte... ce que je foutrais dehors? J’ai sonné à moi-même...
- Eh bah arrête de sonner à toi-même et sonne à ma porte! J’attends quelqu’un!

Et j’ai raccroché. Je sais très bien que je me parle à travers le téléphone et qu’il n’y a personne au bout du fil. Mais ça m’aide à mieux me parler. Quand j’ai un objet sur l’oreille, j’ai l’impression d’être écouté.

Tout à l’heure, le téléphone a sonné. Et c’était vrai. C’était elle. Elle me demandait si je venais. J’ai dit toi tu viens. Elle a dit tu veux que je vienne, mais tu viens j’ai dit non je ne veux pas venir, mais que tu viennes, je le veux elle a dit tu ne veux pas venir et j’ai dit je ne veux pas venir mais je veux que tu veuilles venir et elle a dit tu veux que je veuilles venir et si je venais, tu me voudrais ou tu voudrais seulement que je viennes plus encore? J’ai dit viens. Je t’attends. Et j’ai raccroché.

Et le téléphone a sonné derechef : 

- Oui allô, ici l’institut psychiatrique de Valleyfield!
- C’est moi l’institut! Y en a pas deux!
- Il n’y en a qu’une, en effet...

Et j’ai raccroché. Et j’ai espéré que ma blonde me rappelle pour m’assurer que c’était elle qui venait et qu’elle viendrait manger mon boeuf bourguignon et qu’elle m’assure que ce n’est pas moi qui vais chez elle car je n’ai aucune envie de sortir d’ici je préfère jouer aux cartes parce que l’extérieur moi ça me fait peur et je préfère l’intérieur qui est le mien et si elle veut qu’on s’aime, elle devra apprendre à laisser son foutu jeu de cartes et laisser son boeuf bourguignon de côté. Je ne suis pas un boeuf bourguignon. Je ne suis pas une paire de vallets. Et plus elle s’obstine à rester chez elle, plus je la déteste. 

Moi, j’adore sortir. Je sors toujours. Je vais à l’épicerie, je vais voir ma famille, je sors dans les bars. Elle, jamais. Et j’en ai marre de toujours rester enfermé chez elle sous prétexte qu’elle a peur de l’extérieur.

Le dernière fois que le téléphone a sonné, il ne sonnait pas au téléphone. Il sonnait à ma porte. Juste avant que je commence à écrire, ça a sonné à la porte, et c’était mon téléphone :

- Oui allô, je représente l’institut psychiatrique de Valleyfield...
- Depuis quand les téléphones sonnent aux portes? que j’ai dit.

Et quand je suis rentré, j’ai commencé à écrire. Et j’écris pour dire clairement que j’attends l’appel de ma blonde. Et l’institut psychiatrique de Valleyfield attend aussi l’appel de ma blonde. Et je dis soit elle est sur son chemin, soit elle joue aux cartes sur l’ordinateur. Mais ce qui est sûr, c’est que ma blonde va venir. Et ce qui est encore plus sûr, c’est qu’elle existe. Sinon, les types de l’institut auraient eu raison depuis le début. Et je déteste les gens qui ont raison depuis le début.

1 novembre 2009

Halloween : Le conférencier qui ne pouvait plus ouvrir la bouche

J’ai le SIDA. Mais bon, ça ce n’est pas très nouveau... Je l’ai depuis l’âge de 23 ans. Depuis cinq ans, je fais des conférences dans les écoles secondaires. J’explique aux jeunes le fonctionnement du SIDA, et pourquoi il ne faut pas avoir peur du SIDA, et pourquoi le SIDA ne s’attrape pas en s’embrassant, et pourquoi le SIDA ne s’attrape pas en serrant la main d’un séropositif... 

Mais hier matin, j’ai perdu la voix. J’étais muet comme un sac de chips dans lequel personne ne pige dedans. Muet comme un comptoir de cuisine à trois heures du matin. Muet comme un haut-parleur éteint. Vous aurez compris. Muet comme une barbe rasée. 

Mais ça ne m’inquiètait pas. Il m’arrive souvent de perdre la voix. Surtout lorsque j’ai trop fumé la veille ou que j’ai trop bu d’alcool. Quand ça m’arrive, le matin, sitôt que mes yeux sont ouverts, je teste ma voix par un bâillement exagérément fort : hâââille... Si aucun son ne sort, je souris. Je souris parce que ça économise sur le café : les matins où je me rends compte que ma voix manque, pas besoin de café. Le stress de passer une journée sans voix est suffisant pour me tenir éveillé. Puis je grimace. Je grimace parce que je devrai appeler le directeur de telle ou telle école pour lui annoncer mon absence à la conférence de l’après-midi...

Sauf que hier matin, mon teste du bâillement s’est déroulé assez bizarrement. Ma bouche a carrément refusé de s’ouvrir. Elle restait fermée, et cela malgré toutes mes tentatives de l’ouvrir : j’ai eu beau me prendre la mâchoire, pousser avec ma langue, cracher toute la salive de mon corps, rien à faire. Je suis sorti de ma chambre. Je suis allé me faire un bol de céréales, mais impossible de le manger : mes lèvres ne voulaient pas s’ouvrir.

J’ai tout de suite eu peur de mourir de faim. Réflexe normal. J’ai versé quelques gouttes de lait dans ma narine droite et j’ai pu avaler. Après trente minutes environ, j’avais douloureusement avalé la totalité de mes céréales. Puis, l’estomac plein, j’ai pu penser à une solution pour remédier à la situation. 

Je ne pouvais pas parler ; je ne pouvais pas manger ; je ne pouvais pas même embrasser. J’ai pensé à ma petite amie : « Qu’est-ce qu’elle va dire de moi?! J’ai perdu l’usage de la parole! Pire encore, je ne sais même plus comment manger! » En tout cas, je savais encore penser. Et je sais toujours penser, puisque j’écris ce à quoi je pense. Quoi qu’il en soit, je devais absolument trouver un moyen d’ouvrir mes lèvres. Pour pouvoir embrasser ma petite amie, d’une part bien sûr, mais aussi pour être efficace lors de la conférence que je donnais le lendemain après-midi. 

Ma première idée a été de me commander une pizza de chez Pépé et Roni. D’habitude, je suis incapable de résister à leurs pizzas. Mais hier, j’ai pu regardé ma pointe pendant plus d’une heure sans jamais en avaler un seul morceau. J’ai commencé à paniquer. Et chaque fois que le téléphone sonnait, je faisais comme si c’était une question de mort. Je me convainquais qu’il fallait absolument que je réponde : « Réponds, allez réponds et parle! C’est ta soeur qui se meurt! C’est ta tante qui enfante! C’est ton frère qui se fait traire! » J’avais beau me convaincre de tous les moyens, je répondais oui, mais je ne pouvais rien dire. Ma gueule restait inerte. Mes lèvres, soudées comme une poutre d’acier qui soutient les murs d’une cuisine.

J’ai pensé appelé le directeur de l’école secondaire dans laquelle je devais faire une conférence le lendemain. J’ai commencé à composer le numéro, puis les chiffres ont manqué. 514-542-4... J’ai dû retourner à mon carnet d’adresses. D’habitude, je me souviens assez bien des numéros de téléphone, même ceux les moins utiles... J’ai cherché le numéro de téléphone, puis, une fois que je l’ai eu trouvé, je suis allé à la cuisine me faire un bol de céréales parce que j’avais oublié de manger mon traditionnel bol de céréales du matin. J’ai versé le lait sur les Froot Loops. J’ai pris la cuillère, mais mes lèvres ont refusé de s’ouvrir. J’ai eu la brillante idée de verser le lait, goutte par goutte, dans ma narine gauche. Finalement, au bout d’une heure, j’avais avalé tout le bol. 

Mais je devais absolument trouver un moyen d’ouvrir mes lèvres. Alors j’ai pris un couteau, et j’ai tenté de me frayer un chemin entre mes deux lèvres comme si c’était là un pain à trancher. J’ai scié pendant une bonne minute avant qu’enfin le sang se mette à couler. J’ai dû arrêter de scier pour commencer à essuyer le sang sur le plancher de la cuisine. Une fois le sang essuyé, j’ai recommencé à scier. En pointant la pointe du couteau directement entre mes deux lèvres, j’ai pu entrer la lame. Puis, j’ai fait bouger le couteau vigoureusement pour créer un espace convenable entre mes deux lèvres. Enfin, j’ai réussi à créer un petit trou entre mes deux lèvres soudées par lequel je pouvais souffler. Mais lorsque j’expirais, il y avait beaucoup plus de sang que d’air qui sortait. J’étais un véritable gicleur dans la cuisine. Un gicleur incapable de parler.

Puis, je me suis arrêté de gicler pour me demander ce que je faisais. Je ne me souvenais plus tout à fait des raisons du sang et des lèvres en morceaux. J’ai pensé : « Il faut que j’appelle le directeur pour la conférence de demain! » De toute façon, c’était pas l’envie de parler de SIDA après toute mon histoire. Et le téléphone a sonné. Et ma petite amie à qui j’ai giclé encore du sang sur le téléphone. J’ai voulu dire arrête d’appeler mais elle appelle toujours. J’ai dit mon bol de céréales. J’ai dit j’ai oublié mon bol à la cuisine. J’ai cherché le bol et je me suis rendu compte que j’avais oublié de manger mon bol de céréales de la tradition de chaque matin. J’ai versé les céréales et le tout petit peu de sang. Et j’ai voulu mangé par les narines mais par le trou des lèvres, j’ai tout versé. J’ai eu l’estomac rempli pour régler mon problème de lèvres.

J’ai pensé à la conférence de demain. Mais j’ai oublié d’appeler le directeur. Et j’ai oublié d’appeler ma petite amie qui se demandait ce que je faisais, mais je n’ai pas pensé. Et j’ai oublié son numéro, même si je cherche dans mon carnet je ne trouve pas et de toute façon, je crois que je ne parle plus à ma petite amie avec qui je ne faisais jamais l’amour. Mais je savais une chose, c’est que même si je perdais un peu la mémoire et ma voix, et mes lèvres et mon appétit, je savais marcher jusqu’à l’école secondaire gagner un peu d’argent pour me payer de la nourriture et des fleurs pour la petite amie que j’avais perdue. 

Cet après-midi, je suis allé à la conférence, pour donner ma conférence au sujet de mon sujet de conférence qui est le SIDA. J’allais commencer en disant pourquoi il ne faut pas avoir peur du SIDA, et pourquoi le SIDA ne s’attrape pas en s’embrassant. Et j’ai goûté le goût du sang sur mes lèvres. Mon sang plein de SIDA. J’ai eu peur du SIDA. Je n’ai pas voulu m’embrasser. Et je n’ai pas voulu m’avaler. Je me suis craché sur toute la classe et le directeur furieux plein de SIDA rouge sur le nez. J’ai perdu mon emploi et je ne suis plus conférencier. Ma santé s’en va et ma mémoire a dégringolé depuis tout à l’heure.

Et je crois que plus j’avance. Plus je crois que je perds.