28 avril 2010

La légende d'Ézeth Boren



A

1


Ézeth n’était pas un enfant turbulent. Lorsqu’il rendait visite aux patients de l’hôpital Sainte-Novina, sa présence ne gênait absolument personne. Au contraire, tout le personnel l’adorait. C’était un enfant timide, silencieux, souriant. Tous les matins, lorsqu’il franchissait les portes de l’entrée principale, une joie s’emparait de lui. Cette joie, soudaine mais silencieuse, était d’une sincérité adorable. 

À la réception, on trouva d’abord étrange qu’un enfant de sept ans demandât à visiter des patients inconnus. Mais, bien vite, les infirmiers se rendirent à l’évidence : l’enfant était doté d’une extrême compassion pour les malades de toutes sortes. Aux dires de plusieurs, il ne se sentait heureux qu’à proximité de la souffrance des autres. Et cette preuve de sensibilité, d’humanisme, n’avait rien d’étrange. 

*

À l’âge de quatre ans, Ézeth rendit visite pour la première fois à un patient de l’hôpital Sainte-Novina. Il s’agissait de son grand-père, Orest Vallée, victime d’un cancer de la gorge. Hanna ordonna à son fils qu’il se présentât lui-même à la réception. Ce qu’il fit : « Je m’appelle Ézeth je viens voir grand-père qui va mourir ».

Pendant plus d’une heure, le jeune Ézeth caressa la main de son grand-père. Puis, Hanna quitta la chambre pour aller chercher un croissant à la cafétéria du troisième étage. Elle donna l’ordre à son fils de ne rien faire durant son absence. Quand elle revint à la chambre, Orest était déjà décédé. Ézeth, souriant, lui caressait lentement le front. 

Choquée d’avoir raté les dernières secondes de la vie de son père, Hanna manifesta sa colère : « Méchant! Pourquoi tu m’as fait ça?...! Je t’avais acheté un croissant! » Elle tendit brusquement le croissant en direction de son fils, qui n’en voulut pas. Elle en prit une violente bouchée, grommelant : « Tu n’as plus faim, c’est ça... Méchant... »

*

Suite à cet événement, les visites d’Ézeth, accompagné de sa mère, devinrent beaucoup plus fréquentes à l’hôpital. Hanna demandait à voir des mourants inconnus, prétextant que son fils avait une extrême compassion pour les mourants de toutes sortes. 

De l’âge de cinq à six ans, Ézeth assista à plus d’une trentaine de morts. Chaque fois, le même scénario se répétait : l’enfant caressait d’abord la main du patient ; puis, au bout d’une heure, quand le patient décédait, Ézeth lui caressait le front ; il retirait ensuite sa main, le sourire aux lèvres, poussant un long soupir de satisfaction. 

*

Quand Ézeth eut sept ans, sa mère cessa de l’accompagner. La présence de l’enfant seul, devenue très remarquée, ne fit pas l’unanimité à l’hôpital. Certaines mauvaises langues racontèrent que ses visites précipitaient le moment de la mort des patients. Cela créa tout un débat, car d’autres réfutaient que l’enfant avait un pouvoir salvateur, qu’il aspirait les souffrances du malade pour le guider vers une mort apaisante. En fin de compte, il revenait aux patients d’accepter ou non la visite de l’enfant. Mais tous, sans exception, acceptaient. Si bien que, partout dans l’hôpital, on se mit à réclamer la visite de celui qu’on surnommait le petit-accompagnateur. Même ceux qui ne savaient pas parler s’efforçaient de sourire pour acquiescer à sa visite, même ceux qui ne savaient pas entendre se mettaient à scander, matin, midi et soir, le nom d’Ézeth Boren.



Moi je mange toujours toute mon assiette. Mon cousin, lui, refusait de manger même si pourtant qu’on lui disait toujours que tu es trop maigre Ézeth, que tu devrais manger, que tu devrais avaler de vraies choses avec ta gorge. Ma tante Hanna, il fallait qu’elle va dans le jardin en pleine nuit pour ouvrir la cage. Elle prenait un pigeon, elle rentrait avec l’animal et l’égorgeait devant Ézeth. Elle lui faisait de la mort pour souper pendant que moi, je dormais et j’entends tout. 

Une fois, quand j’ai sorti du lit pour regarder, Ézeth déposait sa main sur les petites pattes mortes du pigeon. Et après, il souriait, mais pas longtemps. Il retombait comme dans la dépression. Et après, il disait que c’était bon, mais que c’était pas aussi bon que la mort des malades de Sainte-Novina.

Hanna a gueulé longtemps à Ézeth qu’est-ce qu’il va falloir que je me tues devant toi, pour que tu sois ressasié une fois pour toutes? Je pense que c’est de cette fois-là qu’elle est partie pour l’urgence, qu’elle hurlait avec plein de sang que mon cousin il va finir criminel parce qu’il aime la mort. 

Moi, je trouve ça qu’Ézeth est gentil parce qu’il mange rien des animaux morts. Il les laisse sur la table. Et c’est le chat qui les mange. Les pigeons. 

3

Ézeth avait neuf ans quand sa mère, inconsciente, fut emmenée d’urgence à l’hôpital Sainte-Novina. On soigna les coupures qu’elle s’était infligé à la gorge, puis on l’installa dans une chambre de l’hôpital. 

Le lendemain matin, comme il avait l’habitude de le faire depuis l’âge de sept ans, Ézeth franchit les portes de l’entrée avec le sourire. Mais cette fois, le personnel ne fut pas touché par sa « sincérité adorable ». Il fallut qu’il se présentât lui-même à la réception : 

- Salut Estelle! Je m’appelle Ézeth je viens voir ma mère qui va mourir!

- Je sais comment tu t’appelles, mon chéri... dit Estelle. Ta mère est dans la chambre 46-05. Tu connais le chemin...

Estelle n’ajouta rien de plus, même si elle savait qu’il s’agissait de la dernière visite d’Ézeth à Sainte-Novina. Elle avait remarqué la présence des policiers à la sortie de l’hôpital. Et puisqu’elle avait entendu les propos d’Hanna, accusant son fils de se nourrir de la mort des autres, elle en déduisit que le petit-accompagnateur ne serait plus libre pour bien longtemps.

Dans la 46-05, Hanna se mit à trembler dès qu’elle vit son fils entrer. Elle lui ordonna malgré tout d’agir avec elle de la même façon qu’il avait agit avec les centaines de patients dont il avait précipité la mort. Ce qu’il refusa :

- Je veux pas te voir mourir maman...

Ézeth posa ses deux mains sur celles de sa mère. Il se mit à les caresser doucement. Le mouvement répétitif de ses propres mains le fatigua, et c’est ainsi qu’il s’endormit, la tête sur les genoux de sa mère. 

Au bout d’une heure, le sentiment désagréable d’une intense euphorie le réveilla : Hanna était morte. L’enfant se mit à rire, malgré lui, comme si le sentiment d’être rassasié lui chatouillait les tripes. Les patients des chambres voisines témoignèrent de ce qu’ils avaient entendu ce matin-là : ils dirent avoir entendu un rire enfantin incessant, presque malsain, provenir de la chambre 46-05. Ils affirmèrent également avoir entendu des planches de bois craquer. De même qu’une vitre se fracasser. Puis, après l’immense fracas, un silence complet. Comme si la pièce avait été déserté.

B

1

C’est vous, Sergent, qui m’aviez donné l’ordre d’entrer à l’hôpital pour récupérer l’enfant si celui-ci ne sortait pas avant 10 h 30. Je n’ai fait que suivre vos ordres. Comme le jeune Ézeth ne s’était jamais présenté à la sortie de Sainte-Novina avant l’heure indiquée, j’ai cru que je devais aller le chercher. 

La dame, à la réception, lorsque j’ai demandé la chambre de Hanna Vallée, m’a dit que celle-ci se trouvait dans la chambre 12-A9. L’information que cette dame m’a donnée était fausse, car la 12-09 était occupée par un transexuel nommé Guilda Morquet. Il semble que la dame en question, Estelle Fuchet, ait voulu m’induire en erreur afin de laisser le temps au jeune Ézeth de s’échapper.

Lorsque je suis entré dans la 46-05, l’enfant avait déjà quitté les lieux. Un arbre, dont les branches avait fracassé la fenêtre de la chambre, avait miraculeusement poussé au moment de la mort d’Hanna. L’arbre avait dû atteindre sa maturité en moins d’une heure, et tout porte à croire que c’est par ces énormes branches qu’Ézeth s’est évadé.

2

Je te souhaite la bienvenue à l’hôpital Sainte-Novina, Cristie. Ici, nous détestons laisser nos patients à eux-mêmes. Nous avons un groupe d’enfants, qu’on appelle « les petits-accompagnateurs », qui rendent visite à tous les occupants de toutes les chambres de l’hôpital. Ils sont drôles. Tu verras, tu ne trouveras pas de temps pour t’ennuyer. Dis-moi Christie, connais-tu la légende d’Ézeth Boren? 

- C’est le vieux monsieur qui fait pousser des arbres...

Oui, c’est un vieux Monsieur, mais il a déjà été tout petit, tout comme toi. Et tu sais ce qu’il faisait avant de faire pousser des arbres, quand il était enfant? Il rendait visite aux patients de Sainte-Novina. Il leur tenait compagnie pour les désennuyer. Il ne faisait rien de très spécial, mais on dit que sa présence apaisait la souffrance des gens.

3

Ézeth Boren découvrit, à l’âge de neuf ans, le concept de « L’arbre après la vie ». Suite à la mort de sa mère Hanna Vallée, il fut témoin de la croissance instantanée d’un chêne haut de plus de huit mètres, que l’on peut encore admirer au pied du mur extérieur de l’aile C de l’hôpital Sainte Novina.

« Chaque fois qu’un homme ou une femme meurt en ma présence, je remarque, non loin de moi, la croissance instantanée d’un arbre qui, auparavant, n’existait pas. » (Ézeth Boren, L’arbre après la vie, Éditions Fuga, A1745-4)

De l’âge de sept à vingt ans, Boren s’attarda à cet étrange phénomène. Il quitta sa ville natale pour émigrer au Danoce, où il visita plusieurs hôpitaux. Il assista à plus d’une centaine de morts, après quoi les environnementalistes, comme les scientifiques, affirmèrent : « L’effet Boren se fait bel et bien sentir : en treize ans, la population d’arbres au Danoce a doublé! »

À l’âge de 34 ans, Boren s’éloigna des hôpitaux. Disant vouloir faire pousser des arbres, il s’appropria plusieurs terres du Danoce, qu’il nomma « NF ». La création de la 31ème (NF31) marqua la mort de son cousin, Matias Vallée.

C

1

Je creusais dans la NF31. C’était rare que je croisais mon cousin. J’étais payé pour creuser des trous dans lesquels j’enfonçais une graine. Une graine, un trou, une graine un trou. C’était toujours pareil. 

On était soixante-dix à creuser de la même façon. On admirait Ézeth parce que le monde entier l’admirait. Il savait transformer la mort du monde en arbres et ça payait beaucoup pour lui. Il avait la grosse fortune.

Une fois, Lucvist a balancé sa pelle sur son épaule et a dit qu’il était écoeuré de travailler pour enrichir les poches du vieux. Boren a piqué la colère. 

- Lucvist! j’ai dit. Fais pas la gaffe! Tu connais pas l’histoire? Mon cousin il va te caresser la main et tu vas mourir et un arbre va pousser! 

- Mah non, qu’il m’a répondu. Il me fait pas peur le Boren. C’est pas vrai qu’il tue les gens pour faire pousser les arbres : il a changé sa méthode. Maintenant, il a tout inversé : il fait pousser des arbres pour tuer les gens...

« Inversement, lorsqu’un arbre se met à croître en ma présence, je remarque, non loin de moi, la mort instantanée d’un homme ou d’une femme. » (Ézeth Boren, L’arbre après la vie, Éditions Fuga, A1745-86)

2

Tante Hanna avait raison! Tu te nourris de la mort des autres! Tu n’as pas la compassion extrême! Tu manges le sentiment de mort! C’est pour toi comme l’euphorie, le sentiment de drogue et tu ris, à chaque arbre qui pousse et qui donne la mort d’un humain!

3

On vit, dans les yeux d’Ézeth, une rage rouge. On vit aussi, au milieu de la terre, naître au hasard dans les rangs de trous et de graines, les premières tiges d’un chêne. Lorsque, en moins d’une heure, l’arbre atteignit sa pleine maturité, Matias Vallée décéda.

27 avril 2010

Célibataire émietté


J’étais célibataire depuis exactement 32 ans. Pour célébrer l’occasion, je m’étais fait un petit gâteau d’anniversaire : un Joe Louis avec cinq chandelles dessus (3 plus 2, ça fait cinq...) Je n’avais pas envie d’allumer 32 chandelles. De toute façon, ça n’entre pas sur un Joe Louis. Je me souviens de mon 29ème anniversaire. J’avais dû jeter mon Joe Louis aux poubelles tellement il avait été démoli par les vingt-neuf chandelles. D’ailleurs, je m’en étais pris un autre sur lequel j’avais posé onze chandelles (2 plus 9, ça fait onze...). Celui-là, je l’avais dévoré avec le sourire.

Le célibat ne me fait pas sourire. Je me rends bien compte qu’il manque une femme dans ma vie : il n’y a personne pour faire ma lessive et mes vêtements sont toujours sales ; il n’y a personne pour faire la vaisselle et mes comptoirs poisseux sont sur le point de moisir ; il y a des fils dans les fenêtres et j’ignore si ces fils sont ceux des araignées ou ceux des poussières ; il n’y a personne pour laver les draps et les miens sont huileux, pleins de miettes et de poils. 

Je sais que j’ai besoin d’une femme. Le soir de mon 32ème anniversaire, je l’ai perdu à chercher l’âme soeur dans un bar du centre-ville. J’ai tenté de séduire la fille du vestiaire : 

- Il vous plaît, mon manteau? Vous n’arrêtez pas de le caresser... Je vous le laisse! Mais n’allez pas trop vous frotter sur mes manches, coquine!

Je lui ai laissé un pourboire convenable et j’ai attaqué le bar. J’ai commandé une bière. Tout simplement. Mais il me semble que la serveuse me désirait. Il me semble l’avoir vue lécher le goulot de ma bière avant de me la servir. C’était pour elle une façon de m’embrasser indirectement. Je lui ai laissé savoir : 

- Mademoiselle, si vous voulez m’embrasser, faites-le directement sur ma bouche! Ne jouez pas aux timides!

Elle m’a repoussé. Et toute la soirée, je n’ai croisé que des femmes timides. Enfin, assise sur un tabouret au bar, une jeune fille soûle (dix-huit ans) qui louchait m’a fait de l’oeil. Elle n’a pas repoussé mes avances. Au contraire, elle m’a embrassé sans même que je le demande.

Elle a dormi dans mon lit. Moi, pendant ce temps, j’ai fini les boîtes de Joe Louis. Je ne voulais pas que la bonne nourriture se perde. Je croyais bien que mon célibat était terminé et j’ai eu grand plaisir à jeter les boîtes de gâteaux au recyclage. 

La petite endormie était belle, très jeune et mince. Si j’avais eu des amis, ceux-ci m’auraient terriblement envié. Ils l’auraient probablement droguée pour la violer. 

Ma petite s’est réveillée dans la matinée avec une gueule de bois. Elle appréciait le fait que je ne lui aie pas fait l’amour. Elle m’a remercié d’être aussi gentil. Je lui ai offert deux aspirines et elle m’a remercié de prendre soin d’elle. Elle m’a dit que je ne l’attirais pas physiquement, mais que personne n’avait jamais eu autant d’attention pour elle. Et que ça pesait dans la balance. Je n’ai rien compris à ce qu’elle racontait. Sa gueule de bois lui faisait dire n’importe quoi. J’ai dit :

- Prends tes aspirines! Il faut que tu sois en forme! Il y a beaucoup de vaisselle et je ne veux pas que rinces à moitié! Allez!

- Quoi? De la vaisselle...?

- Oui, et de la lessive, et des carreaux à nettoyer, et tout ce qu’une femme sait faire...

- Mais t’es fou ou quoi, je fais pas de ménage... Moi, mon truc, c’est baiser...

J’ai jeté un coup d’oeil aux assiettes sur mon comptoir. J’ai demandé :

- Il faut que je baise avec toi pour que tu fasses ma vaisselle? 

- Non. Même pas. Si je baise avec toi, c’est toi qui vient faire ma vaisselle...

Je me suis dit. Une femme, c’est deux fois plus de vaisselle. J’ai planté les 33 chandelles dans mon Joe Louis et j’ai mangé mes miettes.

Le chemin de fer Barthar

En ce temps-là, ni les trains ni les wagons n’avaient encore été inventés. Dans les rues des villes, on roulait encore à cheval. Et lorsqu’on parlait de chevaux vapeurs, on ne parlait pas d’unité de puissance, mais bien de la nuée blanche qui sortait de leurs museaux humides les matins d’hiver. Certes, depuis longtemps, les gens savaient faire rouler des chariots sur des rails en bois, mais l’idée d’une locomotive pouvant transporter de lourdes marchandises à grande vitesse n’avait pas encore traversée l’esprit humain. 

C’est un dénommé Barthar qui eut, un soir, l’intuition de créer les plans de la première tranchée du premier chemin de fer au monde. Sans même savoir ce qu’était le transport en commun et sans même savoir à quoi ressemblerait nos voies ferrées du futur, il traça sur des plans l’ensemble du système ferroviaire que nous connaissons aujourd’hui.

Pour mettre ses plans à exécution, Barthar n’embaucha personne. Il tenait à ce que cette invention soit historiquement marquée par son nom. Il se disait seul créateur et seul inventeur du chemin de fer. 

Il commença d’abord par creuser, à la pelle, deux tranchées parallèles. Cela lui prit huit ans. Achevée, les deux tranchées s’étendait sur plus de vingt kilomètres. Ensuite, il fit déverser une quantité impressionnante de roches le long de ce que serait plus tard le chemin de fer Barthar. Enfin, il acheta une quantité impressionnante de barres d’acier qu’il plaça bout à bout au niveau du sol, les unes parallèles aux autres. Il s’assura de la stabilité parallèle de ces barres en les reliant par une série de planches solidement clouées.

Vingt ans après le début de ses travaux, à l’âge de 35 ans, Barthar avait réalisé un chemin de fer (le premier au monde) long de 21,3 kilomètres, partant de Norwich et finissant nulle part. Ses proches, voyant ce chemin de fer parfaitement fonctionnel mais inachevé, ne manquèrent pas de se moquer de lui : 

- Le jour où nos enfants sauront rouler sur le fer, ils iront tous à Norwich! Mais quand ils voudront prendre ton train, ils iront où? À Wymondham? Ça va nulle part ton truc.

- ...Je veux rejoindre Londres. 

Durant la deuxième moitié de sa vie, Barthar a continué de construire le chemin de fer de Norwich, espérant un jour atteindre la ville de Londres. Son ambition était grande. Plus de 150 kilomètres le séparaient de son but. Il a creusé, solidifié et cloué un jour à la fois. Il creusait plus qu’il ne parlait, il savait solidifier ses fondations comme s’il s’agissait de refuges pour enfants et, chaque fois qu’un camion livreur laissait tomber la marchandise, il souriait rien qu’à écouter l’assourdissant claquement des morceaux de fer qui tombaient sur les rails.

À l’âge de 75 ans, son chemin de fer s’étendait sur plus de 80 kilomètres. Les gens le traitaient de fou mais en réalité, ils étaient jaloux de son ambition gigantesque. Ils étaient frustrés de ne pas pouvoir participer à son projet futuriste. L’un d’eux disait :

- Vous vous rendez compte, tout l’argent que le vieux Barthar fera lorsqu’ils inventeront le train sur voies ferrées? Franchement, cinquante ans plus tôt, je n’aurais pas donné un sou pour sa construction. Mais maintenant que les temps ont changé... Nous entamons le 19ème siècle et son idée devient de moins en moins folle...

Et l’autre disait :

- Pour être plus riches que Barthar, il faudrait être les premiers à inventer la locomotive...

Barthar avait 80 ans quand la première locomotive a été inventée. Parvenu à la hauteur de la ville de Harlow, à 50 kilomètres au nord de Londres, il était à clouer une planche quand il ressentit le soudain vrombissement de ses rails. Au fil des ans, il était devenu à moitié sourd. Il avait appris à ne plus écouter les conseils des autres. Il entendit tout de même, derrière lui, ce jour-là, le son d’un engin extrêmement nouveau. C’était une machine grandiose, à la hauteur de ses ambitions. Jamais il ne se retourna pour connaître la source de ce tremblement étrange. Il reprit la pelle pour creuser une dernière tranchée. Celle-ci devait, une fois pour toutes, rejoindre Londres. 

Nul besoin pour lui de la voir de face, cette gloire que les gens lui accorderaient une fois rendu là-bas, il la percevait déjà. La simple vision imaginaire de ses générations futures qui flotteraient un jour sur les rails qu’il avait construits le satisfaisait. 

Il cloua un dernier clou avant que le train ne le happât. Le dos collé à la face de la locomotive et le visage vibrant au vent de la vitesse, Barthar filait. Il traversa la mort et les derniers champs qui le séparait de Londres.

Hamster salvateur

(Une soirée. Beaucoup de gens.)

Beaucoup de gens. Tu en rencontres plusieurs. Ils te demandent, à tour de rôle, ce que tu fais dans la vie. C’est leur façon à eux d’engager la conversation avec toi. C’est leur question normative. Tu récites la normalité ordinaire : j’étudie oui, vais à l’université là, travaille à temps partiel et le soir, hop je m’occupe oui, j’ai un hamster qu’il faut nourrir. Et toi?

Tu dis et toi. Tu demandes et toi parce que la normalité se termine toujours évidemment par et toi. Comme si tout le monde s’intéressait nécessairement à tout le monde. Tu n’es pas associable. Tu n’as pas de style. Tu refuses d’être snob ou hautaine, tu refuses même d’être artiste. Seulement en réalité, en fait, tu t’en fous. C’est une soirée. Tu sais ce que c’est. Tu prends une gorgée.

En réalité. Les études t’emmerdent. Dans tes cours, tu calcules savamment le nombre de secondes que tu perds à écouter les paroles d’un être humain à peine plus intelligent que toi-même. Tu te dis constamment que tu connais ce qu’il raconte, ou au mieux, que tu aurais pu le découvrir toi-même, avant même qu’il n’ouvre la bouche, si seulement tu avais perdu moins de temps dans les établissements scolaires et plus de temps dans tes livres à toi. Tu te dis que tu connais le cinéma. Que tu connais tous les films. C’est ta passion, ton ambition. Tu veux être réalisatrice.

Tu te dis. Tu te demandes. En réalité, combien de temps encore pourras-tu travailler au salaire minimum dans un club vidéo avant de taper une dépression? Et tu prends une gorgée et, en réalité, tu t’en fous. Cet emploi, ce n’est pas un vrai emploi. C’est en attendant. C’est pour occuper le temps. C’est pour faire de l’argent. Et avec cet argent, tu t’achètes des films. Tu fais grossir ton répertoire cinématographique. Tu crois sévèrement que ton patron devrait payer les films que tu achètes. Mais tu n’es pas encore réalisatrice. Tu n’as aucun pouvoir aux yeux du monde. Ton patron ne te regarde même plus depuis que tu l’as invité à regarder un film porno chez toi. Tu n’as aucune identité. Personne ne connaît ton nom. Tu n’as pas de nom.

- C’est quoi ton nom? qu’ils te demandent à tour de rôle.

Julie, que tu dis, Judith, que tu dis à tour de rôle : je m’appelle Justine, Justice, Justin. Tu t’amuses. Le fait que ton véritable commence effectivement par la lettre J te fait rire. L’un d’eux te fait remarquer que, Justin, c’est un peu curieux pour une fille. Tu t’en fous. En réalité. Tu prends une gorgée.

Tu te fous complètement de ton nom. Parfois, tu aimerais t’appeler Maroc, rien que pour que le monde te foute la paix. Mais tu préfères plutôt te dessiner toi-même un petit fauteuil invisible sur lequel tu t’assois, dans un coin de la maison, prétextant que tu t’isoles malgré ton désir de parler aux petits heureux qui dansent. Tu ne traites personne d’insouciants. Tu préfères les traiter de chanceux. S’ils se savaient insouciants, ils cesseraient de profiter de la chance qu’ils ont. Ils se mettraient à pleurer. Et tu détestes voir pleurer. Tu sais depuis longtemps que tu es quelqu’un de sentimental, et tu sais depuis toujours que les sentiments ne sortent jamais de ta tête orgueilleuse. 

- Ça va pas? Qu’est-ce que tu fais toute seule dans ton coin? qu’ils te demandent à tour de rôle.

Tu t’en fous. Tu prends une gorgée. Tu as failli dire que tu t’étais dessiné un fauteuil invisible. Mais l’alcool dans ta bouche t’a empêché de dire pareille connerie.Mais tu dis, malgré toi toutefois, que tu t’en fous. Il te répond :

- Est-ce que tu crois que c’est intelligent, laisser ses études, son emploi, sa vie, son hamster mourir? Tes ambitions peuvent mourir, oui d’accord, parce qu’il arrive assez souvent que les passions viennent et passent sans laisser rien de significatif je veux dire, il arrive souvent que nos ambitions ne portent aucun fruit, sinon ceux pourris dont les autres ne veulent plus. Et si tes ambitions passent et meurent, tes études tu me diras, elles meurent elles avec. Mais ton emploi? C’était en attendant de finir tes études, oui. Et tes études sont mortes, alors ton emploi est mort je comprends. Mais ta vie? 

Tu ne comprends rien à ce qu’il raconte. Tu lui demandes ce qu’il fait dans la vie. Il étudie en littérature. Tu comprends pourquoi tu ne comprends rien. Dans ta tête, tu te dis que tu t’ennuies de ton hamster. Hier soir, il avait un air un peu philosophique qui te plaisait bien. Il t’avait fait beaucoup réfléchir. Il était presque parvenu à te convaincre de ne pas laisser les études.

Tu décides de prendre ton manteau et tu t’en retournes chez toi. Tu ouvres la cage de ton hamster. Tu embrasses le petit animal. Debout, dans la paume de ta main, il te regarde. Enfin, il se gratte l'oreille et accepte de te venir en aide.

14 avril 2010

La fin des haricots

Je ne suis pas le premier à avoir appris la catastrophe, au contraire : je suis toujours le dernier à lire les journaux. Même que souvent, je préfère lire les journaux de la veille. Je me dis que le mal est fait, qu’il est passé, que les problèmes ont été réglés depuis hier et que les drames que je lis n’existent plus réellement. 

Les journaux sont démoralisants. Ils sont durs et sans couleur. Il y pleut toujours des drames et, puisque je ne suis pas né avec une joie en forme d’imperméable jaune, je prends mes distances face à ces pages grises. N’empêche, je n’en sais pas moins que les autres. Je me renseigne sur ce qui se passe dans le monde en conversant avec mes amis, comme Christophe. Lui, il connaît toute l’actualité. À l’époque, il me la racontait chaque matin, au marché du coin.

C’est là que j’ai appris la catastrophe. Je ne suis pas le premier à en parler, et je ne serai pas le dernier à le faire. Seulement, je tiens à vous raconter la façon dont je l’ai vécue, moi. Cette catastrophe. 

1

Le marché du coin, il s’appelait Jean-Talon. C’est là que j’allais, tous les matins, pour acheter mes fruits et légumes. Christophe m’avait appris qu’il fallait en manger beaucoup parce qu’il l’avait lu dans un journal dont la première page citait « les légumes verts contre le cancer ». Chaque fois que le journal sortait une nouvelle comme celle-là, Christophe baissait, devant mes yeux, le prix à la livre de ses haricots verts. J’en prenais toujours une quantité énorme que je ramenais chez moi mais que je ne mangeais réellement qu’à moitié. 

- Je n’ai pas le cancer, que je lui disais, mais je vais faire des réserves! Au cas où...

C’était devenu une habitude. Chaque matin, je lui achetais deux livres de haricots. Il me proposait ensuite ses carottes et ses navets, mais je n’en voulais pas. En réalité, je n’étais pas venu pour encourager son commerce, j’étais venu pour entendre son actualité. J’attendais qu’il me récite ce qu’il avait lu.

- Le président a eu l’air con dans la caricature de Chucky ce matin parce qu’il a augmenté la taxe sur la consommation, rien de très grave! Moi ça m’arrange! Et y a la petite disparue qui a pas été retrouvée mais, moi je dis qu’elle est toujours en vie. 

Quand tout avait été dit et que je savais que tel président avait provoqué tel scandale, que tel syndicat manifestait pour telle raison, que telle taxe avait été augmentée pour telle promesse, je sortais mon porte-monnaie avec le sourire. Je payais mes haricots et je m’en retournais chez moi. J’avais la satisfaction de tout connaître, de tout savoir, et souvent, rien que pour cette petite satisfaction, ma joie changeait du bleu au jaune.

Chez moi ensuite, je faisais cuir un quart de livre de haricots à la vapeur. Je les mangeais avec le sourire, en me disant que je guérissais d’un cancer que je n’avais pas et qu’à peu près tout dans le monde se déroulait de la bonne façon.

2

Le matin de la catastrophe, les choses se sont passées différemment. Christophe avait un regard sincère. Ce matin-là, il n’était pas accoudé sur le comptoir de ses carottes. Il n’essayait pas de m’attirer vers les navets. Il se tenait droit devant moi, dans l’allée : 

- Il n’y a plus de haricots. 

- C’est une blague? j’ai dit. Tu dis ça pour vendre plus de carottes? 

- Non non. Les haricots, c’est fini. 

- Bon... C’est pas grave. À l’avenir je vais te prendre des pois mange-tout. Et mes haricots, je les prendrai chez...

- Tu comprends pas. Ils l’ont dit dans tous les journaux : il n’y a plus de haricots nulle part! 

- Bon? Je vais arrêter d’en manger! Ils sont combien tes pois mange-tout? Je t’en prends deux livres! Ils disaient quoi d’autre dans les journaux ce matin?

- Que ça peut arriver, parfois, qu’un légume décide de cesser d’exister. Mais moi mon commerce en prend un coup... Comme tu dis, il faut que je me réoriente vers autre chose. Comme le pois mange-tout...

- Et la petite, elle a été retrouvée?

Christophe n’avait pas envie de me raconter le reste de l’actualité. Il se foutait bien de la petite disparue. Il comprenait mieux que moi la gravité de la situation. En réalité, les haricots avaient cessé de pousser. Nous croyions, au départ, que ce n’était là qu’un cas isolé. Mais les jours suivants, les autres légumes ont eux aussi arrêté de pousser. Et les fruits se sont mis de la partie, laissant les kiosques du marché complètement vides. 

Christophe a perdu son emploi. Comme il ne savait rien faire d’autre que vendre des légumes, il a dû quitter son appartement. Je l’ai invité à s’installer chez moi. Je lui ai promis qu’il ne paierait aucun loyer. Il ne me devait rien : ces cinq dernières années, je lui avais acheté tous ces haricots pour qu’il me lise l’actualité. C’était tout comme lui verser un salaire. Dorénavant, il logerait chez moi et ne ferait que me réciter l’actualité gratuitement. C’était un marché conclu. 

Du temps qu’il habitait chez moi, Christophe était très propre et communiquait une belle joie de vivre. La perte de son emploi ne l’a pas terriblement affecté. Il adorait passé ses journées à mémoriser l’actualité pour me la réciter le soir, quand je revenais du boulot, ou le matin à mon réveil.

- Bon matin! Les bananes sont en lock-out! Les dernières bananes qu’on trouvait en Jamaïque se sont laissé pourrir sous le soleil comme des pruneaux!

Je souriais en m’étirant dans mon lit : - Et les pruneaux? 

- Ils ont encore rapetissé depuis la semaine dernière... Les chercheurs ne savent plus séparer les raisins secs des pruneaux! 

On riait beaucoup. Contrairement au reste de la population, nous vivions très bien la catastrophe. Nous ne mangions ni légume ni fruit, mais cela ne nous causait aucun problème. Nous nous rassasions avec les hamburgers, et le soir nous vidions des sacs de chips en riant : 

- En autant que les patates nous lâchent pas! disait Christophe. On est corrects!

Le lendemain matin, je ne vous mens pas, Christophe était assommé par la nouvelle de l’heure. Il s’est avancé comme un zombie en direction de mon lit, le journal sous les yeux : 

- Les patates nous ont lâché...

3

Après le drame des patates, nous nous sommes concentrés sur la viande. Tout comme le reste de la population, paraît-il... :

- Depuis l’extinction des patates, m’a dit Christophe, les gens achètent plus de viande. Il faudrait faire des réserves.

Ce que nous avons fait. Mais plusieurs riches ont mis la main sur les meilleurs pièces de viandes plus rapidement que nous. Au bout du compte, nous nous sommes retrouvés avec une quantité impressionnante de coeurs de poulet. C’était là la seule chose que nous pouvions trouvé en magasin. Ça et le boudin. Bref, les trucs dont les gens ne raffolent pas. 

Désormais, chaque matin pour déjeuner, nous avions les oeufs (que les poulets fournissaient encore beaucoup) et les coeurs de poulets (qu’ils fournissaient malgré eux). Puis le soir, nous avions du boudin. Ça, il y en avait en masse, car les cochons et les boeufs n’arrêtaient pas de saigner dans les abattoirs pour fournir en viande les maisons les plus riches. Il aurait fallu être très riche pour se payer un filet mignon à ce stade-ci de l’histoire. 

Un soir, Christophe ne riait plus. Le vendeur de légumes qu’il était n’était pas fervent du sang de cochon :

- Je crois que je vais vomir...

Ça gueule s’est transformée. Elle ne ressemblait plus du tout à quelqu’un qui souriait, mais plutôt à quelqu’un qui allait gerber ses tripes dans le lavabo. Je dois avouer que je me suis demandé, un court instant, s’il serait possible de faire de la saucisse à partir des tripes d’un être humain. Puis, je me suis dit que si c’était possible, il y a déjà longtemps que nous l’aurions fait, et il y a déjà longtemps que les bouchers en vendraient sur leurs étalages...

- Attends, j’ai dit. Tu te rappelles les haricots que tu me vendais?... En vérité, je ne les mangeais pas... enfin, pas tous. Sur deux livres, j’en mangeais peut-être le quart... Le reste, je le congelais... Là où je veux en venir, c’est que j’ai vingt livres de haricots dans mon congélateur et... 

- J’en veux pas... C’est dégueulasse les haricots...

- Je sais! Mais peut-être on pourrait essayer de les faire revivre? Tu connais l’histoire du haricot magique? 

- Je veux de l’eau...

- Je ne sais plus si c’est Mickey, mais il y en a eu un génie qui a planté une graine dans la terre et ça a poussé! Mais vraiment poussé! Là-haut il y avait un géant qui bouffait tout le monde mais ça...

- Ça... Ha... 

Christophe a vomi. Dans son assiette, alors c’était irrécupérable. Moi, j’ai terminé mon boudin et mon verre de vin parce que je ne détestais pas. J’ai ouvert mon congélateur et effectivement, j’y ai trouvé les dizaines de sacs de haricots que j’avais accumulés depuis que je connaissais Christophe. 

J’ai ouvert un sac dans le jardin. Je voulais faire revivre les haricots. Si seulement une seule graine créait un haricot, nous détenions le remède contre toute cette catastrophe. Et j’ai compté : 

- Il y a dix pois pour chaque haricots, ce qui nous fait approximativement 10 000 graines, et donc 10 000 tentatives. Sur ce nombre-là, je suis sûr qu’on réussira au moins une fois à faire pousser quelque chose...

Tandis que Christophe faisait du boudin dans le lavabo, moi, je faisais la semence. J’ai, ce soir-là, planté cent vingt graines de haricots. J’ai bien arrosé. J’ai bien croisé mes doigts pour que l’une d’entre elles me donne un haricot tout frais. Je suis bien rentré du jardin et j’ai fermé la porte derrière moi. Toute la nuit durant, j’ai espéré que les haricots poussent de nouveau. Pour que les humains retournent à l’époque d’avant la catastrophe.

4

Les jours qui ont suivi, j’ai veillé sur mes petits haricots comme une mère. Je leur donnais parfaitement de l’eau et le ciel leur donnait parfaitement du soleil. Je ne voyais aucune raison pour qu’il ne me pousse pas cent vingt petits haricots tous bien construits. Je les sentais grandir même si je ne les voyais pas. C’était sous terre, et sous moi. Je sentais dans mon ventre, dans mes tripes, qu’une centaine de petits demandaient à voir la lumière.

Une semaine après la semence de mes graines, un matin, j’ai trouvé trois tiges vertes sorties de ma terre. J’ai sauté de joie. Ma joie, réellement, je peux le dire, aurait pu se comparer à un imper jaune. J’avais créé le haricot contemporain, le nouveau haricot duquel allait se nourrir la population. J’ai appelé Christophe en criant. 

Il tenait déjà le journal dans ses mains. Son air cassait déjà les coutures de ma joie.

- Un Shawiniganais a réussi à faire pousser un haricot... 

- Moi aussi! que j’ai dit. Moi aussi! Regarde! 

- Oui, mais lui, il le tient dans ses mains...

Le Shawiniganais tenait effectivement un haricot tout construit, tout beau, dans ses mains. Mais je suis resté à regarder mes pousses pendant des heures, admiratif devant mon travail.

Le lendemain matin, la nouvelle sortait : 

« LE QUÉBEC NAÏF : le gouvernement fait croire à la population que les fruits et légumes n’existent plus pour vendre son surplus de boudin et de coeurs de poulet. »

Christophe traumatisé. Il a dit j’arrête de lire le journal. Moi, j’ai dit non : 

- Continue de le lire. D’après toi, Christophe, c’est quoi le prochain aliment qui va cesser d’exister? Le pain? Le lait? Moi, j’ai déjà commencé à faire des réserves de noix. Je suis sûr qu’après les fruits, c’est les noix.

5 avril 2010

Les petites culottes familiales


RÉCIT DE PAPA

Parfois, quand je fais les boutiques, j’achète des trucs pour le plaisir. Des trucs que je ne porterais jamais. Je me promène dans les rayons pour enfants et j’achète des sous-vêtements féminins, des mini-jupes et des camisoles roses. Je sais que ces vêtements ne sont pas à ma taille. Ils ne sont pas faits pour un homme de quarante ans. Mais lorsque que je vois ces petits vêtements délicats étendus sur le plancher de mon appartement, j’aime croire qu’ils appartiennent à une fille délicate avec qui j’ai couché :

« La mini-jupe rose appartient à une fille de neuf ans. Je n’ai pas eu besoin de bonbons pour l’attirer ici. Elle aimait se faire sucer les pouces. Ce matin, elle est partie en vitesse pour l’école. Elle a oublié sa petite culotte sur le plancher du salon... » 

Je me masturbe en pensant très fort à cette enfant imaginaire. Je respire sa petite culotte. Je grimace parce que l’odeur n’est pas celle des filles. C’est l’odeur des magasins. Une odeur plastique qui étouffe mon excitation.

Je remonte mon pantalon. Je vais dans la cuisine et j’ouvre l’armoire. Je fais couler du miel sur la petite culotte que j’ai déposée sur le comptoir. L’odeur n’est toujours pas exacte, alors j’ajoute fromage, coriandre, tranche de viande, un peu de menthe, et je referme tout cela comme une papillote. Je laisse les odeurs fermenter dans le tissus. 

Normalement, ce rituel se fait secrètement. Je m’assure d’être seul à l’appartement lorsque je m’adonne à de telles pratiques sur les sous-vêtements d’enfants. Mais il arrive que Jeudy revienne de l’école un peu plus tôt que prévu et qu’elle me surprenne en train de cuisiner la petite culotte d’une fille que j’imaginais. 

Dans ces cas-là, je nettoie tout. Je fais semblant de chercher une tranche de pain et j’espère, très fort, qu’elle oubliera tout....

RÉCIT DE JEUDY

Je crois que c’est un problème de mémoire quand il revient de travailler du bureau. Je ne sais pas où il va prendre ses bobettes inconnues, mais il les cuisine avec de la viande et du miel comme si c’était du pain. Je ne l’ai jamais vu les manger, mais je suis sûre qu’il le ferait si je n’arrivais pas toujours avant qu’il les fasse chauffer au micro-ondes.

La minute que je le surprends à la cuisine, il nettoie tout en vitesse et me demande si la culotte qu’il tartinait appartient à Émilie : 

- Elle ne l’aurait pas oubliée la dernière fois qu’elle est venue dormir ici? T’es sûre?

- Oui papa... Sûre...

- Bon. C’est le pain que je cherchais. Pour me faire un sandwich. Il est où le pain? Et jette-moi cette guenille au plus vite. 

J’en ai jeté souvent de ces guenilles. Chaque fois, je fais semblant que c’est normal, que c’est possible de prendre une petite culotte pour une tranche de pain. Je ne l’interroge pas. Mais je sais que quelque chose cloche. Il est devenu un peu fou depuis son nouvel emploi. Si j’en parlais avec maman, elle déciderait sûrement de le quitter. 

RÉCIT DE MAMAN

Il me trompe. Il n’en dit rien. Ça fait des semaines que je retrouve des sous-vêtements féminins dans les poubelles. Je ne sais pas à qui appartiennent ces vêtements mais ils n’appartiennent certainement pas à une femme de mon âge... Chose certaine, il ramène de jeunes filles à la maison. Comme une idiote, je fouille les poubelles deux fois par semaine, pour trouver là-dedans les couleurs d’une fille que je n’ai jamais croisée...

RÉCIT DE PAPA

Et quand, malgré tous mes ingrédients, l’odeur du magasin persiste encore, j’ouvre le panier à linge sale. J’y glisse le bras. Tout cela est humide et plein d’odeurs. Je fouille dans les vêtements froissés jusqu’à ce que je tombe sur une des petites culottes de Jeudy. Je la sors de là, je m’assure qu’il n’y ait pas de témoin et je respire profondément l’odeur réelle d’une petite fille. 

Je retourne au salon et je me masturbe. Tout tient en mon plaisir. Après avoir éjaculé sur la petite culotte de ma petite fille, je regrette mon geste. Je panique. Je jette aux poubelles tous les indices qui pourraient me rendre coupable. Le lendemain, après le boulot, je passe beaucoup de temps dans les rayons pour enfants à chercher une culotte identique à celle de Jeudy. Mais c’est en vain. 

Je n’en trouve jamais une identique à celle que j’ai jetée la veille. 

RÉCIT DE JEUDY

Il y a de moins en moins de sous-vêtements dans mes tiroirs. J’ai un voleur de bobettes. Mon père dit c’est le bonhomme sept heures. Maman dit je couche avec les garçons.

Parfois, je n’ai plus rien à me mettre et maman en magasine d’autres. Elle est en colère. Elle dit je vais attraper le sida. Mais je ne suis pas folle. Je ne sors jamais du lit des garçons sans mes bobettes. Je ne sais pas où elles disparaissent.

RÉCIT DE MAMAN

ll se passe quelque chose. Ce n’est pas normal. Mon mari me trompe avec une jeune fille. Mais ce n’est pas le pire.

L’autre jour, dans les poubelles, j’ai trouvé les bobettes de ma fille souillées de sperme. Je crois que ma fille couche avec les garçons et, lorsqu’elle rentre à la maison, elle n’ose pas mettre ses sous-vêtements dans le panier. Alors elle les jette à la poubelle. 

Mais personne ne peut tromper une mère. Une mère est au courant de tout. J’ai privé Jeudy de sortie. Et mon mari... 

Pour mon mari... Je vais essayer de maigrir encore...

Tout mon talent dans un seul texte

À VOUS

Vous rentrez chez vous avec plusieurs sacs en plastique remplis de nourritures. Vous videz vos sacs sur le comptoir et vous en utilisez un pour la poubelle sous votre lavabo. Vous l’installez à l’endroit prévu à cet effet. Vous rangez la nourriture. 

Vous revenez de l’épicerie où vous avez acheté du pain, des barres tendres, des salades de fruits en conserve, une bouteille de vin blanc, des frites congelées, des saucisses et des pains à hot-dog, un poulet et votre revue préférée. Vous avez aussi acheté du savon à vaisselle et du savon pour les mains. 

Quand vous êtes passés à la caisse, vous avez dit à la caissière que vous aviez oublié vos sacs réutilisables en tissu. Vous avez menti. Vous détestez faire cela. Mais vous détestez également vos sacs en tissu. Ils sont sales. Vous avez l’impression qu’ils puent. Vous avez aidé la caissière à emballer vos effets dans des sacs en plastique. Vous aviez besoin de ces sacs jetables. Il vous manquait un sac pour la poubelle située sous le lavabo.

Vous êtes sortis de l’épicerie avec quatre sacs bien remplis. Vous avez marché jusqu’à chez vous. Vous avez déposé vos effets devant la porte d’entrée. Vous avez probablement sorti votre trousseau de clés à ce moment-là.

Soudainement, vous vous rendez compte que vous êtes dans la lune. Vous étiez en train de réfléchir au fait que vos journées se ressemblent toutes. Vous rangez les frites dans le congélateur. Vous ouvrez la bouteille de vin. Vous faites tout cela machinalement. S’il y avait quelqu’un d’assez fou pour vous chronométrer, il verrait que 54 secondes exactement s’écoulent entre chacune de vos gorgées de vin.

Vous ouvrez le robinet : eau chaude, évidemment... L’eau continue de couler. Vous y versez du savon à vaisselle pendant 2,7 secondes. Comme d’habitude.

Vous étiez encore dans la lune. Vous pensiez au fait que le robinet d’eau froide ne sert à rien. Vous ne l’avez probablement jamais ouvert. Pas même pour tiédir l’eau chaude. L’eau n’est jamais trop chaude. Vous avez les mains endurcies par l’ouvrage. Avec le temps, votre peau est devenue une carapace. Vous vous demandez s’il en va de même pour le coeur. Pendant que vous pensez à cela, les assiettes plongent d’elles-mêmes sous la mousse. Et votre main frotte les ustensiles sans même que vous n’ayez à vous en préoccuper. 

C’est tous les jours pareil. Vous vous sentez comme une machine. Il n’y a jamais énormément de vaisselle parce que vous la faites tous les jours. Vous ne voyez pas l’intérêt de sauter une journée. Cette vaisselle constitue votre passe-temps. Elle vous berce vers la soirée. De toute façon, vous détestez voir les assiettes traîner sur le comptoir quand vous vous réveillez le matin. 

Vous étiez encore dans la lune. Vous regagnez vos esprits. Les chaudrons se sont lavés tous seuls. Vous êtes rendus à nettoyer les comptoirs. Vous prenez une gorgée toutes les 54 secondes. 

La soirée arrive. Vous la sentez dans votre tête. Vous vous assoyez enfin. Vous ouvrez le soir et vous refusez de lâcher votre verre.

NOMBRIL

Je me suis assis trop tôt. Il faut encore vérifier les poubelles. Celle de la salle de bain est toujours vide. Évidemment, personne ne jette jamais rien dans cette poubelle : juste à côté, il y a une toilette. Je devrais jeter cette poubelle aux poubelles. Mais les éboueurs n’oseront jamais jeter cette poubelle. Ils la videront même si elle est vide. Et le lendemain matin, je rentrerez ma poubelle chez moi. Je ne la laisserai tout de même pas au bord du chemin. 

J’étais dans la lune. La poubelle de la salle de bain n’a pas bougé, mais celle sous l’évier est pleine. Déjà. Il me semble l’avoir changée cet après-midi en revenant de l’épicerie. Ou alors c’était hier? Ici, tous les jours se ressemblent. Je change mes poubelles machinalement. Je serais fou de noter une telle insignifiance dans un agenda. Les agendas sont faits pour les gens de métier.

Si seulement j’avais un clone, je lui attribuerais toutes les tâches ennuyantes. Je le nommerais secrétaire officiel d’un agenda qui ne me servirait à rien. En plus, je pourrais le frapper comme bon me semble, ce qui évacuerait mon stress. Je le traiterais d’incapable et d’alcoolique. Ce qui évacuerait ma culpabilité. Je pourrais même m’assoir pour le superviser. 

Bref, je m’assoirais beaucoup plus tôt que d’ordinaire. Ce qui me permettrait de boire beaucoup plus de 54 secondes.

VAGIR

Je ne comprends pas ma solitude soudaine qu’elle ne doit pas avoir été ramassée par les éboueurs et je suis sûr, il y a mon double quelque part. Il doit être tout près, ou peut-être en train de rouiller au fond des poubelles. Je ne suis pas fou. J’ai mon double quelque part que je cherche.

Je récapitule : d’abord, je suis rentré de l’épicerie où j’ai demandé les sacs de plastique pour les poubelles et j’ai fait la vaisselle et j’ai la preuve qu’il n’y a plus d’assiettes. Je me souviens d’avoir dit que je n’avais pas besoin de faire la vaisselle parce que je l’avais faite hier, ensuite, j’ai changé les poubelles, ou alors je ne l’ai pas fait et je l’avais fait hier ou alors elles ont toujours été vides, puis j’ai nettoyé les comptoirs mais c’était peut-être ce matin, ou plutôt cet après-midi, je le fais chaque jour ; j’ai peut-être sauté une journée sans m’en rendre compte et je n’ai peut-être rien fait de la journée.

C’est fort possible. Je n’ai peut-être rien fait du tout. Ou alors j’ai tout fait sans m’en rendre compte. Je me souviens d’avoir refuser de noter à l’agenda parce que c’est pour les gens de métiers. C’est la faute d’entrer dans la lune si je ne me souviens pas. Mais mon verre de vin.

Je me rends toujours jusque là. Je m’assois. Je prends les gorgées stables chronométriques et je vis les lunes successives jusqu’à me dormir. Quelque chose d’anormal s’est glissé dans mes provisions normales. 

J’ai perdu mon trousseau de clés. J’ai dû le mettre quelque part. Peut-être j’avais les mains pleines en ouvrant la porte et peut-être je l’ai mis dans un sac d’épicerie, qui lui est devenu sac de poubelle, sac de poubelle que j’ai donné aux éboueurs. 

Et les éboueurs sont venus vider le vide. 

LES VIDANGES DE MADAME LUPIN

Je ne veux pas dire qu’il perdait la mémoire, mais à force de faire une même chose, cette chose devenait pour lui si commune qu’il était incapable de la placer dans le temps. Il est devenue fou. 

Je ne veux pas dire qu’il avait perdu le sens du temps, mais le temps était devenu pour lui une série de gorgées de vin blanc qu’il achetait lui-même à l’épicerie, sans même que je lui commande quoi que ce soit. Il faisait tout comme une machine. 

Parfois, il tombait dans la lune, on dirait. Son regard s’effaçait. Il pensait à quelque chose. Mais compte tenu du nombre de minutes qu’il passait à faire la vaisselle, comparé au nombre de minutes qu’il passait à réfléchir, je crois qu’il était beaucoup plus robot qu’humain. Cérébralement, il ne s’activait que pour chercher le trousseau de clés qu’il avait lui-même jeté aux poubelles l’après-midi. Et, personnellement, je trouve cela bien agaçant de voir un clone chercher un trousseau de clés dans les poubelles de mes voisins à deux heures de la nuit... 

Je vous le jure et vous le dis : je ne crois pas avoir tué mon clone. Je l’ai frappé un peu fort ce soir-là, certes, mais il était déjà très malade. Il buvait une gorgée de vin blanc toutes les 54 secondes. J’ai moi-même chronométré, Monsieur. Il avait un réel problème de consommation. 

Qui plus est, mon clone ne faisait jamais la vaisselle, prétextant qu’il l’avait déjà faite la veille ou le matin. Aussi, il refusait de noter ses tâches à l’agenda, disant que les agendas étaient faits pour les gens de métier... Enfin, il refusait de jeter la poubelle de la salle de bain dont je n’avais plus besoin. Il disait que, de toute façon, les éboueurs ne la prendraient pas. Il « boguait » littéralement. Il se mettait à répéter sans cesse que le vide se vide, mais que le vide ne se jette pas. Je ne savais plus qu’en faire.

Pour le reste, Monsieur, je devais être dans la lune... Mais vraiment, dites-moi, soyez sincère, ne vous est-il jamais arrivé de jeter un double dans une poubelle? J’ai cru bon de placer mon clone au fond d’une poubelle parce que je croyais bien que c’était là le fond qu’il recherchait... 

Je ne suis pas très doué avec les clones et les doubles. Pour moi, ceux-ci ne sont rien de plus que des objets voués à se perdre ou à être jetés par inadvertance. C’est pareil avec mes clés. Je fais toujours une série de doubles que je perds constamment malgré moi. Je les oublie dans mes sacs d’épiceries, qui eux deviennent des sacs-poubelles. 

Mais le vrai trousseau, quant à lui, il demeure bien au fond de ma poche. Il ne me quitte jamais.