22 juin 2011

Trop débile ce qui m'est arrivé

Trop débile, que je dis, pour commencer, que vous aviez d’abord l’herbe, pas comme d’habitude, que les pissenlits étaient à plat, écrasés que le ras-le-sol leur avait oppressé le ciel sur la queue. C’était, pour ainsi dire, que le ciel leur était tombé sur la tête. 

J’avais la tête sur le ciment, dans mes souliers. Ma chair aplatie, en accordéons; je ne saurais pas mieux expliquer que de dire ma colonne vertébrale en miettes, mes os broyés blancs comme de la craie dans la rue. La rue, elle, n’était pas plus plate que si le ciel était resté dans les airs et, les roches, pareilles, trop dures pour se faire affaisser, elles continuaient d’arrondir l’asphalte. 

Mes voisins, comme moi, étaient plus plats que les roches. C’est pour dire à quel point la hauteur n’existait plus : j’étais large comme douze mais haut comme rien. J’étais haut comme une feuille de papier, tout au plus. Haut comme un papier de toilette. Les crayons comme les crottes s’étaient élargis jusqu’à nos visages et nous sentions, dans notre maison sans épaisseur, les odeurs de tout ce que nous n’avions pas l’habitude d’avoir dans le nez. 

C’était comme écraser le monde avec un pied. Écrasez les rosiers avec les loups. Vous ne sentez rien, mais sous votre semelle, ça pue le mélange de ce qui n’a pas l’habitude de se mélanger.

J’avais une chinoise sur les genoux. C’est pour vous dire à quel point le monde s’était répandu sur le monde, au-delà des océans, le sang des autres dans le mien, et les maladies des morts soudainement dans ma vie. Ceux qui étaient morts depuis longtemps restaient enterrés. Mais ceux qui venaient tout juste, poignardés ou vieux, puants comme ils sont dans la mort nouvelle, ils coulaient sous mes bras et moi je coulais, moi aussi, entre leurs fesses ou je ne sais pas où. 

Les arbres s’étaient fermés sur moi, rectilignes sur l’asphalte. J’avais les cheveux sur les orteils et le monde dans les os. Les yeux d’un enfant fixaient mes os, je sais, comme un trésor. Il tentait par tous les moyens de me prendre les rotules comme des craies pour tracer sur le chemin un jeu de marelle, un tic-tac-toe, quelque chose de drôle. Mais ses mains étaient restées là où il était né, c’est-à-dire à des lieux. À des océans de là où je l’observais. 

Je l’observais, là, parce qu’il n’y a rien à faire, quand le ciel vous tombe sur la tête : des enfants inconnus vous agrippent et vous sortez la langue; vous les léchez en espérant que votre langue les repousse, qu’ils nagent dans votre salive jusqu’au pays d’où ils viennent. Mais les pissenlits continuent de répandre leur jaune à eux, et les troncs d’arbres leur sécheresse. C’est sec. Vous êtes pris à écouter le monde, les terribles envies de ce monde qui veut quitter pour ailleurs, mais que tout le monde est obligé de rester là, figé dans la peau de l’un, dans votre puanteur à vous que vous avez honte mais le corps étant ce qu’il est, tout se mélange avec tout le monde.

Vos yeux voient ce qu’ils voient, le jeu de marelle qu’il n’y a pas et la platitude jaune de votre tête là où elle a été écrasée. Vous aimeriez que vos yeux dérivent jusqu’à ceux de la petite fille, de ce petit garçon là-bas, mais non, vos yeux restent là, jaunes, et vos mains ont beau se décrocher d’ailleurs, elles n’arrivent jamais à décrocher vos yeux de ce pissenlit sur lequel vous êtes morts.

Ce pissenlit mince comme une feuille qui pue l’odeur de guerriers morts, vous ne savez pas où, quelque part sur un pays où votre nez est resté, là où vous n’êtes pas, à sentir ce qui se fait plus loin mais dont vous n’avez aucune idée.

8 juin 2011

Le doigt dans le cul

- Je ne sais pas si, quand je regarde le ciel, ce que je vois, c’est près ou c’est loin, je ne sais pas si les distances traversent l’espace, je veux dire, si votre doigt est loin ou s’il n’est pas collé sur mes yeux, sur ma rétine, sur mon champ de vision.

- C’est une question ou une affirmation que vous faites là?

- Les deux... Un par-dessus l’autre! Comme si mes yeux étaient « sur » votre doigt. Et je ne sais pas si la longueur de ma langue suffirait pour le lécher ou s’il faudrait plutôt que j’avance ma tête, allonge mes bras, mes jambes, vous comprenez? C’est un problème de membres peut-être.

- Et si j’approche mon doigt comme ça? D’après vous, vous seriez capable de le lécher sans bouger la tête?

- Je ne sais pas. Votre doigt est plus gros que tout à l’heure... 

- Je ne vous parle pas de grosseur. Je vous parle de profondeur.

- Alors c’est qu’il doit être plus proche... Mais je ne sais pas à quelle distance. Jusqu’où votre doigt ira sans me toucher réellement.

- Et là? Je vous touche?

- L’image de votre doigt me touche, oui. Elle gratte ma rétine.

- Non. Mon vrai doigt. Il est à trente centimètres de vos yeux. Il ne vous touche pas. Et là? Je vous touche?

- Je ne sais pas.

- Et là?

- À vous de me le dire. Je ne vois plus votre doigt. Je sens quelque chose mais je ne saurais pas dire, quand je regarde le ciel, si vous vous approchez de moi, si vous vous en éloignez ou si vous y entrez...

- Et là.

- Oui. Je commence à le sentir là.

- Et là.

- Oui. Vous êtes entré par mon pantalon. Vous avez trouvez une porte Mais j’ignore jusqu’où cette porte vous mènera. Et si vous me traversiez? Par où sortirez-vous? La prochaine fois que je regarderai le ciel, mon oeil accouchera peut-être de votre doigt. Je le verrai se tortiller et j’entendrai votre voix, dans mon oreille même si vous n’y êtes pas réellement, me demander : « Et là? Vous le sentez, mon doigt? »

- Et vous le sentirez?

- Oui, mais votre voix... Elle sera trop loin pour que je puisse l’entendre. Pourtant, je l’entendrai quand même.

Maman était noire

Papa était un cheveu gris. Une cicatrice sur le sourcil, le gauche je pense, à cause de la fois qu’il est tombé en dansant sur la chaise de ma chambre, mauve, je pense, qu’elle était mauve. Sa tête. Sa tête était mauve. Ma chambre était verte. Avec une commode bleue, et des yeux bleus et une barbe. Quand il la rasait, il n’avait plus de barbe. Mais je me dis toujours qu’il en avait une, cachée quelque part, sous sa peau, et qu’elle aurait frôlé ma peau s’il ne l’avait pas rasée.

Sa barbe frôle mon cou chaque fois qu’il remonte le drap sur mes épaules. Il glisse sur mes joues comme pour s’excuser d’être absent. Il m’enveloppe et moi je le serre dans mes bras. Le drap. Je m’y enroule. J’y tousse, crache, pleure. J’y prie que la lumière du soleil me redonne papa, par la fenêtre de ma chambre, que le soleil tombe sur moi et que j’arrive enfin à le voir. Rouge malgré la nuit. Bleu comme les étoiles. Il veille sur moi. Chaque fois qu’il cligne des yeux, il lave le ciel et je recommence ma prière à zéro. Je retourne à ce souvenir dans lequel le drap remonte sur moi, m’enveloppe et mes joues s’excusent de cracher. 

« Papa était un cheveu gris. » Il est tombé. Il ne repoussera plus. Maman dit qu’il ne la poussera plus la nuit. La porte de ma chambre. Il ne la poussera plus. Il ne viendra plus danser sur ma chaise. Noire. Je pense qu’elle était noire. Elle était noire la nuit quand je riais avec papa. Noire de rage, d’être sans cesse écrasée par les pieds, la barbe, les yeux. C’est elle, je pense, qu’elle a fait exprès de le faire tomber. 

Mais je me dis toujours qu’elle a une autre couleur. Cachée quelque part. Sous sa peau. Et qu’elle serait blanche si papa n’était pas mort...

Faire brûler Londres

- Avec beaucoup de briquets, des allumettes. Et un avion. C’est possible.

- Non. Pas possible, je pense que les douaniers vont t’arrêter. Ils laisseront pas tes briquets traverser jusqu’à Londres comme ça. Ils te laisseront pas entrer dans l’avion avec un paquet d’allumettes. De toute façon, pour ton plan, il te faut aussi un avion. Et un avion, c’est trop gros. Ça entre pas dans un avion.

- Non. L’avion, c’est moi qui le conduis.

- Toi! Tu vas les trouver où, tes douaniers?

- J’en veux pas de douaniers.

- Et ton pilote? Il voudra jamais embarquer avec toi.

- Le pilote ça sera moi.

- Tu vas être le pilote d’un avion qui transporte des allumettes? C'est dangereux. Tu le connais pas, le voyageur qui aura les allumettes dans son sac à main. Peut-être il les fera brûler en plein vol et ça te fera crever.

- Y aura pas de voyageur dans mon avion. Ça sera moi le voyageur.

- Tu seras le pilote et le voyageur? Et les hôtes de l’air? Tu auras des hôtes de l’air?

- Je serai tout ça.

- Fais attention quand même. Des briquets, ça peut sauter n’importe quand.

- Ça sautera quand je voudrai que ça saute. 

- Tu arrives tout juste à allumer ta cigarette avec un briquet. Même avec tous les briquets du monde, je pense pas que c’est possible, de faire sauter Londres...

- Oui, sauf que là, quand j’allumerai ma cigarette, mon avion aura déversé de l’essence sur toute la ville. Ça va prendre. Comme un feu de paille.

- Ils ont des boeufs, là-bas, à Londres?

- C’est possible, oui, pourquoi?

- T’as pas vu, toi, l’autre jour, le feu de paille qu’il y a eu dans la grange de papa. Eh ben la paille a pris en feu. Mais le boeuf, quand il s’est assis dessus, le feu s’est éteint. 

- Oui, mais là, c’est la ville qui brûlera! La ville! Londres est quand même plus large que le cul d’un boeuf!

- Tu sais pas. Peut-être que, à Londres, les boeufs sont plus gros qu'ici. Moi je pense que oui, que c'est possible, que les boeufs là-bas aient le cul gros comme la ville.

Pipi

Le coin du frigo, j’adore. Les pattes de chaise, aussi. C’est comme les lampadaires de la rue, fichés dans le sol, avec l’herbe qui pousse tout autour du pied. Sauf que, au pied des chaises, ce n’est pas l’herbe qui pousse. C’est la poussière. Ça me fait éternuer. Mais quand même. Ça ne m’empêchera pas de pisser sur tes chaises.

Je suis un chien. Pas de cachette. Je ne vais pas créer un suspense au bout duquel vous serez furieux d’apprendre que je suis un chien, et que merde un chien ça n’écrit pas; que tout ça, ça ne m’est jamais vraiment arrivé parce que c’est moi le chien, c’est moi celui qui mange en m’en mettant plein la barbe, moi le poil sale, moi qui pue, je pense, à me frotter par terre, à quatre pattes, et tout ce que vous voudrez savoir à la fin, je l’ai dit là. Je le dis tout de suite.

Je suis le chien, l’animal, et quand le vent bat l’apocalypse sur les fenêtres, je ne reste pas là à lire comme pauvres cons que ce sera la fin tout à l’heure et que ce n’est pas une page de plus ou de moins qui me sauvera de cette fin que tu connais déjà, que tu sais déjà qu’elle ne sera pas surprenante parce que je te l’ai déjà dit : je suis un chien. 

Le vent m’a poussé chez toi, chez l’autre. Tu siffles quand tu me croises sur la rue. Tu veux une caresse, un bisou, quelque chose, comme si je ne voyais pas que tu es laid, mort, avec le nez beige que tu as et le poil que tu n’as pas. Je ne vais pas gaspiller le peu de temps qu’il me reste avec un imberbe, à fraterniser une relation sur tes genoux. 

Je me cache dans les armoires. Et le malaxeur, j’y vais aussi quand il n’est pas branché. Dans tous les trous, vides ou remplis, d’air ou de vêtements, je vais. Le garde-robe et les tiroirs. Je m’y cache. Dans les souvenirs des autres que je trouve un peu partout en évitant comme ça ton époque, ton lieu, et merde qu’on m’a foutu là, et merde qu’on m’a fait naître dans cet appartement alors que la forêt il y a, et les champs ils y sont, quelque part, où ça serait moins pire de mourir dans l’herbe où mes amours se sont vautrées elles aussi, couchées malgré le vent, et couru, et bâillé et pissé.

J’écris comme un chien et je t’emmerde si ça ne te plaît pas. Quand les vents battent, ce n’est pas l’heure de lire si mes mots te font plaisir, si tu aurais préféré tel autre au lieu de celui-là. Ce que ça peut me faire, à moi, que tu t’appelles christophe si moi je m’appelle sale cabot, rat, bête ou tas de poussière. Comme si j’avais sur le dos toute la poussière sur laquelle j’avais pissé.

Je t’emmerde, là. Je t'ai dis qu'il n'y aurait pas de fin surprenante. Le vent claque. Il fait chaud. C’est moi qui transpire, la bouche ouverte, la langue sortie. Et chaque fois que je me cache derrière la toilette pour un peu de fraîcheur, tu me pisses dessus.

L'enfant dans la cage

« Suffit qu’on enferme quelqu’un dans une cage en lui disant qu’il n’en sortira pas avant d’avoir écrit un roman pour qu’il en écrive un. Le talent n’y est pour rien. Ce qu’il faut, c’est une cage. C’est tout. »

Ça, mon père l’a dit. Ma mère l’a dit. Tout le monde l’a dit. Le jour qu’ils m’ont trouvé une cage, ils m’ont annoncé que j’allais devenir écrivain. Je m’y attendais pas trop parce que, moi, mon truc, à la base, c’est le hockey. Mon roman, j’ai décidé de le commencer en parlant de hockey, et la fois où Fab s’est pris le puck dans la gueule. Ça me fait toujours rire. Trucs comme ça. Mes parents, eux, rient pas. Ils veulent que je parle de sentiments je sais pas, trucs de coeur littérature et les déchirements entre personnes. Papa m’a dit ça, clair : il faut que tu racontes une histoire d’amour. J’ai essayé mais, des histoires d’amour... De cul, je connais, mais d’amour.

Hier matin, mon père a fait entrer une fille dans ma cage. C’est la fille de mon oncle je pense. Ma cousine. Je l’ai reconnue parce que noël dernier c’est à elle que j’ai donné mes vieux patins. Ils avaient rapetissé avec le temps, et puis j’aime pas trop quand la marque du patin disparaît à cause de l’usure. J’en ai acheté d’autres. Je les ai jamais essayés. Je veux dire, sur la glace. En tout cas, quand elle est entrée dans la cage, la cousine était troublée je pense. À cause de l’espace restreint, probablement. Je lui ai demandé si elle avait joué un peu avec les patins que je lui avais donnés, elle a dit je t’aime, et je pense que ma mère avait un peu orchestré tout ça. J’ai dit moi aussi. On s’est embrassé, question de faire histoire d’amour, et puis elle est sortie se brosser les dents. Moi j’ai écrit un truc du genre l’amour, avec les cousines, c’est un peu dégueulasse comme embrasser le bébé que mon oncle a eu avec son sperme. Ça turn off. 

Ma mère a fait une crise en lisant ça. Comme quoi je sais pas écrire. Que j’arriverai jamais au roman qu’ils m’ont fait promettre. Que je sortirai jamais de ma cage. Et juste pour faire chier elle faisait pendre mes nouveaux patins au bout de leurs lacets dans sa main. J’ai écrit sur papier que je hais ma mère, regrette d’être né de son ventre flasque, sa tête laide et si elle s’approche de ma cage je jure je lui arrache les cheveux. 

Mon père trouvait ça drôle de voir à quel point je la haïssais. Il a dit que c’était une bonne idée d’écrire un roman sur la haine. Pour m’inspirer, il a poussé ma mère dans la cage. Je lui ai arraché les cheveux, comme promis, et ses vêtements, et ses oreilles, enfin qu'elle était morte quand elle est sortie de la cage. Mon père, lui, riait. Il trouvait ça génial que maintenant je puisse commencer mon roman en disant que ma mère est morte. Il disait que les enfants sans maman, ça touche.

Hier après-midi, j’ai écrit le roman de maman qui meurt. C’était pas mauvais je trouve. Mais mon père trouvait ça nul parce que je disais pas que ma mère était une salope. Je disais qu’elle me manque et ça n’avait rien de vraiment déchirant, je veux dire, littéraire.

Et puis hier soir, j’ai écrit le roman d’un type qui avait enfermé son fils dans une cage. Ça, mon père a aimé. Il a trouvé que ça avait l’air vrai. Je comprends pas trop. C’était pourtant super clair qu’à la fin de mon histoire le fils sortait de sa cage et tuait son père en lui enfonçant la lame du patin dans l’oeil.

Un monde coupé du monde

Je pense que c’est possible, que le monde se coupe du monde, de lui-même, avec tout ce qu’il écrit à propos de lui. Que le monde prolifère mais se referme, plus petit, plus dense, plus compact qu’une boule de papier avec des mots d’écrits dessus. « Je t’aime. On ne s’est jamais vus mais ça ne fait rien. J’ai trouvé ce gant par terre. Ce n’est peut-être pas le tien, mais je l’embrasse quand même. Au cas où. Et j’imagine ma main dans la tienne. »

Je pense que oui, c’est possible, que tous les soleils soient centres de l’univers et qu’il y en ait plein, des centres. Quand le coeur est le centre de l’humain, et que des coeurs il y en a plein, comme des univers, les uns par dessus les autres. Je me dis que oui. Ça se chevauche, ces trucs-là. Ça s’éteint comme ça, comme des doigts qui claquent sur des doigts, et le bruit de la peau sur de la peau, c’est pareil qu’une lune sur un soleil. Ça éclipse. Ça claque dans tes oreilles, sans bruit toutefois, juste le tremblement d’une claque sur une oreille.

Et puis, après la claque, la colère prend de l’expansion. De l’ampleur noire. Infinie. Elle multiplie les étoiles. Dans ta tête. Tu restes là, oui, mais tu es morte. Sur cette planète qui a tué tel type, frappé tel autre, toi, tu t’es suicidée, quelque part, écrasée entre un soleil et une lune.

Ta planète est morte. Elle meurt chaque fois que la science dit que le ciel est bleu, mais pas à cause de la mer, pas à cause de tes yeux, ni à cause de la pureté, ni à cause de la beauté : « À cause des particules, tu vois. Tes yeux ne peuvent pas les voir, mais nous, on a des télescopes. Contente-toi donc de dormir. On s’occupera de t’expliquer ce qui s’est passé là où tu n’as pas été. »

Tes pieds frétillent sous terre. Tu te révoltes bloquée par la chose incompréhensible qui s’appelle terre. Une terre lourde, froide, sans air ni eau. Et tu te dis que c’est possible, que tes jambes retrouveront la vie et te désenterreront vivante. Alors tu marcheras, blême, coupée du reste du monde, comme tout le monde. 

À moitié morte, tu iras briser les télescopes de la science et tu diras, que c’est possible, dans cent ans peut-être, que le monde se remette à douter. Que cette planète n’est pas ronde, mais plate. Qu’elle est dure, froide, comme la paume d’une main qui claque sur ta joue. Sur ton oreille. 

Tu n’entends pas le bruit mais tu sens. La violence de cet univers qui prend de l’expansion. Cette ampleur noire. Infinie. Et ce monde, coupé du monde, qui jouera toujours à se voir là où il n’est pas.

Les vers de terre

Les vers de terre n’ont pas de pattes. Ils n’ont pas de sens non plus. Leur tête est leur queue. On ne sait jamais par où les prendre pour ne pas crever leurs yeux. Mon frère, lui, disait qu’en les coupant en deux, les deux parties coupées pouvaient vivre séparées. Je le voyais tous les matins fouiller dans la terre du jardin. Il extirpait de là des vers qu’il coupait et jetait dans un grand seau. Les moitiés séparées s’accouplaient avec d’autres moitiés dans le seau, et se multipliaient entre elles, et faisaient d’autres familles, d’autres bébés vers entiers que mon frère recoupait, et redivisait pour s’assurer qu’il n’y ait aucun vers entier dans le seau.
- Donner un vers entier à un poisson, il disait, c’est du gaspillage. Les poissons ne se rendent pas compte qu’ils mangent des moitiés.

Hier matin, nous avons passé un long moment à déchirer le corps des vers et puis nous sommes partis, mon frère et moi, vers le fleuve, avec le seau et une canne à pêche. Au bout du quai, j’ai fait mon travail. J’ai piqué un vers au bout d’un hameçon. Mon frère a vérifié que le petit coeur du vers soit bien percé et il a lancé la ligne à l’eau. Il a placé la canne à pêche entre ses genoux. Il a attendu que ça morde. 

J’ai pensé que jamais un poisson ne se serait assez stupide pour se faire prendre à ce piège. Mon frère pêchait du côté des algues, là où il n’y avait que des grenouilles. Et les grenouilles n’aiment pas les vers de terre, je me disais, que les poissons étaient sains et saufs du côté des roches. Mais il y a eu ce poisson fou qui est venu s’aventurer du côté des grenouilles. Ce poisson fou a ouvert la bouche sur le piège. Mon frère s’est agité. Il a tiré sa ligne hors de l’eau en criant, fier :
- Tu vois! Avec une moitié de vers, j’ai eu un poisson au complet!

Le seau grouillait encore de toutes les moitiés que nous avions séparées. Il y avait des papas, des mamans et des bébés vers qui, dans tout ce fouillis, entre la vie et la mort, cherchaient à former de nouvelles familles. Ces moitiés, nous ne les avons même pas utilisées. Une seule moitié avait suffit à capturer le poisson que mon frère voulait. 

Le poisson claquait sur le quai. Mon frère ne lui a même pas souhaité la joyeuse mort. Il l’a jeté dans le seau. J’ai dit :
- Non! Pas dans le seau avec les vers! Il va mangé toute notre réserve!
- On s’en fout, il a dit, qu’il les mange. On va en séparer d’autres demain.

Les sabots

Les cheveux cernes comme blonds mais devant le miroir je dirais, mes cheveux sales comme la laine des moutons sales dans l’herbe. Je n’ai jamais vu les moutons mais je sais, que ça existe, le vert sous les animaux. Que j’existe, moi, laide, pâle, sale, et la foule qui parle, que je ne sais pas parler, écrire, et cetera. Ça n’empêche que, sur un brin d’herbe, à imaginer que nous sommes tous petits fourmis, il n’y aurait plus le langage et je pense que ça serait moi la première à dire qu’ils existent les moutons et ces choses-là plus grandes que soi. 

Je serais la fourmi qui a les yeux plus grands que la terre. Des animaux passeraient dans mes yeux. Ça pourrait être un mouton, une brebis, une poule. Je les verrais sans vous, écarquillée plus grande que vos jambes. Je verrais sans réfléchir, sans miroir, et mes réflexions plus claires que l’eau que les poissons troublent je pré-sentirais les possibilités, de voir les troupeaux battre sur ma peau pâle, blanche, comme celle de mon père blanc comme neige; comme celle de ma mère blanche comme drap. 

Je n’ai jamais vu mes parents mais j’imagine, qu’ils ont préféré mourir que de prendre la laide chose qui est sortie du ventre de maman. Le docteur témoin. Le corbillard. Le drapeau qui flotte au-dessus du corbillard et les hors-d’oeuvre du buffet aux funérailles qui attendent. Le prêtre. Les ballons gonflés exprès, la pinata, et mes parents pourrissent dans ce temps-là que je frappe la pinata. Mes parents pourrissent dans la terre.

J’ai vu, sur leurs corps enterrés, des troupeaux de boeufs piétiner l’herbe et me piétiner moi. Ma tête s’est écrasée sous un sabot, plaquée contre sol, et je suis devenue inerte pendant que je ne me suis pas rendu compte. Le prêtre a fait l’amour avec ma bouche. 

C’est depuis ce temps-là que j’ai un bébé dans mon ventre. Et le bébé est blanc, lui aussi, et laid aussi. Sa mère est laide. C’est moi. Sa mère ne sera pas bonne à parler, pas bonne à écrire, et c’est la vérité. Il naîtra déçu que ce n’est pas la perfection de vivre, qu’il y aura toujours des bêtes pour lui piétiner dessus et qu’il faudra surveiller, toujours. Les crisses de sabots.

Big Bang

« Si une personne, x, est recouverte d’essence. Si sa peau est glacée de combustible. Si elle gerce de tous ses membres devant moi. Si je sors mon briquet. Ses amis se jetteront sur moi. Ils me noieront dans de l’eau et, dans la vraie histoire, ce sera moi le vulnérable. »

Vous dîtes que l’univers, avant qu’il n’éclate, n’était qu’une boulette d’étoiles comprimées. Vous ne savez pas trop pourquoi, ni où ni comment cette explosion a eu lieu, mais vous êtes sûrs que c'est d’elle que vous êtes nés. L’explosion élargit encore, de jour en jour, et cette théorie vous plaît beaucoup. Lorsque vous voulez reculez le temps, c’est facile : vous n’avez qu’à faire rétrécir l’univers jusqu’à n’y voir plus rien.

Quand vous rétrécissez l’univers au maximum, quand plus aucune étoile ne vous renvoie de lumière, vous ne voyez plus qu’une boulette. Cette boulette, c’est votre point d’origine. Elle est si microscopique que même vos télescopes ne sont pas assez puissants pour la voir. Mais vos calculs... Vous vous en remettez toujours à vos calculs pour expliquer ce que vos yeux ne voient pas.

Vous êtes de vrais scientifiques. Vous croyez aux calculs au moins autant que les croyants croient à leur bible. Vous dîtes que l’univers est né d’une masse ridicule. Mais vous ne dîtes pas que cette masse est ridicule. Vous dîtes que cette masse contient tout. Elle vous contient, vous. Elle me contient moi. Nous y étions tous, à la base, là-dedans. Nous étions comme les étoiles. Comprimés. Ensemble. 

Nous étions une seule et même personne sans lumière. Nous avons explosé, mais nous seront toujours cette seule et même personne dans la lumière. 

« Si cette personne, x, est enduite d’essence devant moi. Je ne vois pas pourquoi je sortirais mon briquet. Si je sortais mon briquet, c’est moi que je brûlerais. »

Le dortoir

Je n’aime pas les dortoirs. Les gens vont là-dedans pour dormir mais ils ne dorment pas. Ils crient, se grattent, se mouchent, pleurent et transpirent une odeur intolérable. Aussi, les plus jeunes ont toujours les doigts collants, de salive ou d’autre chose, et ils répandent leur mucus partout dans les draps. Je ne parlerai pas des schizophrènes. Il paraît que ce sont les pires. Ils peuvent vous arracher une oreille pendant que vous dormez. C’est justement le problème des lits superposés : vous ne savez pas ce qui se trame au-dessus de vous. Et quand vous prenez le lit du haut, vous êtes pris avec le vertige.

Les gens dans le dortoir font peur, à moitié vivants, à moitié morts, avec leurs yeux qui frétillent dans les rêves. Quand ils entrent dans un cauchemar, ils ouvrent la bouche. Ils vous crient qu’ils sont en train de mourir mais vous n’entendez rien. Le sommeil est une peur muette. Vous ne pouvez rien pour eux. Vous regardez leurs orteils se tordre de douleur et puis c’est tout.

Une fois j’ai vu ma mère dormir, et la gueule qu’elle avait, ouverte, les dents vers le ciel. Elle avait le menton enfoncé dans le cou, et le nez en l’air, avec les bruits qui sortaient de là, des bruits de koalas je pense, qu’elle grimpait quelque chose, dans un rêve, une nuit, un palmier ou un cerisier. 

Elle avait bu du vin. Et quand elle buvait du vin, des images lui descendaient à la gorge, elle disait, et remontaient à sa tête pour exploser sur son cerveau. Quand elle s’est réveillé, elle a dit qu’elle n’avait rien pour ouvrir la noix de coco. J’ai su alors quel genre d’arbre elle avait grimpé en rêves, mais en vrai, je n’avais aucune idée de ce qu’elle voulait me dire exactement.

Je ne le saurai jamais. Si j’allais dormir au dortoir, je rêverais peut-être le même rêve qu’elle avait rêvé, et alors je comprendrais. Mais je n’y irai pas. Je me repose chaque fois que je sombre dans la lune et c’est bien assez.

Sur le temps

La terre tourne. Tu t’y agrippes sur un trottoir, sur un côté. Mais la terre est un cercle et, sur les cercles, il n’y a pas de côtés. Tout est partout. Tout se prête. 

Ton soleil n’est pas le tien. Dès que la terre aura tourné une heure, ta terre deviendra celle des autres.

*

La terre tourne à la même vitesse que toi. Ni plus, ni moins. Quand tu enfonces un pied dans le sable, il suffit de peu de temps pour que ce sable tourne et qu’alors le pied d’un autre s’enfonce là où tu t’étais enfoncé. Le sable balaie la gauche, la droite. Comme le soleil. Peu importe que tu reçoives les rayons du soleil là ou là, sur ta nuque, à droite ou à gauche, le rayon tombe et c’est tout. Il tombe toujours. Même quand tu as ce nuage qui te bloque du ciel. Ça tombe quand même.

*

Ton nuage tourne et devient la pluie de l’autre; et cette pluie devient la neige d’un autre encore; et cette neige, elle devient l’eau d’un autre autre. Rien n’est là. Rien n’est à toi. Tout tourne. Ta pluie d’hier a déjà tourné. Elle s’est déversée dans les lacs. Elle a coulé sur les yeux des poissons.

*#%

Quand ton horloge tourne, la terre tourne par-dessus elle. Ton passé se perd là où tout a été tourné. Et il se perd encore au fur et à mesure que le temps avance.

Tu ne pourras jamais retrouver le passé. À moins que la terre se mette à tourner à l’envers. Alors peut-être, tu reverrais le sable où tu as marché.

*)@!

La terre s’est formée comme une boule de terre. Tu es né là-dessus, comme dans les mains d’un aveugle. Quelque chose te pétrit. Quelque chose te transforme. Tu aurais voulu vivre quelque part. Mais tu es contraint à vivre partout. 

*!?Y&

Il te prendra, un matin, de te mettre à courir dans un sens qui te semblera le sens contraire à la terre. Tu courras sur l’herbe et les champs, le coton et les usines jusqu’au parc. Tu courras encore. Tu nageras le lac. Tu monteras sur une butte de sable. Tes pieds s’y enfonceront et tu te réjouiras, croyant avoir trouvé le sable d’hier.

Mais ce sable, ce ne sera jamais le sable d’hier. Ce sera toujours le sable dans lequel tu t’enfonceras, demain, et où tu t’apprêtes déjà à t’enfoncer.

Le gémisseur

Vous avez du mal à vous endormir. Vous avez vu le soleil coucher sa grosse tête molle sur l’horizon. Vous l’avez vu, par votre fenêtre, répandre sur l’herbe ses derniers petits cheveux rouges. Vous vous êtes couchés avant que la nuit répande son goudron sur le ciel. Vous avez fermé les yeux mais, chaque fois que l’insomnie vous prend, c’est pareil. Vous observez l’intérieur de vos paupières. Vous y voyez les couleurs de demain, d’hier. Vous pensez à la possibilité de mourir demain et de ne jamais pouvoir renaître, ni dans deux jours, ni dans trente-six mille ans; et si la nuit vous prenait, là, si cette fois, vous ne réussissiez pas à échapper à la nuit par le sommeil. 

Les couleurs jaillissent dans vos paupières et les sons dans vos oreilles. Vous entendez quelqu’un la nuit. Ce quelqu’un-là murmure les phrases que vous avez souvent entendues quand vous étiez plus jeunes. On dirait que c’est le silence qui vous parle. Le silence se découpe en sons, en mots, et parfois en phrases presque cohérentes. 

Ce quelqu’un-là n’est pas vous. Vous n’êtes pas lui. C’est un gémisseur. Vous le haïssez. C’est à cause de lui si vous ne pouvez pas dormir. Ce sont ses complaintes qui perturbent votre sommeil. Ce sont ses pieds que vous voyez sortir de votre lit. Ses pieds froissent les draps. Ses pieds frôlent les vôtres. Vous l’entendez, lui, gémir. Vous le voyez sortir du lit. Il marche dans votre chambre. Il se promène dans votre appartement. Il s’y reconnaît comme si c’était chez lui. Et ça, même si vous avez fait attention de fermer toutes les lumières de l’appartement. 

Vous aimeriez qu’il se brise le nez sur un coin de mur. Ça vous ferait rire. Dans votre lit, vous riez à l’idée qu’il se casse un orteil ou quelque chose de pire. Vous vous entendez rire, et vous l’entendez, lui, dans la cuisine. Il cherche quelque chose. Il a ouvert le frigo. De la lumière est sortie de là. Vous ne la voyez pas, mais la lumière en est sortie sans doute. Il glisse ses doigts sur votre ketchup. Votre moutarde. Vous ne riez plus. Il touche à ce qui vous appartient et ça vous énerve. Vous ne fermerez pas l’oeil tant et aussi longtemps qu’il ne sera pas disparu. Alors vous ne dormerez pas. 

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Le soleil revient. Son haleine bleuit le ciel. Les murs de l’appartement reprennent les couleurs que vous avez peintes. Vous vous précipitez. Vous enfilez un pantalon. Vous vérifiez si le gémisseur n’est pas encore dans la cuisine.

Il n’est pas là. Il n’y est peut-être jamais allé. Mais vous l’avez imaginé, et c’est suffisant pour que vous ayez le sentiment de sentir une présence dans le frigo. Chaque fois que vous ouvrez le frigo, vous avez l’impression qu’il y a été. Vous prenez un marteau et vous frappez. Vous frappez jusqu’à ce que le frigo ne fonctionne plus.

Cet appartement n’est pas le vôtre. Il est le sien. Vous avez déjà détruit le frigo, le lave-vaisselle, l’aspirateur, les chaises. Vous menacez maintenant de tuer le gémisseur s’il n’arrête pas. Vous frappez sur tous les murs à la lumière du soleil. Mais quand la nuit retombe, vous retournez dans votre lit. Le marteau à vos côtés. Vous vous dites que vous devriez dormir, mais vous n’osez pas. Si vous tombiez endormi, le gémisseur profitera de votre sommeil pour voler votre marteau. Et c’est sur votre tête qu’il frappera.

Observer les étoiles

Je ne sais pas quand les étoiles arrêteront d’énerver, dans le ciel, les télescopes mais mes yeux, eux, ne s’énervent pas. Ils ne se fatigueront jamais d’observer les mêmes étoiles, aux mêmes mouvements, au même clair de lune. Quand les scientifiques décideront de regarder ailleurs, moi je serai toujours là. 

28/03/92 « Rien ne se passe aujourd’hui dans l’univers, mes yeux observent que, rien ne se passe encore; et rien encore, dans les mêmes lumières, sur la même chaise. J’observe la même chose que j’ai observée hier, et je continuerai de l’observer demain. Une constellation semble se rétrécir, encore, au-dessus du toit de ma maison. Je ne sais pas si une entité supérieure aux humains essaient de communiquer avec moi, mais je pense que c’est possible, que les dieux d’Égypte se manifestent ce soir, subtilement dans le sable des météorites, et qu’ils aient ajouté cette étoile à mon ciel, ou cette autre, ou celle-là que je n’avais jamais remarquée avant aujourd’hui. »

Quand les scientifiques en auront eu assez de cet univers auquel ils ne comprennent rien, ils détruiront leurs teléscopes. Ils s’en iront dans les géants vaisseaux qu’ils auront construits à la place et il ne restera plus que moi pour observer l’univers d’ici bas. C’est alors que les étoiles m’enverront la supernova dont j’ai rêvé, et leurs arcs-en-ciel dans la nuit, et leurs licornes je verrai, dans le confort de ma chaise chez moi, tout ce que les scientifiques ont cessé d’espérer voir.

35/03/92 « Les étoiles près de la cheminée ce sont regroupées, on dirait, en un tas. Elles fusent sur la brique. Quelque chose se passe. Elles scintillent comme douze. Douze ans que j’observe chaque soir le même ciel. Douze ans que rien ne se passe. Ce soir, j’ai décidé que quelque chose se passait. Je suis prête à mourir, s’il le faut, pour que quelque chose se passe dans ce ciel. Ce sera la fin de l’univers. Mon univers, dans mes oreilles. Ma fin résonnera jusqu’à les voisins. Frédéric trop bête pour m’entendre. Il apprendra demain, aux nouvelles, ce que les étoiles ont fait sur ma cheminée. »

Et si toujours les étoiles continuent d’énerver les scientifiques, et si jamais ceux-ci ne se décident à voyager en un lieu autre que celui-là d’où ils observent, moi j’irai voyager à leur place.

Mes doigts. L'écriture.

Le travail. L’amour. Je sais pas. L’été. Peut-être. Ma santé. Mes doigts dans mon paquet de cigarettes. La piscine. Mes doigts dans l’eau. Dans mon maillot. Mes bourrelets pis le barbecue. Mes os qui craquent... Mon dos. Non pas mon dos. Mon dos ça va. Mais l’amour. L’argent. L’été qui s’en vient. La pluie. La pluie pis le soleil. Quand y pleut pas, c’est le soleil. Les nuages. Mon bain pis la mousse. Ma tête pis mes cheveux.

Mes cheveux. Le travail que ça demande. Le travail pis l’amour. L’asthme. Ma gorge mon coeur. Mon doigt dans ma gorge. L’été. Les abeilles. Ça pleut. L’amour s’en va partout. Le sexe. Le vrai sexe ou les vraies caresses. Mon doigt dans mes oreilles. Le fait que je fasse pas grand-chose, dans le lit ou quand je bois. Les parasols. Les parapluies... Le monde qui rit... C’est peut-être ça le problème. Le monde qui rit. Je viens peut-être de mettre le doigt dessus. 

Le monde. Les bulles. Dans ma bouche quand je mange de la mousse dans mon bain. Ma coupe de vin. Mon doigt dans ma coupe de vin quand les mouches flottent. La vie. Ma vie l’été. Les petites affaires. Les fleurs. Les abeilles qui me courent après. L’arrosoir, l’eau, l’angoisse. Les robinets. L’herbe froide. Mes gougounes. La mousse sur mon menton. Ma barbe. Mes seins. Ma peau qui tremble dans le miroir de la salle de bain.

Le ménage. Laver le bain pis me laver moi itou. Laver le drain, laver le chien, pis le sortir, le nourrir, jouer avec, pis le relaver. Me sortir moi, à l’épicerie, acheter de quoi me laver, me nourrir et me jouer après. Manger dans mes assiettes pis laver mes assiettes, pis manger dedans pis les relaver. L’été. Quand il fait chaud, dans de l’eau de vaisselle froide. Ça pis les tapis que le chien a pissé dessus.

Les pissenlits. Arracher tout ce qu’il y a de mauvais. Sentir mes doigts qui sentent les doigts, le plastique, le pipi de chien. La famille. Les soirées. Les parasols. Mon oncle sous le parasol. Soûl. Le parasol. La musique. Non, pas la musique... Les cris. Ma soeur qui hurle aux abeilles. Le sac à ordures de la même dimension que ma soeur. 

Les voyages. M’en aller. Mon asthme. Les arachides. Mes allergies. Tout. J’ai un problème avec à peu près tout. S’il faut que je mette absolument un doigt sur le problème, je n’ai que dix doigts. Est-ce que j’ai le droit d’utiliser mes pieds.

Pleurer

Si mon cerveau savait pleurer, vraiment. Si j’arrivais à l’inonder en m’efforçant de, vraiment, faire de ma voix une boule de larmes compressées dedans, ma gorge, si elle savait sauter comme les grenouilles et les nénuphars, et mes épaules, si elles savaient tressauter comme les vrais séismes des vraies montagnes. Je pleurerais. Je quitterais le stupide bonheur dans lequel je suis enfoncé.

Mais pour l’instant, me voilà encore heureux et malheureux de l’être. Tant et aussi longtemps que je serai heureux, je ne me sentirai pas vivre. J’ai besoin d’une peine. Plus que l’amour, j’ai besoin de la peine d’amour. J’ai besoin de m’éventrer devant les yeux d’un autre, et de m’ouvrir, et de voir ce qu’il y a dans cet abdomen que j’ai mais qui ne me sert à rien.

Je veux me démonter, au complet, jusqu’aux premières pièces qui m’ont été attachées. Je me reveux foetus. Je me reveux à l’état nul. Je veux me voir frémir dans l’utérus de ma mère. Je veux me voir naître et pleurer. Je veux sentir toutes les parties de mon corps, mes bras et mes jambes, mon cerveau et tralala dans la misère.

Paumes-paupières

Tu fais souvent ça, peser avec tes paumes sur tes yeux pour y voir des couleurs. Le noir de tes paupières se transforme alors en une série de taches roses, fluorescentes, tu dis, que tu ne parviendras jamais à expliquer clairement la couleur que tu vois mais qu’il y a sous ta peau des explosions. Tu penses alors que ton cerveau n’est pas normal de voir toutes ces couleurs qui n’existent pas.

Tu te persuades que le problème vient du fait que ton cerveau n'est pas normal. Tu aimes cette idée. Tu as toujours tendance à croire que ton cerveau est différent de celui des autres. Quand tu écrases tes yeux contre ta peau, du plus fort que tu peux, tu vois les monuments fluorescents que tu as vu dans un rêve, une fois, et tu commences à croire que tu es chanceux de voir tout ça. Tout ça est une agréable défaillance de tes nerfs optiques.

Tes nerfs optiques souffrent sous la pression de tes mains. Tu le sais. Tu fais exprès de les faire souffrir un peu plus longtemps, rien que pour voir apparaître ce visage de cette personne que tu aimes. Des cheveux se dessinent, comme un million de projecteurs sur le noir de tes paupières closes. Des yeux se dessinent, aussi. Ces yeux sont à l’intérieur des tiens. Ton esprit devient symétrique. Tu perds un peu la carte. Tu adores perdre la carte parce que tu as l'impression que ça te rend spécial.

Tu te sens observé par ce visage que tu vois dans tes yeux et, plus tu te sens observé, plus tu appuies fort sur tes paupières. Tes yeux saignent, vraiment, à un point tel que tes mains saignent elles aussi. Mais en attendant, tu demeures fasciné par le faux visage rose qui éclabousse partout dans tes yeux. Alors tu écrases tes paupières un peu plus fort pour y voir ce baiser que tu n’as jamais vu. Ce baiser ne t’a jamais été accordé. Tu écrases tes yeux jusqu’à ce qu’enfin tu ne distingues plus rien de ce qui existe ou n'existe pas.

Alors tu rouvres les yeux. Pour un instant de réalité. Tu les ouvres, et les ouvres plus grands encore. Mais bien que tu les ouvres, tu ne vois toujours rien. Tout est noir. Tu replaces tes mains sur tes yeux. Tu appuies. De la lumière réapparaît et tu recommences à vivre.

Démocratie

Tu as dit que le cerveau d’une nation peut être représenté, par la voix de la démocratie, par des votes cumulés, sous un seul et même nom. Stephen. Jack. Gilles.

Si des gens crient plus le nom de Stephen qu’ils ne crient celui de Jack, tu as dit que ça avait une importance. Mais toi, dans les soirées, je t’ai vu crier le nom d’une fille plus souvent que celui d’une autre. Je t’ai même vu crier le nom de la serveuse. Je ne peux pas dire, en calculant comme ça, lequel de leurs noms tu as crié le plus souvent. Mais je pense que, dans la vraie vie, tu aurais voté pour Julianne.

Tu as dit que ça n’avait pas d’importance. Tu as dit que la vraie vie était une chose et que la démocratie en était une autre. Tu as dit que tu ne pouvais pas voter pour une personne que tu aimes. Tu n’aimes pas vraiment Stephen. Tu n’aimes pas vraiment Jack. Tu ne cries pas vraiment leur nom. Tu votes pour eux en traçant des lignes sur un papier. Tes lignes ne veulent pas vraiment dire quelque chose. Elles ressemblent à ce que tu traces parfois pour t’amuser, des crochets et des x, sur une table de billard qui n’est pas à toi.

Dans la vraie vie, tu voterais pour Julianne. C’est à elle que tu as prêté de l’argent pour qu’elle s’achète des cigarettes. Et quand elle ne revient pas, c'est à moi que tu demandes de payer les bières. Je te paies une bière. Je m’en paie une à moi aussi, mais je remarque toujours que, dans ces cas-là, ma bière me coûte le double de ce qu’elle me coûterait si tu n’existais pas.

Mais tu existes. Dans la vraie vie. Et c’est parce que je t’aime que les votes ne m’inquiètent pas. Et c’est pour ça aussi que ça ne me dérange pas que tu me voles de l’argent.

Théorie des cordes

À jouer de la guitare électrique imaginaire devant un miroir, mes cordes se sont usées. Mes rides sont devenus plis, et plis sont devenus cordes, et cordes fissures. Mes poignets n’ont même plus la force d’atteindre le manche de ma guitare. Je fais semblant de jouer la partition. Mon corps répond, mais mon cerveau ne répond rien. Je l’ai trop sali de fausse musique. Trop sali d’inventions, à une époque où je me croyais musicien.

À taper le drum, aussi; mes baguettes en forme de doigts, sur les tables et les comptoirs, n’ont plus d’ongles, plus de doigts. Je me suis usé à force de vouloir créer. Et ce que j’ai créé, quand j’y pense, se résume à ma voix seule qui dit qu’elle se souvient d’une mélodie que j’avais créée un soir d’alcool.

Je me souviens de cette mélodie. Je ne sais plus la jouer, mais je m’en souviens. Elle commençait par le hihat ou le snare, ou le do, le fa bémol ou le mi. Peu importe, tout se mêle. Déjà, le soir a avalé le peu de lumière. Je n’y vois déjà rien, et n’y pense plus et m’en fout. 

J’ouvre des bières. Je fais semblant de m’amuser à écouter le son que fait le bouchon quand je le tourne. Je pense que je pourrais inventer une sonate en « pchhht » mineur. Je pourrais le faire, vraiment, si j’y croyais. Mais je n’y crois pas. Cette sonate, je l’ai déjà faite, au moins cent fois. Ce n’est même plus une sonate. C’est n’est qu’une vieille blague que je fais chaque fois que je suis soûl. Je fais semblant qu’elle est drôle. Mais elle ne me fait plus rire. Elle me fait réfléchir plutôt. Quand je l’entends, je me dis que, sans lui, la musique ne va nulle part.

Lui. Je l’aime. Lui. Il m’évite. Je ne sais pas pourquoi. Il s’évade toujours. Il cherche quelque chose, ailleurs. Il cherche une fille, je me dis, une fille qui l’a appelé à sortir. Une fille que je connais peut-être. Elle a peut-être toujours essayé de briser ma musique. Elle chante par-dessus moi, par-dessus lui. Elle éventre sa voix et je n’ai rien pour égaler sa tête, sexy, qui se secoue dans une foule. 

Il est sorti avec cette fille-là. Elle s’appelle Miah. Ou Mao. Je le connais. Il joue toujours avec les filles qui ont des noms de chats. Il est drôle. Il me fait rire. S’il était là, je suis sûr que je serais capable de rire la blague de la sonate. 

Il s’amuse sur Miah. Il danse avec Mao. Il roule sur leur chair, sur les fesses et il entre dans de nouvelles têtes. Il est un petit tas de cordes vibrantes. Il aime se chatouiller sur elles. Mais je sais que le matin, quand je dors, il revient toujours à moi. Je le sais. Même si je dors, je le vois osciller, souvent, sur mon oreiller. Je l’embrasse. J’arrive à le toucher. Du bout des lèvres. Je le caresse. J’entre dans lui. 

Quand lui entre dans moi, je fais exprès de le serrer trop fort. Je lui fais mal pour qu’il se souvienne qu’il m’appartient. Je casse ses cordes et ses tendons. Il saigne. Ses neurones se tordent. Ses cellules éclatent. Il crie mais, de toute façon, je sais qu’il se régénérera. C’est mon cerveau. Je le connais. Il est habitué d’être maltraité.

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Je me lève et reprends le piano. J’essaie de créer une nouvelle mélodie. Je répète les mêmes chansons que j’ai apprises à l’école, mais aucune composition ne naît. Pour créer, j’ai besoin de lui. Lui qui dort encore. Lui qui est zombie. Comme moi. Nous sommes tous les deux zombies, dans un même rêve, où une fille qui s’appellerait peut-être Miah danse. Je ne l’ai jamais vue, elle, mais lui, il en rêve. Il l’a sentie cette nuit. Il a frôlé sur elle. Il s’est imprégné de son parfum. Et les parfums se sont frôlés sur moi.

Mon cerveau dort. Je lui demande de se lever. Il ne répond pas. Il est amoché. S’il avait des yeux, il aurait des cernes. Il rêve à cette fille qui habite je ne sais pas où et qu’il appelle Miah. Je peux la sentir, moi aussi, et ça m’inquiète. J’ai peur qu’il me laisse pour elle. Je la vois danser avec moi, même si je ne l’ai jamais vue de mes yeux. Elle est brune. Elle est claire. Sa peau est comme neige et son maquillage comme terre. Chaude et froide. J’ai envie de l’embrasser même si elle n’est pas là. 

Je m’énerve. Je crie à mon cerveau de se réveiller, tout de suite, sinon, encore une fois, je tomberai amoureux d’une fille qui n’existe pas. J’en serai amoureux et j’embrasserai les trottoirs et les planchers en espérant qu’elle y ait mis un pied, deux pieds. Mes amis me demanderont pourquoi j’embrasse les choses sales et je leur dirai que j'embrasse ses pieds, à elle. Miah.

Mes amis me traiteront de fou. Ils parleront de mon amour fictif à mes parents et maman viendra dans ma chambre. Elle dira que je devrais continuer de prendre mes pilules. Je prendrai une pilule dans un verre d’eau et mon cerveau s’en ira encore. Il s’en ira encore plus souvent, et plus loin encore. Je le verrai de moins en moins. Comme papa. Je ne le verrai plus jamais arriver au milieu de la nuit et je dormirai de plus en plus seul. Je crierai de plus en plus, jusqu’au matin. Et le matin, je demanderai à mon cerveau de se réveiller, mais il ne sera pas là. 

Il faut que mon cerveau oublie la fille. Oublie Miah. Il y a la musique qui compte plus qu’elle et qui attend vraiment. Il y a le mi, sur le piano. C’est une mélodie. C’est déjà le soir. Débouche-moi une bière et raconte-moi la blague que tu me racontais à propos des sonates. Pchhht! Dis-moi que c'est drôle. Dis-moi que tu ris.