Je tiens à le dire. Je ne suis pas un ogre. Je mange beaucoup bon d’accord. Je mange beaucoup. Je mange toujours. Vous, vous avez le sentiment de satiété. L’impression de n’avoir plus faim. D’être pleins. Moi, ce sentiment, je ne l’ai pas. Mais y en a plein, des sentiments que j’ai que vous n’avez pas. Et je ne vous emmerde pas avec ça.
Moi, par exemple, j’ai le sentiment d’avoir besoin d’une bonne scie à métal. Une scie à métal! Vous ne voulez pas de scie à métal? Eh bien moi j’en veux une!
J’ai le syndrome de Prader-Willi. Je suis né avec. Vous me croyez ou vous me croyez pas. Moi je me crois. J’ai intérêt à me croire parce que c’est vrai. Je mange tout ce qui bouge. Et même ce qui bouge pas.
C’est simple, le syndrome de Prader-Willi : on a jamais l’impression d’être rempli. Je pourrais manger une baleine que je pleurnicherais encore : « oh, mais j’ai rien que bu l’eau de la baleine mais j’ai rien mangé, aucune viande, rien de consistant! »
Pleurnicher, ça a toujours été le truc. J’ai toujours pleurnicher. Quand je pleurnichais, ma mère me donnait de la bouffe. En tout cas ça fonctionnait jusqu’à tout récemment.
Mais tout récemment, l’horreur, ma mère a installé un mécanisme sur le frigo. Un mécanisme en métal qu’on appelle aussi « cadenas ». Et c’est pour cette raison que j’ai besoin d’une scie à métal.
Une bonne scie à métal. Pour couper le cadenas. Pour l’instant, je fais ce que je peux. J’ai mangé le gazon de la cour arrière. Les feuilles mortes aussi. Mais le sable, c’est plus difficile. Y a mon père qui m’a piqué une colère quand j’ai mangé son CD de Queen.
Et là vous vous dites « mais tes parents sont pas séparés?! » Eh bien non. Vous voyez bien que j’ai des sentiments que vous n’avez pas.
Un bonne scie à métal. Oui je pense toujours à manger. Constamment. Et ma mère est partie faire l’épicerie. Je peux pas pleurnicher pour lui demander d’ouvrir le frigo. Et y en a marre. J’ai faim. J’ai faim!
Dans ces cas-là, la question qu’il faut se poser c’est : « as-tu assez faim pour manger un cadenas ? » Oui. J’ai vraiment faim.
Je coupe le cadenas avec mes dents. J’ai déjà vu pire. L’ancre du bateau sur le quai pour aller pêcher la crevette, c’était pire.
Le cadenas se détache. Mais je reste avec le cadenas dans la gueule. Et je pleurniche. Je pleurniche la gueule en sang. Ma mère, quand elle verra mes dents brisées et le sang sur mes lèvres, peut-être elle me laissera vider le frigo.
Peut-être. J’espère. Mais c’est long avant qu’elle revienne de l’épicerie. Sûrement elle achète beaucoup de choses. Je vais me régaler. Je lui laisserai pas le temps de ranger.
Je vais manger ses sacs d’épicerie. Et tant qu’on y est. Je crois que je vais la manger elle aussi.
