29 janvier 2014

Comme on dit

L’ennui, comme une réflexion devant un miroir qui te dit qu’il ne parle plus depuis que tu t’es vu en lui, mêle l’impossible de dire une chose au possible d’être quelqu’un d’autre. L’ennui, je voulais dire l’envie; on ne peut pas s’ennuyer sans envier et l’envie est le vrai sujet de mon exposé. L’envie comme un secret qui te veut du mal, ce n’est pas vraiment un exposé. C’est une façon de parler. Les phrases complexes peuvent cacher des vérités plus simples, une manie de parler aux objets par exemple, et par exemple je voulais dire laisser tomber un vase sur de la céramique. Les bris brisent, ça brise, enfin; mon type de fromage préféré est le brie et c’est ce que je tente de dire.

La pâte de ce fromage-là est plus molle qu’un Oka et ça me fait plaisir quand les choses se laissent couper sans résistance. Si tous les objets étaient mous comme du brie, je pense que l’odeur de la vie serait un petit moins désagréable, je veux dire que ça ne puerait pas tant que ça. Des gens parfois tentent de me faire dire ce que je ne dis pas. Ils mettent des mots dans ma vie et, la vie comme un épluche-patate dans un champ de maïs, je trouve inutile de mettre des pommes de terre dans un potage et c’est tout ce que je dis là, sans plus. Il ne faudrait pas croire que le suicide de mon frère m’ait traumatisé; croire comme un frère de l’église je veux dire. Les prêtres et le corbillard. Et la grosse chaise dorée aussi. Des gens essaient de me mettre l’ennui dans ma bouche. Je ne parle pas d'ennui. Je ne parle pas d'envie de rejoindre qui que ce soit. Le deuil comme un cercueil qui ne s’ouvre pas, les fleurs dans les enterrements ne sont jamais des pissenlits. J’aime les pissenlits. J’aime les pissenlits. C’est juste ça que j’essaie de dire.

28 janvier 2014

Les sans-tête

Ils portaient tous une tête de mascotte par-dessus la vraie tête qu’ils avaient. Tout dépendant de l’heure à laquelle ils s’étaient présentés à la porte du salon lounge, le portier leur avait offert une tête d’éléphant, de renard, de cheval, enfin; tandis que certains étaient affublés d’une tête de chat mignon, d’autres moins chanceux étaient tombés sur une tête de porcelet. C’était le cas de Paulee, une femme de vingt-neuf ans qui portait humblement le groin.

Elle savait qu’il s’agissait d’un jeu. S’il n’y avait pas eu d’argent à faire au terme du concours, elle n’y serait pas allée. À l’entrée du salon, avant que la tête de porcelet ne vienne restreindre sa vision aux deux petits trous qui lui serviraient d’yeux, le portier avait enduit son visage d’une pâte rouge très épaisse. La pâte avait la propriété de bleuir au contact de l’air froid. Dans le salon, des climatiseurs tempéraient l’ambiance à près de dix degrés sous zéro. Ainsi, pour que la pâte sur ses joues se mette à bleuir, Paulee n’avait qu’à retirer sa tête de porcelet. À la fin de la soirée, celui dont la pâte était la plus bleue remportait le grand prix.

La difficulté du jeu consistait en ce qu’il fallait réussir à se bleuir la pâte du visage en ôtant notre tête animale sans qu’aucune autre personne n’en soit témoin. Du moment qu’on voyait quelqu’un en train de se rafraîchir les airs sans sa tête, on le photographiait avec notre téléphone, puis on le dénonçait au juge de la soirée. Le juge s’appelait Miknassiet. Il était sévère. Disons que la qualité des photos n’était pas un de ses critères quand il parlait d’éliminer un participant du jeu.

Paulee portait sa tête de porcelet depuis une bonne heure déjà quand une vache est venue lui proposer d’aller aux toilettes.
- Dans les toilettes, ils ne nous verront pas! la vache disait. On pourra se départir de nos visages laids et se bleuir comme il faut!
- Je ne sais pas... avait dit Paulee. On ne sait pas à quelle heure exactement Miknassiet décidera que la soirée est terminée. Ça ne sert à rien de se bleuir la pâte maintenant si la soirée se termine dans deux heures...

La proposition de la vache semblait bizarre aux yeux de Paulee. Elle ne connaissait pas la vache et, bien qu’elle lui parlait, elle n’aurait pas su dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Plus tôt dans la soirée, elle lui avait demandé son nom et la vache avait dit « meuh ». Tout cela ne sentait pas bon. Enfin, tout le monde jouait de ruse et on commençait déjà à montrer des photos au juge qui en éliminait quelques-uns. Les sans-tête finissaient au bar et prenaient un malin plaisir à se faufiler dans le jeu pour aider certains de leurs amis. Vers minuit, un renard a abordé Paulee pour lui offrir de changer de tête avec elle. Il disait en avoir marre de l’opinion des autres qui le jugeaient comme si l’hypocrisie était écrite dans sa face.
- T’es chanceuse d’avoir pigé le porcelet! Avec un groin, t’as l’air moins menaçante!

Mais encore une fois, elle n’avait pas bronché. Elle a gardé son groin jusqu’à ce que la vache revienne vers elle. Il n’y avait plus alors qu’une dizaine d’animaux en jeu. Les trente autres participants avaient été démasqués, leurs têtes empilées dans un bac pour la soirée du lendemain. La vache a renchéri sur son projet de s’isoler aux toilettes :
- J’ai parlé au serveur du bar! Je l’ai payé pour le faire parler. Il m’a dit que Miknassiet avait l’intention de sonner la fin de la soirée dans dix minutes! Viens avec moi! Pourquoi tu veux pas? Ta pâte doit être vraiment rouge! Viens!
- Et qu’est-ce qu’on fera, dans dix minutes, quand la cloche aura sonné et qu’on sera tous les deux en train de se bleuir dans les toilettes? Qui de nous deux remportera la partie si nous sommes égales?
- Égaux, a dit la vache... Le masculin l’emporte...
- O.k. Tu avais un petit peu une voix de fille.
- Va chier.
- Vas-y d’abord et je te rejoins dans deux minutes.

Paulee a eu l’air de céder au plan de la vache qui la suppliait d’adhérer au plan des toilettes, mais on dira qu’elle a bien su tromper tout le monde. Elle est plutôt allée voir le renard pour lui dire que « y a une vache sans tête dans les toilettes qui attend juste ça que tu ailles la photographier ». Le renard ne se doutait pas que la vache allait jouer dur. Les deux se sont battus, se sont arrachés leurs têtes, se sont photographiés et ça a été leur fin vis-à-vis le juge. La soirée s’est terminée comme ça. Il ne restait plus que Paulee qui portait encore le déguisement. Elle, qui pourtant n’avait jamais ôté son groin, a été la première surprise de demeurer seule animale dans le salon. Quand Miknassiet a soulevé la tête du porcelet pour juger de la couleur de son visage, il a dit « c’est donc ben rouge c'te pâte-là ». Et c’est comme ça, sans plaisir, que le juge s’est vu dans l’obligation de remettre à notre gagnante un billet pour le Cirque du Soleil.

27 janvier 2014

Les liens de salive


C’était l’année passée. J’avais huit ans. Je m’en souviens. Maman était partie en voyage à Montréal. À l’école, Juny n’arrêtait pas de me demander de lui cracher dans la bouche. Elle aimait ça, Juny, boire la salive des autres. Peut-être qu’elle avait une maladie et que ses glandes n’en séquestraient pas assez de la salive comme tout le monde, c’est ce que je me disais, qu’il lui fallait boire la nôtre pour survivre. Alors c’était comme ça, à la récréation, elle s’agenouillait dans le coin des clôtures. Elle ouvrait sa bouche bée et les garçons étaient d’accord de lui cracher dans la gorge à tour de rôle jusqu’à ce que ça déborde. On ne se posait pas beaucoup de questions. Elle riait tout le temps, sauf à la fin de la récré, quand elle avalait. Ses narines ouvraient très grand et ses lèvres pliaient vers le bas. Au son de la cloche, elle essuyait son menton avec son bras ou sa manche, se relevait et s’en retournait vers les portes de l’école en longeant la clôture. Ses doigts, comme une hélice derrière un bateau j’ai déjà vu ça, vibraient sur les petits losanges métalliques entrelacés de la clôture.

Dans la classe, on riait un petit peu d’elle. C’était surtout les deux Martin qui riaient. Quand le professeur avait le dos tourné pour effacer les mots du tableau, ils crachaient sur les cheveux de Juny. Ça ne devait pas être agréable. Elle se grattait souvent le crâne comme si ça lui démangeait. C’était stupide, je dis. Elle voulait boire de la salive, mais c’est avec la bouche qu’on boit, pas avec les cheveux. En tout cas, moi je sais que dans la piscine, quand j’ai soif, je continue d’avoir soif même si j’ai la tête sous l’eau. À moins que je boive l’eau de la piscine, là ça va, mais maman dit toujours qu’il ne faut pas la boire parce que mon frère fait pipi dedans.

Dans le mois de juillet, il n’y avait pas beaucoup de nuages. C’était les vacances et maman était dans son voyage. Juny m’a texté quelque chose qui voulait dire « allô et est-ce que je peux venir chez toi parce qu’il fait chaud et que tu as une piscine ». Elle n’était pas mon amie, je peux dire ça que je n’en ai pas vraiment des vrais, mais qu’elle est venue se baigner quand même. Mon frère a été gentil avec elle parce qu’il est plus jeune que moi, qu’il ne la connaissait pas et qu’elle portait un petit maillot qui le faisait taire. Papa a été gentil aussi. Il a fait cuire une pizza avec des poivrons verts dessus. Je n’aime pas les poivrons sur la pizza. Ça se peut, je veux dire, de ne pas aimer les poivrons. Mon frère a mangé toute la pizza. C’est parce qu’il est un peu obèse. Surtout l’été.

Dehors, près de la piscine, Juny m’a encore demandé de cracher dans sa bouche. Je trouvais ça embêtant de le faire comme à l’école une corvée qui me rappelait l’école. J’ai dit « ah non là, Juny, j’ai pas envie, il fait chaud et je n’en ai pas à te donner ». C’est papa qui s’est proposé de cracher à ma place. Je ne pouvais pas dire ce qui était le bien ou le mal dans tout ça parce que, moi, j’apprenais le badminton à mon frère qui tenait sa raquette à l’envers. C’était frustrant que ses maudits petits doigts restaient coincés dans le quadrillé de la raquette et j’étais occupé à ça. Je n’ai pas vraiment vu que papa crachait dans la bouche de Juny, mais je le crois qu’il l’a sûrement fait pour se venger de maman qui l’avait quitté pour le voyage à Montréal...

Je pensais que Juny avait le problème des glandes, je l’ai déjà dit, et la salive de papa comme un remède, je ne pouvais pas savoir qu’il allait profiter. Il a baissé son pantalon à un moment que je n’ai pas vu, et je ne sais pas il est où le lien d’avoir fait ça, je vais te le dire que je ne comprends pas. Qu’après ça, Juny ait raconté l’histoire à ses parents, et que la police soit débarquée avec leurs nénuphars sur les toits de voiture, les lumières bleues et rouges, le grand émoi et le branle-bas, je pense que maman a été furieuse d’apprendre tout ça. Elle vient parfois nous embrasser, surtout le week-end, mais on ne peut pas dire qu’elle soit revenue de son voyage. Elle dit qu’on va déménager mais que ça ne se fera pas avec elle parce qu’elle a fait des tentatives. Ça ne se fera pas non plus avec papa. Quand il est en procès, une femme bien habillée vient faire la nourriture. Je ne l’aime pas. Elle achète toujours des poivrons et je n’arrive pas à me retenir de cracher dans mon assiette. Et Juny, elle n’a toujours pas répondu à mon texto...

JUNY, ARRÊTE DE OUVRIR TA BOUCHE PCQ IL EN SORT DE LÀ DES CHOSES AUSSI TERRIBLE QUE CE QUI ENTRE.












22 janvier 2014

Nicence

J’ai eu une amie, une fois. Elle s’appelait Nicence. Son loisir à elle était de se couper la peau des bras. Avec un couteau. Elle se dessinait des croix, des losanges, des carrés, des étoiles. Les formes cicatrisées laissaient sur sa peau des marques qu’on aurait dit des codes. J’avais demandé à cette amie-là pourquoi elle n’en faisait jamais de marques en forme de cercle:
- Pourquoi jamais un cercle?!
- Parce que c’est trop difficile de faire un cercle avec un couteau!
- Les magasins, moi j’avais dit, les magasins en vendent sûrement un emporte-pièce qui te couperait la peau en forme de cercle! Si tu veux je t’achète ça à ton anniversaire c’est quand!
- Dans dix jours...

J’ai toujours encouragé les autres à poursuivre leurs projets, de vie ou de mort, et de toutes les choses que je ne différencie pas. Si quelqu’un a besoin d’une corde pour se pendre, je suis le premier à courir la lui chercher! C’est mon dire, que c’est important d’épauler les autres dans leurs projets sans les juger que ceci est mal ou que ceci est ordinaire. Il y a toujours le mal qui mène à la mort et l’ordinaire qui fait la vie. Je n’ai jamais su prendre position dans ce qu’il y a de mieux. Mon but unique est d’aider les autres à s’achever dans leurs plans. Comme un vrai ami, ou du moins, de ce que je connais de l’amitié.

Nicence est décédée le jour de son anniversaire. C’était triste de voir autant de bouquets de fleurs que je n'en avais jamais vu autant chez le fleuriste. C’était terrible parce que je n’ai jamais pu lui offrir mon emporte-pièce en main propre. C’était un anneau dentelé qui aurait pu lui en arracher une sacrée couche de peau. Les raisons de sa mort ne sont pas importantes; c’est important de savoir que des responsables l’ont séquestré à la morgue beaucoup trop rapidement. Et quand j’y suis allé demander aux spécialistes si je pouvais voir mon amie que j’avais eu une fois, ils m’ont répondu non tu n’entres pas dans la morgue sans mandat. Je n’ai jamais eu autant l’envie en dedans de moi de frapper la secrétaire, de lui faire ravaler ses stylos et d’écrire dans sa gorge. Enfin, je n’ai jamais pu tracer sur la peau de Nicence le cercle que mon emporte-pièce aurait pu laisser sur elle une marque d’amour.

Suite à sa mort, j’ai commencé à utiliser l’emporte-pièce sur moi. C’est très vrai que l’anneau dentelé fait des cicatrices en forme de cercle. Si ma femme savait ça. Je pense qu’elle ne serait plus ma femme et qu’il ne m’en resterait pas des tas de solutions pour régler tout ça.

19 janvier 2014

Les vrais malades

Tous ceux qui fument la cigarette devraient consulter un psychologue. Ce n’est pas sain de s’abîmer volontairement la vie. C’est de l’autodestruction. Ceux qui se rongent les ongles aussi, on devrait leur prescrire des médicaments contre l’anxiété. Et à ceux qui prennent trop de médicaments, leur prescrire des médicaments pour qu’ils arrêtent d’en prendre. On se le dira. Ces gens-là ne sont pas sains d’esprit.

Ce n’est pas sain non plus de manger du poulet. Ceux qui mangent du poulet n’ont aucune pitié pour les animaux. Et quand on n’a pas d’empathie envers les animaux, c’est qu’on a un problème entre les deux oreilles. On ne peut pas accepter de manger des animaux morts comme ça. C’est comme ceux qui laissent mourir leurs plantes parce qu’ils oublient de leur donner de l’eau. Ils jettent la plante aux poubelles et s’en achète une autre comme si les fleurs n’avaient pas de sentiments. De vrais malades je dis. Ces gens-là ne conçoivent pas le sérieux de la mort. Ne leur confiez pas vos enfants, ils les laisseront mourir de soif... Ils sont rares aujourd’hui les gens qui, comme moi, n’ont pas de maladies mentales. Les gens mangent mal et boivent de l’alcool, si vous saviez... Chaque soir, ils en boivent. Mon neveu me disait l’autre jour qu’il lui arrivait même de boire seul. Je lui ai dit de consulter un psychologue.
- Pourquoi consulter? qu’il m’a demandé.
- Eh bien parce que tu as un problème de boire mon pauvre petit neveu! Tu n’es pas bien dans ta vie!
- Mais je me sens bien.
- Non tu ne te sens pas bien. Je le sens dans tes mots que tu as bu et que tu pars sur la dérive!
- On dit « à » la dérive, pas « sur » la dérive.

Et comme il tentait de me faire la leçon sur les mots, je savais qu’il avait perdu toute sa carte. Il avait beau dire que ça le rendait joyeux de boire un gin sur glace, je n’en croyais pas un sou. C’est comme le vétérinaire qui prônait les vertus de l’euthanasie quand mon chat agonisait l’automne dernier. Il me disait que ce n’était pas gentil de laisser mon chat rendre son dernier souffle dans la souffrance. Eh bien, que je lui ai dit, si ce n’est pas normal de souffrir quand on finit de vivre, je me demande bien pourquoi alors vieillir jusque là! C’est ce que je lui ai dit. Les gens sont de vrais malades qui tentent d’éviter les souffrances dans tous les moyens. Ils se gavent de nourriture dégueulasse même s’ils connaissent les dangers du gras et du sucre. Si ce n’est pas de se tuer à petit feu que d’aller au fast-food, je me demande bien ce que c’est! Hein! Ils en méritent tous une bonne dose d’intelligence dans le cerveau, c’est ce que je pense! L’autre soir, alors que j’étais tranquille à la maison en train d’écouter une reprise de ma série télé préférée, le téléphone a sonné. C’était mon neveu qui m’appelait pour me dire qu’il pensait à moi et qu’il m’aimait! Non mais, à vingt-trois ans, ça prend bien un malade pour dire ce genre de choses à sa tante de cinquante-deux!

J’ai raccroché. Gérard était sur le point d’embrasser Lucie dans la télé. Pour rien au monde je n’aurais voulu manquer ça.

18 janvier 2014

Les pôles électriques

comme un nu sans peau
pour ne pas dire ce que l’été mord
les gens me puisent
squelettes et morts
ils sucent ma viande



Tout le monde savait qu’il y avait de l’électricité dans le corps de Julianne. Beaucoup d’électricité. Assez d’électricité pour éclairer le Mexique au Nouvel An. Ses parents ont été les premiers à s’en rendre compte. Chaque fois qu’ils lui faisaient prendre un bain, une sorte de court-circuit se produisait au contact de ses pieds dans l’eau. Un frisson la parcourait et c’était drôle, je dois dire, qu’on riait de ce frisson-là qui la décoiffait. On ne se doutait pas du danger qui la guettait. Un jour qu’elle s’était écorché un genou en vélo, on avait voulu nettoyer sa plaie dans la baignoire. Le court-circuit de son sang dans l’eau avait été tel qu’il avait fallu la transporter à l’hôpital. Quand les médecins l’ont branchée à la machine d’assistance respiratoire, c’est la machine qui s’était mis à faire un bruit de poumon qui prend vie. Cette fille-là n’avait pas besoin d’être branchée. Tous les objets électriques survoltaient à son contact. Même la lampe au chevet de son lit d’hôpital scintillait par moments. Cette lampe-là avait pourtant cessé d’éclairer en 1952 après que l’infirmière, décédée aujourd’hui, en avait frappé l’abat-jour pour tuer une mouche elle aussi décédée aujourd’hui.

Tout ça pour vous expliquer que Julianne avait 16 ans quand la grande panne de courant a plongé la ville dans le noir. Son frère était en train d’écouter un match de hockey. Il a eu alors l’idée de creuser un petit trou dans la chair de sa soeur pour y brancher sa télé. Sa télé s’est rallumée aussitôt. Ainsi, il a pu voir la fin du match et c’est grâce à lui si on sait aujourd’hui que les Rangers l’avaient emporté 5 à 1. La panne a duré dix jours. Peu à peu, c’était devenu le réflexe d’aller voir Julianne pour nos petits besoins électriques. Sa mère lui avait même fait une incision sous le bras pour brancher le grille-pain. Les rôties du matin, c’était une routine sacrée. On ne peut pas s’élever contre ça. Avant de les tartiner, on rendait grâce à la Sainte-Génératrice qui commençait à perdre un peu de sang.
- Merci Julianne! T’es une sainte! Est-ce que tu veux une rôtie avec de la confiture dessus?
- Je n’ai pas faim, qu’elle disait, couchée au sol.

On a sorti de très longs fils pour rabouter tous les appareils de la maison au corps de la génératrice humaine qu’on avait là au milieu du salon. Même le voisin est venu se brancher. Il faut dire qu’un vent froid balayait le village et que la température avait passablement chuté. La femme du voisin commençait à souffrir d’hypothermie. Elle était très malade, de cela il faut tenir compte, et c’est par pitié que les parents de Julianne ont accepté de prêter leur fille. Par pitié et pour faire de l’argent, il faut le dire. Pour se brancher, c’était dix dollars par jour qu’il fallait verser à la famille. Bientôt, du corps de Julianne sortait quantité d’extensions colorées qui alimentaient toutes les maisons du quartier.

Au cinquième jour de la panne, Ottavio, le vieil oncle de la bibliothécaire, est venu brancher son pénis dans la bouche de Julianne. Ça a créé un émoi. Il faut le dire. Personne n’était d’accord avec le geste, mais comme il avait donné vingt dollars au lieu de dix, personne ne pouvait vraiment s’élever contre ça. De toute façon, il ne s’est pas branché plus longtemps qu’une minute ou deux. Au sixième jour, avec l’argent qu’elle avait amassé, la mère de Julianne a payé à sa fille du ruban électrique en guise de pansements. Il en fallait beaucoup pour ne pas que les fils se touchent. Quand les courants d’un voisin se mêlaient à ceux d’un autre, il y avait des flammèches et notre génératrice gémissait un peu. Ses yeux tournaient au blanc et personne n’aimait voir ça. On aimait qu’elle ait des yeux comme tout le monde. Elle était spéciale, on le savait, mais on la prenait comme si elle faisait partie de nous.

Au neuvième jour, on a décidé de hisser Julianne dans les airs, attachée à une structure de bois sur le terrain devant la maison. La structure était pratique. Toutes les surfaces de son corps pouvaient ainsi être exploitées, sans discrimination, et les voisins qui commençaient à se brancher dans son dos étaient ravis qu’elle ne soit plus couchée dans le salon. Tout cela pour la survie du quartier dois-je le rappeler. Il y avait quelques vicieux qui payaient très cher le branchement de leurs machines à café dans les mamelons de Julianne. Ils buvaient leur café en observant le spectacle électrifiant et s’en retournaient comme si c’était normal de boire du café à des heures aussi tardives. Ottavio revenait aussi, souvent, avec de plus en plus d’argent. Je pense qu’il empruntait l’argent à sa femme. Il payait cinquante dollars, branchait son mélangeur dans le trou du vagin, caressait un peu les lèvres, se faisait un potage avec des pommes de terre et des poireaux, dégustait tout ça... Je trouve que ses doigts mettaient beaucoup de temps à débrancher le cordon. La panne avait plongé le quartier dans le noir, mais jamais on n’aurait cru que le noir aurait été aussi noir. On pouvait très bien voir les travers des uns, la perversité des autres. La noirceur, on ne la voyait pas.

Au dixième jour, le frère de Julianne en a eu assez. Il n’y est pas allé par quatre chemins. Il a tiré sur les jupons de sa mère et lui a dit :
- Maman c’est injuste tout ça n’est pas normal! Pourquoi est-ce que moi je dors dans ma chambre mais que ma soeur dort sur une structure en bois?

Il n’était pas bête. Voyant que sa soeur dormait toujours sur la structure, il avait le plan de prendre sa chambre. La chambre de sa soeur était beaucoup plus grande et, en plus, elle avait deux fenêtres. C’est vrai, il aurait été fou de ne pas en profiter. Il s’est lui-même déménagé d’une chambre à l’autre et, quand est venu le temps de transporter sa télé, il a dit à sa mère :
- Je vais débrancher ma télé deux minutes! Laisse pas quelqu’un d’autre se brancher à ma place maman je te fais confiance!

On dira que sa télé était branchée depuis un certain temps. Neuf jours. Disons que, autour du fil de la télé, et même par-dessus la fiche, la peau de sa soeur avait commencé à former une sorte de gale. Quand il l’a débranchée, d’un coup sec, une large section de peau s’est arrachée, de la hanche jusqu’à la cuisse de Julianne qui a crié comme si on venait de lui arracher un bras. Les gens autour, effrayés par le cri de douleur, ont voulu soudainement quitter l’endroit et débrancher leurs appareils. C’est comme si on venait de comprendre qu’on avait profité de quelqu’un. On se retirait. On tirait sur nos fils : plouc! plaf! Les cordons volaient comme des lassos au-dessus des vaches, tombaient dans des flaques de sang. Le sang pissait de par tous les trous! Les moins dégoûtés enroulaient leurs extensions visqueuses autour de leurs bras. La maman épongeait le corps de sa fille avec des serviettes pour cesser les hémorragies. Chaque trou demeurait béant comme une paire de lèvres prête à cracher l’excédent. Comme une pieuvre à qui on aurait arraché les tentacules, Julianne restait là, sur sa structure, tandis que tout le monde fuyait. Seul Ottavio revenait parfois pour caresser le corps boursouflé de la jeune fille, pour lécher ici et là entre ses jambes les coulisses de sueurs rouges.

C’était terrible. Terrible. Je n’ai pas d’autres mots. Terrible parce que, suite à cela, on a dû passer une journée entière sans électricité. On peut dire que Julianne a bien su se venger, car même si elle est aujourd’hui morte et enterrée, on pense encore à cette sorcière de malheur chaque fois qu’il y a une panne ou que le Wi-Fi rentre mal.