29 juillet 2014

Une drôle d'agression (Fabulation d'une enfant)


Il était grand et maigre. Maigre et sec. À voir ses omoplates qui étiraient la peau de son dos et équarrissaient sa chair, on aurait dit qu'il ne se nourrissait qu'au riz cru. Il aurait cuit le riz s'il avait su faire bouillir l'eau d'un chaudron, mais ma mère lui avait tout appris sauf l'allumage du four. Chaque fois que maman me déposait chez lui en quittant pour le boulot, des frissons glaçaient ma nuque. Maman le payait pour qu'il prenne soin de moi. J'aurais payé deux fois le prix pour qu'on me transfère dans une vraie garderie. 

Il m'accueillait à la porte de son appartement sans dire un mot. Il s'accroupissait, enroulait son bras autour de mes épaules, puis m'engouffrait dans son demi sous-sol. Au centre de sa cuisine, une grande table en bois attendait un repas. La table était toujours propre. Comme si on venait d'y nettoyer un dégât. Des objets - deux chandelles, un tournevis, une bouteille vide, un cahier «Testez votre Q.I.» -  étaient dispersés sur le plancher comme si une chose grave allait se produire sur cette table. Il me demandait de mettre des bols sur la table :
- Clémentine nous allons manger du riz ensemble. Il faudra que tu placeras les bols pour nous deux.
- Du riz comment?
- Du riz beaucoup. Beaucoup de riz avec du lait. 
- Du riz dur? 
- Je n'ai pas lu les instructions de l'allumage du four. Il faut qu'on mangera le riz comme d'habitude. 

Il piquait une colère chaque fois que je lui proposais de lire les instructions de l'allumage du four. Il ne laissait personne lire le guide à sa place. Et quand le riz cru était servi dans le bol, sans beurre ni confiture, je m'avouais quelques bonnes pensées pour le brocoli de maman qui n'était pas si terrible, au fond. Le riz trempait dans du lait, froid comme dur, et j'étais forcée de le manger à la cuillère.
- Mange, Clémentine! C'est l'ordre. Et après il faudra que nous irons dans la chambre pour te changer la culotte.

Je me débrouillais pour renverser le riz un peu partout. Quand il me forçait à avaler, je me débattais. Je criais. Je tentais de mon mieux d'échapper aux mains de ce fou qui me tenait ligotée à ma chaise. Après le repas, peu importe si j'avais mangé le riz ou l'avait épandu par terre, il me traînait jusqu'à la chambre. Il me soulevait d'un bras, parfois deux, et ses dents mordillaient mes oreilles. Ses mains caressaient mes cheveux. Son souffle frôlait mon visage, je me souviens; et dans la chambre il déboutonnait mon pantalon. Il jetait ma culotte au pied du lit, essuyait mon vagin de long en large, puis déballait une nouvelle culotte.
- Pour ne pas laisser de traces Clémentine il faut que je changerai ta couche, parce qu'il ne faut pas que tu laisseras des traces.

Je restais vulnérable. Sur son lit. Tantôt sur le ventre, tantôt sur le dos. Je me laissais faire. Puis le manège reprenait : ses bras me portaient ailleurs, devant la télé. Il demandait à ce que nous écoutions les Télétubbies. Il me tenait tout contre lui. Contre sa poitrine. Son coeur. Son bassin. Son pénis. Je sentais tout ça. Ça m'a troublé. J'en suis marquée pour le reste de ma vie. Ce n'est pas pour faire un coup d'argent que je le dis. J'avais trois ans quand les événements se sont produits. Je m'en souviens encore. C'est bien la preuve que je suis endommagée. Peu importe que mon oncle m'ait servi du riz ou des céréales, qu'il m'ait changé la couche ou la culotte, il doit payer pour toutes les images qu'il a placées dans mon cerveau.

Camping


La tente érigée en six pailles, bombée de son complet, rivée aux anneaux; nous avons soulevé la tente comme de vrais campeurs avant de la ficher au sol à coups de piquets. Le dôme créé, c’était un nid fermé à l’intérieur duquel la haine comme l’amour aurait pu éclater sans le moindre témoin.

Même si nous l’avions montée ensemble, elle restait froide à mon égard sur la petite butte. J’avais beau l’embrasser, elle portait encore une haine que je n’arrivais pas à m’expliquer. C’était comme si elle m’en voulait de l’avoir menée là, sur ce terrain qui n’était pas celui de son enfance. Elle s’était déjà ouverte à tant de propositions, et je pense que la mienne lui paraissait fade; mon feu de camp, mes croustilles, tout cela lui semblait l’attirail d’un apprenti... Tant d’hommes étaient déjà entrés en elle, tant d’hommes l’avait déjà déballée que j’en suis venu à croire que je ne ferais pas la différence. Et à voir son allure si peu soignée, ses vieux vêtements de toile trouée, je n’osais plus m’en approcher. Je me suis dit que peut-être était-ce en moi que résidait la haine dont je me sentais victime et qu'il valait mieux que je dorme loin d'elle.

Je sentais que mon terrain n’était pas le sien. Tout en bas de la butte, c'est là que j'ai décidé de dormir. Je l’ai donc laissée, elle, bâtie de ses piquets. Elle, nostalgique de son passé. Je l’ai laissée, cette vieille tente, au sommet de la butte. Puis, tout sourire, j’ai couru rejoindre la fille qui m’attendait tout en bas.


La camisole


Je n’écris jamais sans ma camisole blanche. Ça doit bien faire dix ans que je ne l’ai pas portée. Dix ans déjà que je n’avais rien écrit. Les enfants riaient toujours de ma camisole : «Papa il porte sa camisole qui lui fait des gros tétons! Papa il en a des plus gros que maman! Papa ressemble à un cultivateur de patates!» Je les ai toutes entendues déjà les insultes au sujet de mon embonpoint. Mais il n’y a que dans cette camisole que ma chair se tolère au point d’en faire quelques mots lâchés ici, là, des phrases parfois. 

    Chaque fois que je porte cette camisole, quelque chose se passe. Parfois des mots, parfois des agressions. Le plus jeune vient rire dans mon visage et ses frères le suivent avec des tomates, des clous... Quand mes enfants me lancent des tomates, ça va, leur mère se débrouille à la lessive... Mais les clous... C’est souvent Christophe, le plus vieux, qui se sent l’envie avec un marteau de m’en cloué un dans l’omoplate ou dans la hanche. Il me fiche des clous dans le corps comme des piquets de tente desquels il tisse en ficelles des sortes de jeux pour ses doigts autour de ma chaise. Je pense qu’il utilise mon corps écrivant comme un terrain qui n’existe pas et duquel il peut satisfaire ses loisirs d’arpenteur. 


    Et moi je ne dis rien. J’écris et je saigne, bonnement. Je laisse mes fils me clouer à ma chaise jusqu’à ce que leur mère leur dise que ça suffit. Ça peut être long avant qu’elle le dise. Elle se venge en lenteur de la femme qui m’a offert cette camisole. C’est vrai qu’elle était belle. Sophie. Elle m’avait offert cette camisole à notre deuxième rendez-vous. Elle devait croire en mon écriture. Maintenant, chaque fois que je dis du bien d’elle, un de mes enfants me plante un clou. Et chaque attaque est une surprise pour moi de découvrir par quel morceau de chair, de la cuisse ou de l’épaule, je serai cloué. 


    C’est en retirant cette camisole que je me libérerais des coups dont on m’assène, mais c’est aussi en la retirant que je cesserais d’écrire. À chacun son bourreau, je me dis, les enfants comme l’écriture; les deux blessent mais ni pour l’un ni pour l’autre il ne faut cesser de se commettre dans le mal constant de ce qu'on croit être bien...