7 juillet 2011

L'été honnêteté



J’avais à dire, avant de me coucher, que les champs sont, je trouve, moins denses l’été que l’hiver, mais plus fleuris, on en conviendra, que la neige fondue a aminci pas mal de terre et que tout devient alors plus visible, les brins d’herbe comme les insectes, à deux ou à six pattes, ceux qui tissent des pièges comme s’ils avaient huit pattes, les fourmis comme les hommes je veux dire, que la vie l’été avoue sa véritable épaisseur, elle perd son hypocrisie et nous y voyons les gros comme les maigres, sans manteau, sans cachette, et dès que l’un se dit maigre vis-à-vis de l’autre, l’autre se dit gros vis-à-vis de l’un, et les corps se mêlent comme ça dans une masse de chair nue sur les champs de fleurs qui, on en conviendra, sont plus chauds que si la neige avait été de la partie, car celle-là est l’ennemie blanche sous laquelle on cache des cadavres, des têtes de papa, de maman, si bien que même les meilleurs tueurs se font piéger par cette neige qui d’apparence dissimule tout mais qui, au printemps, dévoile tous les crimes, toutes les têtes que nous avons enneigées durant l’année, puantes d’avoir été abandonnées sans un dernier baiser, sans avoir été bordées, non vraiment, l’été est la saison de l’honnêteté, c’est la saison des feux qui, on en conviendra, plus ils sont gros plus ils sont beaux, tout comme les oncles autour de tel ou tel feu qui demandent à leurs petites nièces d’ajouter des bûches au cas où bientôt ils y jetteraient le corps d’un ennemi, d’un chien ou d’un chat parce que de toute façon, la tête d’un homme, comme la tête d’un insecte, une fois brûlée, ce n’est guère plus vulgaire qu’une guimauve qu’on aurait laissée à traîner à côté de tout ce que dans un été nous avons oublié de manger, y compris les petites nièces, parce que maintenant il est trop tard, il faut aller dormir, comme on aime se l’entendre dire mais déteste se le voir faire, c’est l’heure d’aller se coucher.


J'ai pensé écrire gros



J’AI PENSÉ ÉCRIRE GROS pour que si quelqu’un de soûl lisait ceci, il n’ait pas besoin de plisser les yeux en grommelant devant mon texte qu’il ne comprend rien aux phrases trop petites que j’écris les unes derrière les autres, sans aucune ponctuation parfois, sinon la virgule ou le point-virgule; pour que si quelqu’un de myope tombait sur ce texte-là il ne se disloque pas la pupille par trop d’efforts au cas où il aurait oublié de porter ses lunettes noires épaisses qui le rendent gracieux vis-à-vis de la mode et de tous ceux qui dans la rue l’apostrophent pour lui dire « tes lunettes, franchement, oui » alors que lui, moitié soûl moitié myope, sait très bien que ce n’est pas une paire de lunettes qui le fera marcher droit quand tout est croche, quand tout est double, ses yeux comme ses pieds, quand il ne voit rien ni d’où il marche ni d’où il lit, dans un escalier ou dans un lit que d’autres plus sobres que lui auront arrangé POUR QU’ARRÊTENT DE GUEULER CEUX QUE L’ALCOOL A ÉMÉCHÉS.


Ni si ni ça

Fais ni si, ni ça, elle disait. Chaque fois que je m’apprêtais à faire si, elle courait vers moi catastrophée en criant non, ne fais pas si, ça te tuera, et comme je m’apprêtais à faire ça, ou ça, elle doublait d’inquiétude et criait non, surtout ne fais pas ça. Ça va causer ta perte, tu avaleras de l’eau et ça te noiera; ça va causer ta mort et moi, j’aurai beau faire si, ça, ça pour te réanimer, ton corps mourra quand même lourd et inerte comme une guenille dans le miel.

Si tu fais si, elle disait, tes yeux s’éteindront et je ne veux pas les voir éteints. Si tu fais ça, la date à laquelle tu le feras deviendra la date de ta mort. Ton petit cerveau mort se mettra à battre des ailes, et papillon, il glissera sur l’herbe, transporté par des musiques qui n’existent pas. Il s’envolera quelque part au-dessus des maisons, léger comme le vide et moi pesante comme tout, je resterai là, idiote, à attendre de mourir moi aussi pour te rejoindre. 

J’attendrai dépressive malade tandis que toi, ton cerveau se sera évadé de ton boulet de corps. Il se mettra à pédaler plus vite que jamais, libre d’entrer dans mes rêves et de me faire voir des images qui ne sont pas les miennes.

Je sortirai du lit tous les matins en repensant aux images que tu m’as fait voir en rêves, en me disant que c’est possible, que les cerveaux morts s’envolent et traversent mes rêves pour me faire voir des crimes que je n’aurais jamais pu inventer, des horreurs et des personnages qui ne sont pas de moi. Je me mettrai à croire que je ne suis pas maître de mes rêves. Comme si c’était possible, que ton cerveau mort ait une emprise sur tout ce que je vois quand je dors.

À la fin, je deviendrai prisonnière de chacun de mes rêves. J’aurai l’impression que tu m’y parles. Dans mes rêves les plus profonds, même quand je voudrai me réveiller parce que je serai consciente de rêver, tu t’obstineras à me faire dormir jusqu’à la fin et ça sera toi, le cerveau sur le mien, celui qui, plus fort que moi, m’empêchera toujours d’ouvrir les yeux. 

Je rêverai ce que tu voudras que je rêve; des histoires que tu auras inventées pour me transmettre un message que je ne comprendrai pas parce que, déjà, je ne comprends même pas quand tu me parles alors imagine de quoi aura l’air notre communication onirique une fois que nous seront moitié morts moitié endormis.

Fais ni si, ni ça, elle disait, alors je ne faisais rien. Je la regardais dormir, simplement, fasciné par ses soupirs quand sa bouche s’ouvrait toute grande, comme si tout à coup son cerveau se faisait aspirer par quelque chose de plus grand, quelque chose d’assez fort pour décider à sa place des images en train de défiler sous ses paupières. Quelque chose, enfin, quelque chose de plus mort.

Le monstre de muscles

Après des mois de musculation, il les avait enfin, ses muscles de béton. On ne les lui avait pas chipés par la poste, ni greffés par un docteur non, il les avait eus lui-même grâce à toutes sortes de machines à muscles qu’il avait entreposées chez lui : altères, courroies, pôles et poutres aussi, des ponts auxquels il se laissait pendre puis se hissait, haut et fort, pour se briser les muscles bien comme il faut avant d’admirer devant le miroir ses épaules énormes, gonflées de veines devenues insensibles avec le temps.

Ses muscles étaient pour lui une dépendance, tout comme pour certains la cigarette est une chose qu’il faut fumer toujours, lui, ses bras étaient une chose qu’il fallait toujours gonfler. À s’abîmer les muscles comme ça, sa dépendance était probablement aussi néfaste que toute autre, sauf que lui, il était fort comme un singe qui parfois je crois, prenait une pilule ou deux ça ne fait de tort à personne, il disait, qu’on n’en parlera à personne parce que, vu les muscles qu’il les avait, il décidait de tout ce que les autres disaient ou ne disaient pas.

Et puis les muscles sont comme les tatous. Ça effraie et ça domine. Mais le jour où ça n’est plus à la mode, c’est bien embêtant de faire disparaître tout ça. 

Chaque fois qu’il entrait dans un bar, il avait l’habitude de faire tout un éclat : il abordait les filles avec un très petit chandail blanc sur le dos, ou une camisole ou en tout cas, quelque chose d’assez serré pour qu’on y distingue à la fois ses mamelons, à la fois ses veines musclées comme des fleuves qui menaient on ne sait pas où mais bon, les filles avaient leur petite idée sauf qu’un soir, l’éclat lui a explosé à la gueule d’une façon que ce n’était pas comme il l’avait souhaité.

Il a semblé que, c’est bizarre, ce soir-là les filles n’aimaient pas les mecs musclés et au contraire, les petits gros étaient à la mode ce soir-là et c’est sur eux qu’elles se sont jetées, toutes, en manque de chair molle ou je ne sais pas quoi. C’était comme choisir la crème molle au lieu de la dure, et de la molle en vouliez-vous en voilàsse. 

Le musclé n’avait rien à faire dans la place, sinon que de jouer au billard avec ses bras si enflés qu’ils ne pliaient pas, sinon que de s’observer les biceps dans la salle de bain en se faisant croire que les filles ici ce soir n’ont pas de goût et qu’il est mal tombé, le pauvre, et qu’il vaudrait mieux revenir demain. Mais demain, en fait, demain c’était la même histoire. Tout ça est une histoire de mode et il faut s’y faire. Il faut accepter qu’un jour les filles aiment les muscles pour la sécurité, puis un autre jour, elles aiment le confort d’un mec bien dodu pour, encore, la sécurité.

*

Je répète qu’il les avait enfin, ses muscles, et il les avait gagné à fort prix, je veux dire, pas qu’il les avait achetés mais qu’il y avait mis toute son énergie et, nous n’en parlerons pas mais, les pilules qu’il avait prises une fois ou deux avaient certains effets secondaires dont il avait du mal à se débarrasser comme, par exemple, la perte des cheveux et le grossissement des orteils. Enfin, après l’épisode du bar, il a vendu ses machines à muscles. Il a même vendu sa machine préférée, celle où il s’assoyait tout le temps en écoutant la télé, sur un siège en cuir sous des altères ; celle qui s’était imprégnée de l’odeur de toutes les fois où ses fesses avait transpiré de douleur.

Il a tout vendu pour s’acheter bien assez de nourriture très grasse, fromage, chocolat et ainsi se rendre mou de la façon que les filles aimaient ça, mou et dodu. Il s’observait grossir dans le miroir, sans trop comprendre pourquoi il faisait tout ça et chaque fois qu’il gagnait un kilo, il avait cette danse humiliante qu’il faisait mais qui le rendait fier d’être gros. Il sautillait sur place, comme hypnotisé par les ondulations de ses bourrelets, et presque amoureux de ses pectoraux qui désormais étaient seins. 

Enfin gros, ça n’a pas pris de temps, il est retourné au bar en question, moitié muscles moitié graisse : il disait avoir pris du poids et il faisait exprès, je pense, de sortir son ventre comme sur le point d’accoucher d’un double-cheese pour que les filles arrêtent de le tenir à distance mais pourtant, elles continuaient de l’ignorer en commérant entre elles que ouf, t’as vu l’ancien musclé devenu gros, c’est clair qu’il n’a pas le temps d’aller à l’université parce qu’au lieu d’étudier il passe tout son temps à être soit gras soit top shape.

Enfin, l’ancien musclé a quitté le bar en se disant que oui, il faut accepter qu’un jour les filles aiment les dodus pour la sécurité, puis du jour au lendemain, qu’elles aiment qu’un mec ait un bagage intellectuel pour qu’il puisse se trouver un emploi pour leur sécurité.

*

Il a essayé, tous les soirs, de se construire un bagage intellectuel en écoutant des trucs intelligents à la télé, des documentaires emmerdants pendant lesquels il s’endormait parce que, de toute façon, l’université ne voudra jamais de lui parce qu’il n’a jamais fini son secondaire et puis, il disait, un mec moitié musclé moitié gros qui retourne au secondaire, ça ne couche avec personne, pas même avec la fille du bar qui trop soûle n’a pas d’endroit où coucher.

*

Alors vaut mieux être con qu’universitaire, il s’est dit; mieux vaut être gros que musclé, et mieux vaut être musclé que gros; mieux vaut ne plus rien faire et ne plus rien être que de retourner dans ce bar où toutes les filles aiment tout ce que je ne suis pas. 

Il n’est plus jamais retourné au bar en question. Dans sa chambre il ne se musclait plus, ni ne mangeait, ni ne se cultivait en fait, il étudiait les cordes et pensait à une façon de se pendre exactement sans douleur, sans souvenir ni chance de survivre je pense qu’il écrivait, ou alors il pleurait, je ne sais pas enfin, il dormait presque tout le temps.

C’est au moment où il devait se pendre que les filles du bar sont débarquées chez lui, un soir, comme ça, elles sont venues frapper à sa porte en disant qu’est-ce que tu fais là on t’attend. Comment, vous m’attendez, il a répondu, si vous ne partez pas tout de suite je vous noue le cou et vous serez pendues et elles ont dit oui, on a décidé qu’on en avait un peu marre de la sécurité.

Troubles indicibles

Je hais les conseils. Ne me conseillez pas de voir tel truc, car je le verrai en ne pensant qu’à vous, et quand j’aurai fini de le voir, je devrai affronter le malaise de vos yeux sur les miens, et l’obligation de vous dire merci pour le conseil alors qu’en vérité, je n’ai rien à foutre de vous et de ce que vous me montrez.

Ce que j’en ai à foutre, moi, de votre bon goût qui me dicte ce que j’aurais dû voir mais n’ai pas vu, mais qu’il n’est pas trop tard parce que le film n’est pas encore terminé, fort-fort heureusement tu as encore le temps d’aller te perdre dans une salle de ciné autour de gardiens emmerdés par ce que les cinéastes ont décidé de présenter sur cet écran, ce mur, cette poutre, ce champ cet océan et sur votre front en même temps. Parce que c’est vous qui avez découvert ce film, comme Christrophe Colomb l’amérique, c’est à vous que revient le mérite.

C’est un film nouveau genre très originale, drôle par bouts, et c’est à vous qu’il faudrait dire merci parce que c’est vous qui êtes tombés dessus par hasard, un week-end, une paire de lunettes 3D et quelques billets dans le porte-monnaie vous avez décidé de voir ce truc et, sans même l’avoir vu encore, vous l’avez conseillé à votre liste de contacts, avec votre i-black-je sais pas quoi, ce après quoi cette liste s’est jetée sur le film.

Vous avez des douzaines d’amis qui vont vous voir le soir. Vous vous regroupez autour de votre grande table en bois style vieux industriel. Vous y faites des soupers avec des légumes et des fruits de la mer pour parler avec ces gens qui ont vu ce que vous leur avez dit de voir. Pour encenser votre grande culture, les gens vous remercient, merci merci ils disent, de m’avoir fait connaître cet artiste trop génial qui se déshabille nu sur scène et raconte les malheurs qu’il a vécu avec sa mère du temps qu’il était nu dans le ventre de la-dite marâtre.

- Les propos étaient forts, dit l’un, genre que je n’aurais jamais pu écrire ça. En plus que la musique fitait. Ça me remet en question. Est-ce que je veux vraiment avoir des enfants... Maintenant je pense comme toi que ça ne vaut mieux pas.

Ces gens qui vous remercient de les avoir conseillés, vous les écoutez en caressant votre table en bois style vieux industriel et vous vous dites encore que oui, dans la vie, vous avez fait de bons choix et que oui, tous ces gens devraient voir ce que vous avez vu; tout le monde devrait découvrir ce que vous avez découvert le premier, comme ça vous seriez maître des découvertes et peut-être que, on ne sait pas, quand vous mourrez, les gens paieront pour venir découvrir votre table style vieux industriel où personne ne mange plus de légumes mais où, au moins, on admire ce que vous avez admiré de votre vivant.

Les anges du malaître

Papa s’est dit merde je devrais te battre tu sais, tu mérites profondément de te faire battre, avec une chaise ou un couteau, une tondeuse ou un râteau, un foulard dans la gorge qu’on en finisse avec tes omoplates et ta chair rose.

Il était ivre joyeux, une pelle à la main et dans ses yeux, tous les objets tranchants ou pesants qu’il aurait pu prendre pour faire taire mes vagissements de bébé sale et il me criait sale bébé, je devrais te crever avec les dents d’une fourchette, comme ça jusqu’à ce que la différence entre un steak et ta chair soit claire, visible et sensible, de la couleur que tu voudras je m’en fous qu’il a dit, avant que tes dents à toi se mettent à pousser jusqu’à me mordre je vais te piquer, mon sale bébé, je vais te saigner comme un cochon de lait rose, rouge, et même ta mort bleue ne puera pas plus que ta couche pleine.

J’étais con de pleurer en brandissant mon hochet, et lui de rire avec sa pelle. Plus je pleurais, plus il riait. Comme si ça lui faisait du bien de voir quelqu’un souffrir à sa place, il disait, mon petit bébé rose, je vais t’apprendre à jouer avec des jouets d’adultes et c’est là que sa cigarette m’a brûlé le front. Moi le con, j’ai crié encore plus fort. La pelle m’a écrasé le cerveau et c’est là que maman est arrivée. Elle a pleuré, elle aussi. Papa lui a dit je t’assure que je n’ai pas tué le bébé. 

Ils se sont rassurés. Ils se sont consolés avec des bières et beaucoup de musique. Je n’ai pas entendu tout ce qu’ils ont dit mais, quand maman a crié dans la chambre, je pense qu’elle a voulu dire que tout était ben, ben correct.

1 juillet 2011

Sans centre



Vivre dans un univers qui n’a pas de centre, c’est un peu comme vivre nulle part, là ou là, et même si je suis là, que j’y sois ou pas, tout le monde s’en fout parce que les gens ne sont pas avec moi. Ils sont là-bas, autour d’autres centres qu’ils se sont inventés purs et clairs, amour et amitié. Peu importe où moi je suis, je ne fais jamais partie de là où ils gravitent, là où ils veulent, là où ils m’évitent. Dès que je les croise, ils font semblant de ne pas me voir et je ris pour qu’ils me remarquent mais eux, ils ne rient pas, ils croient que je ris d’eux alors ils rient de moi jusqu’à ce qu’enfin je ne rie plus et je pleure, comme une planète éjectée d’un système parce que bannie, trop moche, lâchée à des années lumières de leur lumière à eux que je suis trop faible pour m’en approcher. J’écoute plutôt le bruit de leur peau sur leur peau. Ils brament que l’amour est leur centre et ils baisent, et s’aiment, gravitationnels les uns sur les autres tandis que je cherche encore moi aussi un centre, moi aussi l’amour et si je suis trop laid, alors ça sera l’amitié, pourquoi pas, les verres claqueront quand même et si je suis chanceux, l’amitié soûle marchera toute croche et je finirai peut-être moi aussi dans un grand lit étincelant avec une bouche centrée sur ma bouche. J’aurai mon centre. Je sortirai la langue le temps qu’il faudra et quand les bouches se réveilleront de leur molle salive, elles me demanderont qui je suis et je devrai réfléchir, longtemps, pour répondre autre chose que n’importe qui.


L'impossible naissance de Sinec Folk

N’ayant pas eu de mère, il avait dû s’inventer lui-même, comme ça, sans accouchement ni docteur, sur la plage de Craboya, dans les îles du Milect-Tis. Ils sont rares les gens qui voyagent jusqu’à là-bas. Les gens ne s’aventurent jamais que sur les plages les plus connues; celles de la mappemonde, celles touchées par les guerres enfin, celles où l’on raconte de vraies histoires historiques. Toujours est-il que, du jour au lendemain, il s’était fait naître à partir de rien du tout, sinon quelques particules, dit-on, d’atomes et de coccinelles. 

Au départ, il n’était peut-être qu’une mémoire, un esprit vague sous un voilier, un trissumier à torpilles ou une vague, ou le sang d’un requin en tout cas, rien d’humain. Puis par la force de je ne sais quelle idée, il naquit le premier mai de la trente-quatrième juridonce. 

Voilà comment sa naissance se présenta : je trouvai d’abord un premier orteil sur le sable. Ne me doutant pas qu’il s’agissait du sien, je le plaçai soigneusement dans mon sac à main. Je me mis à chercher l’homme amputé, blessé, à qui l’on avait coupé cet orteil mais, évidemment, il n’y eut ce jour-là sur la plage que des femmes et des chiens, comme il y en a partout.

Je cessai de chercher le propriétaire de l’orteil quand, au bout de l'orteil en question, poussa un pied, puis d’autres orteils, puis un mollet, une cuisse et ainsi de suite jusqu’à ce que le sac se déchirât et libérât Sinec de son impossible naissance.

Ah, ce cher Sinec, de tous les membres qu’il s’inventa ce jour-là, il n’y en eut aucun de droit. Son bassin ne tenait que sur une jambe. L’autre jambe, elle, sortait de son nombril et, à cause de cette position malencontreuse, elle n’arrivait jamais à toucher le sol. Sinec ne pouvait pas marcher. Ou alors il le pouvait, peut-être, mais il n’eut jamais l’envie d’essayer. Il avait peur, je pense, que quelqu’un remarquât sa démarche ridicule, aussi désaxée que la houppe des chtounfes, comme on dit dans les champs de Milect-Tis. 

Sinec s’effondra sur le sable, frustré de s’être inventé tout croche. Je le sentis alors pleurer, déjà, avant même qu’il ne s’eût inventé une tête et des yeux. Il était là, inerte, luisant sur le sable. J’eus peur que les rayons de l’amériane ne le cuisissent, ainsi je l’arrosai d’un peu d’eau en lui répétant qu’au moins il avait le coeur, et que même s’il n’avait pas de mère, il avait moi et moi je serai là, toujours, moi je t’aimerai comme si tu étais mon enfant.

À ce moment-là, j’eus envie de l’appeler par un nom. Son nom. Mais puisqu’il n’était pas né avec un médaillon autour du cou, je dus lui en inventer un et, pour cela, je voulus savoir de quel sexe il était. J’observai longtemps le bout de chair qui pendait sous son bassin. Encore aujourd’hui, je ne pourrais pas dire s’il s’agissait d’un clitoris ou d’un pénis. Imaginez alors la bouche qu’il s’était inventé, gluante comme une gouennè de l’eau miraculeuse et la tête qu’il avait. Il était laid. Comme s’il avait eu deux nez à la place des oreilles et une oreille à la place du nez. Quand je lui demandai s’il était un garçon ou une fille, il me répondit « Sinec ».

Sinec tremblait devant moi. Je lui avais inventé ce nom dont tout compte fait je n’étais pas très fier. J’aurais pu trouver mieux, pensai-je, « Appeler Sinec Sinec... C’est comme appeler les chiens Wouf. »

Je me mis à chercher d’autres noms. Ne trouvant rien, je me mis à trembler moi-même, déçu par ma pauvre imagination. Dans ma bouche, chaque lettre sonnait laid, sonnait moche, comme une erreur. Je lâchai prise devant mon manque d’inventivité. Sinec était là, devant moi, sous les rayons brûlants de l'amériane et, pour le rassurer, je lui répétai une dernière fois : tu es mon fils et jamais je ne te quitterai. 

Jamais je n’osai dire à Sinec qu’il lui manquait un oeil, une omoplate, et un tas d’autres morceaux car, j’imagine, qu’il ne doit pas y avoir de chose plus vexante que de se faire dire, après s’être inventé de a à z, que vous vous êtes franchement raté.

Je m’assurai qu’aucun témoin ne fusse en train de m’épier, puis j’abandonnai Sinec sur la plage. Un autre parent, pensai-je, un autre père viendra le secourir. Et si jamais il meurt, je n’aurai qu’à m’inventer un nouveau nom afin de n’être jamais reconnu.

Déconstruction

J’ai les os qui s’émiettent à cause de vieilles fractures, d’anciennes chutes dont il ne faut pas parler parce que c’est honteux. J’ai honte. Je suis tombé cette fois-là, en faisant l’amour, par derrière la clôture sur mes vertèbres et par devant la pôle du drapeau dans ma nuque et cette fille qui disait tu vas mourir et je vais jouir, un appareil photo à la main elle disait, je vais photographier l’amour et la mort, les deux à la fois, et je serai célèbre si seulement tu pouvais sourire sur la photo. 

J’ai souri. Je n’en fais pas un cas, moi, j’ai les os comme de la poussière de craie dans mes muscles et ça me chatouille de douleurs dans les poumons, le coeur, la rate, mes os comme du silice me coupent les tendons et les nerfs et je saigne par dedans mais je n’en fais pas un cas, pas comme vous, je ne crie pas au meurtre que j’ai le cancer, que je vais mourir là exactement. Je n’ai pas peur. Je me tiens debout. J’ai un costume rigide. J’ai ce costume rigide fait de plâtre, d’acier de marbre, des jambières de bois et tout ce que les meilleurs artisans ont fait dans le domaine du corps et de l’art. De sorte que si je tombe, je tiens debout toujours. 

En dedans de moi, ça s’effrite mais jamais je ne m’effondre. Je reste amalgame de débris, compacte et solide, je marche comme une masse de béton mais en réalité, ah ça ne paraît pas, que je suis fragments de pierres. J’ai l’air de faire de belles phrases construites mais ça arrive, oui, que ça craque de partout et la syntaxe se déconstruit comme dans une chute ma gueule me dit ta gueule et meurs, et mes dents me mordent les lèvres et ma langue, comme ce char d’assaut sur cette mine, c’est possible qu’elle ait explosé, ma langue un soir une nuit, dans la lumière, les bombes et le sexe, et la tête des enfants malhonnêtes.

Depuis que je suis né, je vieillis pour me déconstruire. J’ai eu les bras, j’ai eu les pieds, et maintenant, comme les plumes des oiseaux, j’échappe un peu de peau partout où je passe. Je ne serais pas surpris de me voir demain avec un doigt en moins, un oeil de pirate, une chaise roulante ou chauve. Je perds à peu près tout. Plus j’écris, plus je vis, et plus j’en perds des bouts, et plus je me perds. 

Enfin je me suis fait greffer un crayon à la place du majeur. Désormais j’écris comme ça avec le doigt d’honneur, et je vous emmerde au moindre mot sur la page; je suis devenu hautain, méchant, et chaque fois que j’écris, je me venge de tous les os que vous m’avez brisés.

Ma maison en flammes

Mon erreur n’est pas de boire ce soir, mon erreur a été d’avoir trop bu hier, et si encore je buvais trop ce soir, je n’aurais qu’à me répéter la même réflexion quand je boirai trop demain, et ainsi de suite jusqu’à ce que je rage solitaire à propos de la répétition de mes phrases, et les phrases des autres pour me déculpabiliser, pour me sauver des eaux comme ça jour après jour et sauver les meubles et les électroménagers, le chien et les tortues, ma maison en flammes et moi dedans, brûlé mort, qui cherche encore à brûler les papiers que j’ai peut-être écrits mais dont je ne me souviens pas parce que j’avais trop bu.

Je ragerai soûl, agressif contre tous ceux qui sont partis parce qu’ils ont arrêté de boire quand le feu a pris, et je dis, si mon téléphone n’a pas encore fondu dans le feu, je les appellerai, tous, un après l’autre, pour leur dire qu’ils sont infidèles, empoisonnés par l’amour et la connerie de leur amitié, de leurs bagues, de la baise, toute leur connerie de vêtements qu’elles ont acheté pour lui, et le soutien-gorge qu’ils lui ont acheté à elle, je leur dirai ma façon de penser et je finirai en disant que je les tuerai, demain, tous, et s’ils sont déjà morts parce que je les ai tués hier, je lancerai mes menaces à leur répondeur au cas où un jour ils ressusciteraient et reviendraient à leur maison pour écouter leurs messages, en rentrant du restaurant, après la petite glace au chocolat qu’ils ont mangé le soir avec leurs enfants.

Je brûle mais je ne brûle pas, moi, dans ma tête, dans ma maison en flammes, je bois dans ma maison en bois et je dis que mes doigts me brûlent les gencives et mes dents brûlent mes ongles, mes ongles tombent comme des tisons sur mes pieds et mes pieds brûlent mes genoux qui eux brûlent le plancher et la table mais je ne brûle pas. Je joue avec ma tête. J’exploite l’imagination comme ça, comme les oncles s’imaginent leurs petites nièces femmes, leurs petites fesses dans la paume de leur main, je profite de mon cerveau à nu et je continue à avaler les gorgées qui m’éteignent au fur et à mesure que je m’enflamme. 

Je sais. Je suis au courant de ce qu’ils pensent. Je lis à travers eux, comme s’ils étaient mes propres mots, je sais ce qu’ils disent à mon sujet, que je suis dangereux pour les animaux, que je frappe sans crier, même quand je suis sobre, ils disent que derrière mes foulards il y a des dents et que je mords en silence, ni heureux ni triste je suis comme ça, cannibale indifférent et ils ont peur pour leurs enfants, ils ont peur que je brûle leur progéniture dans les berceaux et que je dérobe leurs draps pour m’en faire d’autres foulards et d’autres meurtres je sais.

Viendra le jour où un ami reviendra à moi, dans ma fumée, à peine visible il me dira tu as fait le feu, mec, tu as tué nos bébés, tu as bu leurs biberons, tu nous as tous tués et maintenant, tu es fier d’être le seul qui n’a pas péri dans l’incendie, toi le seul vivant, sauvé des eaux je te pardonne, parce qu’il faut bien que les humains se pardonnent entre eux je te pardonne toutes les morts et qu’est-ce que tu dirais si je t’emmenais sur la montagne, prendre une marche ou une glace au chocolat.

Mais je répondrai toujours la même chose, aux autres comme à moi-même, que le jour est mal choisi parce que j’ai trop bu hier, je suis fatigué je dis, hier a été dur, tout y est passé et ce soir, j’ai cette drôle d’idée de vouloir tout brûler et je vais te le dire à toi, que si je ne bois pas ce verre de vin qui m’attend, je pense que j’y passerai moi aussi.

Le blond et le noir

Ils me regardent comme si j’étais le con, le fou échappé, ils me regardent avec cet air qu’ils ont quand je leur dis que c’est possible, que les filles aux cheveux noirs soient plus violentes que celles aux cheveux blonds que je sache, de mon vivant, je n’ai jamais vu de blé faire de mal à qui que ce soit, et c’est bien la couleur des champs, que je dis, le blond inoffensif que ces sales corbeaux noirs agressent et mordent à peu près tout ce qui bouge, les insectes comme les branches et les cuisses je pense, que l’exemple est éloquent je dis, que c’est comme les hommes aux cheveux raides sont plus raides que ceux frisés des frisés et ce n’est pas un salon de coiffure qui va y changer quoi que ce soit.

Je connais des tas de coiffeuses, mais aucune capable de faire changer le caractère d’une personne née bouclée, née noire ou blonde, il y a les méchants et les gentils quoi, ne me regardez pas comme ça, ce n’est pas comme si vous n’étiez pas au courant qu’il n’y a pas ce que vous avez dans la tête qui compte mais aussi ce qui pousse dessus, des chapeaux ou de la calvitie, tout ou rien, vous avez tout ou rien et c’est comme ça, vous êtes élégants ou vous ne l’êtes pas, aimés ou détestés, et si on vous déteste ça n’a rien à voir avec vos idées je dis, que c’est une question de goût. 

Je connais des coiffeuses qui préfèrent les cheveux noirs. Ça ne les rend pas méchantes pour autant. Ne me regardez pas comme ça, comme si je venais des océans, de chez les poissons aux réflexions tordues alors que pourtant, je ne viens pas de l’eau, je viens de l’air comme vous, je ne suis pas indifférent à ce que vous faites, et qu’est-ce que vous faites là, vous mangez du pain au fromage tous ensemble sans vous préoccuper de la barbe de l’un, des narines de l’autre, et je pense que c’est possible, que vous ne vous soyez jamais regardés au fond, comme un tas de corbeaux tous pareils, tous mangeurs de pain qui ne font que parler de proies, de destinations, de la date et de l'heure du prochain envol.

Vous picorez mes mots pour pouvoir en rire et me ridiculiser en public jusqu’au jour où vous en aurez marre de moi alors vos ailes s'ouvriront pour couvrir ma voix, je ne chanterai plus rien que les plumes que vous perdrez sur ma bouche, et quand vous n’aurez plus rien à bouffer, vous vous envolerez ailleurs et ne laisserez que mes os, mes arêtes et mes yeux de poisson dans la blondeur du blé qui lui me chatouillera, encore, naïf et con comme tous les amis que j'ai perdus.