3 septembre 2012

Les coups de couteaux

La veille, je m'étais couchée vers une heure du matin. Je sais, c'est tard. Il passait un documentaire à la télé, sur la chaîne D. Un documentaire sur les guenons qui allaitent. J'avais trouvé ça intéressant. Je n'avais jamais vu de mamelon de guenon auparavant. C'était étonnamment rose. Quand je me suis décidée à aller me coucher, j'ai pensé à plusieurs trucs : me brosser les dents, éteindre la lampe de l'aquarium, enfermer le chien dans sa chambre, allumer le ventilateur. Mais verrouiller la porte de derrière, ça, je n'y ai pas pensé.  Il arrive qu'on pense aux trucs anodins avant de penser à l'essentiel. C'est comme ça. Vient un temps où les responsabilités deviennent trop nombreuses et, pour se faire de la place, le cerveau efface quelque chose. Et il se trouve que ce quelque chose s'avère parfois un réflexe primaire. Voilà ce qui m'est arrivé.

Vers trois heures du matin, mon chien a jappé. Mon réflexe, voyez vous, fut de frapper sur mon réveil-matin. Or, mon réveil est programmé pour sonner à cinq heures vingt-cinq. Chaque fois qu'il sonne, mon chien jappe. Cette nuit, mon chien a jappé vers trois heures. Quelque chose n'allait pas. Il y avait du bruit dans l'appartement. Un homme était entré chez moi par la porte de derrière. J'entendais ses pas. Des pas de grosses bottes. J'entendais les roches collées sous ses semelles rayer mon plancher. Ce même plancher que j'avais justement lavé six heures plus tôt, à vingt et une heure, en prévoyant que mon frère arriverait le lendemain matin, vers sept heures. Quand il rend visite à quelqu'un, celui-là, il faut que tout soit propre. Avant que l'intrus barbouille mon plancher, tout était nickel. Plus j'y pense, je me demande ce qui me troublait le plus, dans mon lit, quand il s'est introduit chez moi : était-ce la présence de l'intrus ou la cochonnerie sous ses bottes?

Il devait croire qu'il n'y avait personne. Il parlait à quelqu'un qui ne lui répondait pas. J'en ai déduit qu'il parlait au cellulaire :
- J'y suis. Oui, c'est la bonne adresse. Arrête de crier. Il y a une télé, un ordinateur, une bibliothèque... Non, dans le coffre, il y a des jeux de sociétés... Battleship, Guess Who, Cranium... J'entends pas. Le chien jappe! Attends. Je vais le tuer.

Il a tué mon chien. Je n'aurais jamais cru qu'au moment de mourir, les chiens éternuaient. Eh bien, ce fut le cas du mien. Je me suis assuré que la porte de ma chambre était verrouillée. J'ai tourné la poignée jusqu'à ce qu'elle bloque. Je ne pense pas que le tueur ait entendu le minuscule déclic. Mon premier réflexe, à ce moment-là, fut d'enfiler silencieusement mon pyjama. Si j'étais pour mourir, je ne voulais pas mourir nue. Depuis que je suis toute petite, je me promets de mourir dignement. Mon deuxième réflexe fut de lever la tête en direction du mur et d'y voir la fenêtre comme une potentielle sortie de secours. Hormis la moustiquaire à déchirer, la fuite semblait facile. L'eusse-t-elle été si le tueur ne s'était pas mis à forcer la porte de ma chambre, bading-badang:
- Il y a quelqu'un?!

Non, ne répondis-je pas... Il m'aurait fallu un objet pointu, une pince à sourcil, pour creuser un trou à travers la moustiquaire. J'avais malencontreusement laissé ma trousse de maquillage à la salle de bain. C'était de l'autre côté du couloir. C'était, autrement dit, inaccessible et sans espoir.

Je n'aurais jamais cru l'épaule d'un homme capable de briser une serrure. Eh bien, ce fut le cas de ma porte de chambre. L'homme s'y introduisit et me poignarda dans la nuque. Il y laissa le poignard planté. Je fis semblant de mourir, me traiterez-vous de lâche. Enfin, l'eussé-je attaqué qu'il m'aurait poignardé encore, et plus violemment. J'ai attendu que mon sang eusse coagulé pour retirer le poignard et me le mettre en poche. Puis je me suis relevée. Je l'entendais encore parler :
- Y a une fille dans l'appartement... Je vais être chez toi à sept heures au lieu de six. Le temps que je la tue, que j'efface les traces... Oui, j'ai ton couteau. Non, il n'est pas dans ton sac. Il est dans son cou. Son cou... Son cou à elle! Oui, je suis sûr qu'elle est morte... Je peux retourner vérifier.

Il est effectivement revenu vérifier. Je n'étais pas morte. Je l'attendais, faible certes, mais armée de son poignard. Il a vite fait de rebrousser chemin derrière la porte, que je bloquai derrière lui avec la table de chevet. Il ouvrit tous les tiroirs de la cuisine. Du tintamarre des ustensiles, je déduis qu'il cherchais un couteau à viande. Au téléphone, sa voix avait changé de ton. Il paniquait :
- Elle a survécu! Non, elle ne peut pas s'échapper! Probablement pas...

Nous avons tous pensé, à ce moment-là, à la fenêtre de la chambre. J'usai de mon couteau pour percer la moustiquaire. Il ne me restait plus qu'à sortir, ce que j'hésitai à faire quand je l'entendis, lui, sortir et traverser la cour arrière. Je reculai en le voyant apparaître derrière la moustiquaire. Il n'était pas asiatique. C'était son sourire, effrayant, qui plissait ses yeux en amandes. D'une main, il tenait un cellulaire. Et de l'autre, le couteau à viande dont je m'étais servi trois jours plus tôt pour trancher un filet de porc en cubes. Trois jours plus tôt, j'avais reçu mon frère à dîner. J'avais fait mariner les cubes pendant quatre heures et les avais fait griller en brochettes sur le barbecue que ma mère, feu ma mère, dieu ait son âme, m'avait offert le jour de mes vingt-trois ans. Servi sur un lit de couscous, le porc était franchement succulent. Laissez-moi vous dire que mon frère s'en est régalé. Le secret, si ça vous intéresse, c'est le gingembre.

Enfin. Où en étais-je? Oui. L'intrus. À ce stade-ci, je vous l'accorde, il n'était plus intrus. Il était dehors, extrus donc, si ça existe. Avec la lame d'un couteau deux fois plus large que le mien, je tiens à le préciser, celui-ci passa une jambe, avec la ferme intention de me tuer, par la moustiquaire que j'avais préalablement percée. Par chance, le vent souffla. Les rideaux se soulevèrent, comme les tentacules d'une pieuvre, et s'enroulèrent autour de son tibia. Plus il se débattait, plus les rideaux le momifiaient.

Je profitai de son inertie pour aligner la frappe de mon poignard sur sa cuisse. J'ai visé la cuisse. Je le jure. C'est malgré moi que le poignard s'enfonça dans sa poitrine. Je n'ai jamais su viser. J'ai cru que c'était le stress qui altérait mon acuité visuelle. Eh bien non. Je n'étais simplement pas douée : même après avoir profondément inspiré puis expiré, j'eus beau visé l'épaule, je touchai la gorge. Et pourtant, je m'accordai plus d'une chance. Le résultat fut semblable chaque fois : tandis que je visais la hanche, le couteau se fichait dans l'estomac...

Je m'exerçais à le poignarder comme on s'exerce au tir à l'arc. Je ne me rendais pas compte de ma sauvage violence. Il ne disait rien. Ses yeux ne riaient plus. C'était comme si l'inquiétude l'avait envahi. Et parce que je n'étais jamais sûre qu'il était mort, je continuais de m'exercer. Le sang ne giclait pas. Je le jure. Chaque fois que mon couteau lardait sa chair, il en ressortait presque sec, comme d'une poche de sable.

J'attendais mon frère vers sept heures. Je ne pense pas m'être acharnée sur ma victime. Si le sang avait souillé mon plancher, je me serais arrêtée pour nettoyer. J'ai dû l'assaillir de neuf, peut-être dix coups de couteau... Et une autre dizaine lorsqu'il est tombé... Je n'étais pas sûre s'il était mort. Sa main droite tenait encore le cellulaire. J'ai pensé qu'il se demandait comment annoncer à son complice qu'il allait mourir. Puis je l'ai poignardé, encore, jusqu'à ce qu'il ne réfléchisse plus.

- Ce qui, votre honneur, porte le compte à vingt-cinq coups de couteau. Les vingt-cinq coups que l'accusée a portés à l'intrus prouvent qu'il ne s'agit pas d'une légitime défense, mais d'un meurtre. Ce sont les pulsions meurtrières, votre honneur, qui l'ont poussé à le tuer par autant de coups. La preuve : n'a-t-elle jamais essayé d'appeler les secours?

- Objection votre honneur! Ma cliente était réfugiée dans sa chambre. Elle n'avait aucun téléphone à porter de main. Ce ne fut que lorsque l'intrus laissa tombé son cellulaire qu'elle eut moyen d'appeler les secours.

- Elle plaça le cellulaire contre son oreille et découvrit l'identité du complice au bout du fil! C'était son frère, votre honneur! Rien d'étonnant : elle l'avait vu, trois jours plus tôt, lors d'un souper où les deux avaient planifié le meurtre de la victime, Sanchez Graad. Ils ont fait croire à ce dernier qu'une somme importante, nous parlons de deux cents mille dollars, se cachaient dans le coffre, dans le boîtier d'un jeu de dominos.

- Ma cliente n'a jamais su jouer aux dominos. Qu'aurait-elle fait d'un boîtier de dominos? La dernière fois qu'elle a ouvert ce coffre, c'était en 1997. Il n'y avait pas de jeu de dominos. Peut-être que son frère lui en avait offert un entre temps et qu'elle n'était pas au courant du cadeau. Est-elle coupable d'avoir laissé son frère lui offrir un jeu de dominos dans lequel il avait placé deux cents mille dollars?

- Objection votre honneur! Nous parlons de la victime, Sanchez Graad. C'est l'appât du gain qui le força à entrer chez l'accusée. Je tiens à préciser qu'il y entra sans infraction, par la porte de derrière qui n'était pas barrée, et par la moustiquaire percée par l'accusée elle-même. Et puisque la défense prétend que madame n'a jamais su jouer aux dominos, votre honneur, je tiens à rappeler qu'elle a aussi dit ne pas savoir viser. À vous de juger de ses capacités.

- D'accord, Sanchez Graad n'a pas commis d'infraction chez ma cliente. Mais ne l'a-t-il pas poignardée à la nuque le premier? N'a-t-il pas tué son chien?!

- Votre honneur, observez attentivement la nuque de l'accusée. Cela vous semble-t-il une nuque qui eut été perforée? Y a-t-il quelconque cicatrice? Cela me semble, en tout cas, une nuque indemne de tout heurt. J'en infère qu'elle ait menti, pour sa nuque comme pour son chien. On dira qu'elle a perdu son chien. Qu'importe. Un bichon maltais. Qu'elle l'ait perdu ou qu'elle l'ait elle-même tué. J'en ai vu un, encore hier, errer dans les rues de Marelle. C'était peut-être le sien. Qui sait, ils se ressemblent tous...

Le renversement du régime taupien

On distingue deux sortes de taupes : celles qui creusent des tunnels et celles qui creusent des trous qui serviront à enterrer les mortes. Car oui, les taupes enterrent leurs cadavres comme nous, dans des trous d'à peine trois mètres de profondeur. Il arrive qu'une taupe, en creusant un tunnel, tombe sur un cadavre. Ce dernier s'effrite entre ses griffes et, stoppant sa creusée, la taupe chuchote à celles qui la suivent :
- Psst! Cadavre! On creuse plus bas...

Les débris de chair sont balayés vers le bas. On piétine le squelette ou on le contourne, puis le travail reprend. Les taupes qui creusent les cercueils savent pourtant qu'il ne faut jamais croiser le chemin des tunnels. C'est la loi. Mais certaines se risquent à défier les lois de la Grande Patte. Si ces histoires de tunnels aboutissant sur des cadavres tombaient aux oreilles de la Grande Patte, le nombres de cercueils doubleraient. Sa majesté n'a pas de pitié pour les rebelles. Ses griffes font plus de quatre centimètres. Un chiffre intimidant pour celles qui n'ont pas plus qu'un centimètre au bout des doigts.

Un jour, une taupe en avait enfoui une autre dans la trajectoire d'un tunnel. Elle fut tuée à coups de griffes par la Grande Patte. Dix-neuf coups de griffes. C'est qu'elle était lente à mourir. Je comprends les meurtriers qui s'acharnent sur leur victime. Dix-neuf coups de couteau, c'est très peu quand on a affaire à quelqu'un de coriace. Ce ne sont pas tous les humains qui meurent d'un coup. Certains restent en vie, même morts, et continuent de respirer, même de crier. Pour s'assurer qu'ils soient morts, il faut planter le couteau plusieurs fois et, contrairement à ce qu'on pense, le sang n'éclabousse pas. La lame transperce la chair et, comme dans du sable, ressort presque sèche. On n'a jamais l'impression d'avoir véritablement tué que lorsque les ongles de la victime se détachent de notre nuque. Et ça peut durer dix-neuf, voire quarante coups de couteau.

Le lendemain du meurtre, Grande Patte créa une nouvelle classe de taupes : les taupes-taupes. À la tête de cette classe, elle nomma Petite Patte. Même si l'ensemble des taupes s'étaient juré de ne jamais se dénoncer entre elles, le métier de Petite Patte consistait à dénoncer tous les comportements qui enfreignaient les lois : « Cachevy enterre un cadavre à moins de trois mètres! », rapportait-elle, « Bourtère dévie son tunnel parce qu'il a touché un cadavre! Perceroc suit et fait semblant de ne rien voir! »

Les trois furent tué par Grande Patte. Au final, la moitié des taupes passèrent sous la griffe de Sa Majesté. Car les plus lentes se faisaient tuer elles aussi, les taupes durent redoubler d'effort pour creuser au même rythme qu'avant. Il fallut qu'une taupe nommée Mauve se lève, un jour, et décide de creuser un cercueil, à la croisée des chemins 10 et 45, dont la sortie donnait sur le jardin d'un jardinier fou.
- Tourbise a creusé un cercueil qui obstruera la voie 45! cria-t-elle.
- Tourbise? Son nom ne me dit rien. Les chemins se sont-ils effondrés?
- Non mais elle court toujours! Elle s'est échappée! Il faut la ramener pour la punir!

Évidemment que rien ne s'était effondré. Mauve avait bien creusé. Elle avait tout prévu. Petite Patte sortit de terre et courut à la recherche de Tourbise. Sa course fut interrompue par le marteau du jardinier fou. Ce dernier lui brisa le crâne. Des morceaux de museau chutèrent dans le cercueil jusqu'aux tunnels. On les piétina en scandant la révolte.
- Tourbise court toujours! s'écria Mauve. Sa Majesté doit prendre les choses en main!

Grande Patte accourut. Elle sortit et se fit prendre au jeu. Elle eut beau se débattre, ses griffes ne firent pas le poids contre le marteau de notre jardinier. Il lui cassa d'abord les côtes, après quoi il lui saisit la queue pour l'agrafée à la branche d'un arbre. Avec une fourche, il lui déchira le ventre pour y voir couler le sang comme les bonbons d'une pinata. Ça tombait bien. C'était la fête de son fils.
- Frappe un coup de plus! demanda-t-il a son fils.
- C'est quoi? Un rat?
- Je ne sais pas. On s'en fout. Frappe. On verra.

L'enfant frappa et dit :
- Ah. Ce n'est pas un animal. C'est une boule de sang. Ça coule beaucoup...
- Continue de frapper. Ça arrêtera de couler.

Tout est fini

Le temps se tord comme un chiffon sale. Les filets de poussière coulent sur les parois de l'évier. L'eau a vite fait d'écourter les minutes qui moussaient entre mes doigts. J'ignorais encore que le temps ne se calculait pas aux mouvements du soleil mais aux bulles qui se perdent dans le drain de mon lavabo. J'ai dû perdre mille heures à pleurer ton départ. Je n'en sors pas plus vieux. Preuve que le temps est perméable à tout, à la mort des mères comme à leur fête, aux larmes, au sang et à tout ce qui coule. Le calendrier continue d'afficher le chaton du mois de septembre. Il n'y a que nous qui continuons d'avancer malgré les heurts.
- Arrête de parler!
- Je ne parle plus. Promis. Toi, parle-moi.
- Non! Quand je te parle, j'ai l'impression que c'est encore toi qui parles.

J'essuie mon temps sur le comptoir. Je ne jetterai pas la ciboulette. Ni le fromage en rondelles. Je conserve au frigo tout ce qui a la forme d'une trotteuse ou d'une horloge. Il faut savoir attendre. Vingt ans de mariage, c'est long à essuyer. Le temps ne passe jamais quand on l'attend. Il attend qu'on soit passé devant lui pour nous vieillir dans le dos. Il y a dix ans, elle me laissait encore parler dans la cuisine. Elle m'embrassait quand je lui disais que ses cheveux lui allaient bien.
- Tu ne trouves pas qu'ils sont trop courts? qu'elle me demandait.
- Mais non. Ça te va bien.

Mes réponses la satisfaisait encore. La semaine passée, elle s'est fait teindre les cheveux. Elle revenait du coiffeur. Je lui ai pourtant dit la même chose qu'il y a dix ans. Dans ma tête, rien n'avait changé. Mais dans la sienne :
- Mes cheveux sont horribles.
- Mais non. Ça te va bien.
- En quoi ça me va bien? Mes jambes, peut-être? Dis-le tout de suite si tu trouves que mes jambes sont aussi horribles que mes cheveux.
- Non... Tes cheveux vont bien avec tes... chaussures.
- Elles sont bleues.
- Brun et bleu. Ça va très bien ensemble.
- Pas du tout. Tu ne connais rien aux couleurs.

Le temps n'a pas pas besoin d'une horloge ni du soleil pour exister. Il n'a rien à foutre des astres qui obstruent la fluidité de son sang. Il les traverse comme une seringue dans de la peau. Il se faufile à travers nos moindres sentiments, rallonge ici nos humiliations, écourtent là-bas nos plaisirs. On ne rit jamais longtemps. Les rires interminables ne le sont pas. Ils finissent toujours quand on y pense. Dès qu'on y pense, tout est fini.
- Ne pars pas comme ça! que je lui disais. Tes cheveux te vont bien! Tu es belle!
- Arrête de parler... C'est pire quand tu parles...
- Dis-moi que tu restes et je ne répondrai rien.
- Tu réponds même quand ça ne répond pas.
- Pas toujours... Je laisse souvent sonner.
- Laisse-moi.
- Non... Je ne peux pas. Si je te laisse, tu vas partir.
- Je pars. Occupe-toi de quelque chose...
- Je me suis toujours occupé de la vaisselle.
- Occupe-toi d'autre chose.
- Quand tes cheveux auront repoussé, ta couleur reviendra. Le coiffeur sera mort et tu te feras teindre en noir chez un autre. Tu me reviendras changée et je recommencerai de m'occuper de toi comme si je venais de t'acheter au magasin.
- Tu as déjà plein d'objets à t'occuper... J'ai trouvé quelqu'un qui trouvait que mes cheveux étaient...
- Ne me le dis pas! S'il te plaît, garde-moi la surprise. Je vais t'attendre. Tu me le diras le temps venu. Le temps, tu sais comme ça vient vite.

Petit-Marteau

Les berges s'effritent dans la mer vitreuse et cassent à la moindre vague comme des pots en terre cuite. On trouve des bouts de continents partout sur les plages. Personne ne sait à qui du Japon ou du Canada les retourner. On en fait des couteaux en silice pour éplucher la peau des oignons. Il en pousse tellement, dans les champs à l'est, qu'on pleure rien qu'à s'y promener. Les jades, c'est comme ça qu'on les appelle, les cueillent avec du tissus sur les yeux. Au déjeuner, leur mari les font roussir sur le feu avec de la graisse d'oie et le melon que les enfants ont trouvé.

Il y a du vin pour tout le monde. C'est Madame Jade qui s'occupe de cueillir le raisin dans les vignes. Elle en fait un jus qu'elle embouteille dans des cruches. On ne fait pas attention à l'odeur de ses orteils ni au degré d'alcool. Il y a des années que la cuvée est faible. Ces années-là, on cueille plus d'oignons. Les années que la cuvée est forte, on chante. On regarde Petit-Marteau tourner sur lui-même et chanter sa chanson :
Fé pa si fé pa sa!
Fé si pa ou nan fépa!

Il n'a que cinq ans mais boit plus que son père. Il faut attendre qu'il se brûle sur le feu pour aller le coucher. Quand il hurle parce que ses brûlures l'empêchent de dormir, sa mère le rejoint dans son lit et verse de l'eau tiède sur les cloques de son dos. Elle dit que l'eau tiède lui fait du bien mais tout le monde pense qu'elle le force à boire du vin jusqu'à ce qu'il s'endorme. Elle le soûle et, le lendemain, le mari le sort du coma à petits coups de marteau sur les tempes.

Petit-Marteau se lève juste à temps. La soirée commence. On le fait boire. C'est sa fête. Il a six ans. Les jades ont cueilli assez d'oignons pour la nuit. Madame Jade présage une cuvée forte. Elle chante déjà autour du feu. Petit-Marteau finit les verres de tout le monde. Demain, il aura grandi. On rit. On transforme son nom. Demain matin, son réveil se fera à grands coups de marteaux.

ENVIE

Il n'est pas heureux. Pas normal. Pas agréable à vivre. Lui trouve sa vie agréable. C'est nous qui la trouvons désagréable. Il gueule aux loups comme s'il ne s'entendait pas. Il arrache les fleurs du jardin, jette les pots à la piscine, bouffe la terre, mâche les pissenlits, les vomit et crie aux toilettes que sa gueule n'a plus de sens.

Je le console, lui assure que sa lèvre d'en haut n'a pas quitté pour celle du bas. Sa gueule a un sens. C'est ce qu'il dit qui n'en a plus. Il me déteste. C'est moi qu'il voit dans le trou des chiottes. C'est moi qu'il envoie aux égouts. Je suis son urine en même temps que je l'essuie. C'est moi qui le nettoie quand il s'est pissé dessus. C'est moi, ses chaussettes, quand il les nettoie dans le lavabo. Moi qu'il mange quand il mange une moule. Je suis sa vulve, son trou, son égout à qui il dit qu'il a envie.

***

Je ne suis pas heureuse. Il me console, m'assure que je suis heureuse. J'aimerais me voir heureuse comme il me voit. Riche et avec des boucles d'oreilles. Je n'en porte jamais. J'ai trop peur que les diamants fassent résonner ses injures et empêchent mes lobes de mimer la surdité. Sourde. Il me traite de sourde. Oui, sourde. Je suis sourde. Des boucles que je n'ai jamais eues, mes oreilles s'en sont fait des bouchons. Ma gueule n'a plus de sens. Il m'a eue.

Je crie. Je ne m'entends pas. J'ai envie de crier. Envie de mâcher la mauvaise herbe. Envie de tester la sensibilité de mes lèvres sur les pots à fleurs. Envie, envie de dégueuler. Envie d'uriner et de le regarder nettoyer mes pantalons. ENVIE. J'AI ENVIE.

J'AI ENVIE!
J'AI ENVIE!

Dieu

Écrire, c'est pardonner le mot qui précède et s'assurer que le suivant puisse le corriger. Plus j'écris, plus je gaffe. Chaque mot est une erreur. Le cerveau travaille par erreur, contrairement à la nature qui, elle, fonctionne au hasard. Il n'y a pas un humain, pas même depuis la préhistoire, qui soit identique à un autre. Ça en fait sept, trente, cent milliards qui sont passés sur terre, et toujours différents. Il en va de même pour les arbres. La courbe de leur tronc, d'une précise délicatesse, n'est jamais la même. Elle tend parfois vers la gauche, parfois vers la droite, parfois même vers d'autres dimensions, toujours surmontée d'un hasard incompréhensible. Que je vous demande, à vous, de tracer cinq cents courbes aléatoires sur une page, il ne m'en faudra pas plus de cinquante pour en trouver des pareilles!

Celui-là a le nez énorme. Ses narines, comme les pistons d'une trompette, lui enserre la voix et la rend nasillarde. Il en fallait bien un comme ça. J'ignore qui l'a dessiné mais ça sent le manque d'inspiration. Quand on le regarde, on sent que quelqu'un, quelque part, en a eu marre de dessiner des humains. Sur ce coup-là, dieu a fait du Picasso : « allez, les yeux décentrés, hop, le nez des deux côtés. » Un peu d'indulgence, tout de même. D'inventer chaque seconde un nouveau-né qui ne ressemble ni tout à fait à ses ancêtres, ni tout à fait à quiconque fut sur terre ces derniers trois milliards d'années, ça ne se fait pas en esquisse.

Je tombe d'admiration devant celui qui y parvient. Je ne m'explique pas comment il fait, le dieu, pour créer aléatoirement et constamment des filles qui sont belles mais qui ne ressemblent à aucune autre fille qui fut belle. Je me dis : soit il lui reste encore quelques beautés dans sa banque de visages féminins, soit il a décentré nos yeux sans qu'on s'en aperçoive, soit il a de l'imagination à n'en plus finir.

Les hommes-dictionnaires

Charles écrivait sur son meuble à tiroirs et à tablettes, un bureau, derrière lequel il y avait une ouverture dans le mur, une paroi pour laisser pénétrer l'air et la lumière. C'était une fenêtre. Tout à coup, assis sur son siège à pieds sans bras ni dossier, il s'écrira :
- Ah! C'est un tabouret!

Il saisit une petite baguette en bois servant de gaine à une longue mine puis écrivit un mot suggérant ou prétendant suggérer par imitation phonétique la chose dénommée : ding-dong! On sonnait à la porte. C'était Mimi. Elle portait dans ses bras un petit mammifère familier à poil doux, aux yeux oblongs et brillants, à oreilles triangulaires et griffes rétractiles. Mimi entra et posa son chat sur une tranche de pain sur laquelle on dresse certains mets.
- Es-tu sûre de vouloir le poser sur ce canapé? demanda Charles. L'autre est plus confortable.

Il prit le chat et le posa plutôt sur un long siège à dossier où plusieurs peuvent s'asseoir et qui peut servir de lit de repos. Mimi sourit. On eut cru à ce moment-là qu'elle fût disposée à vouloir le bien de l'autre entité humanisée devant elle. Mais non, elle n'était pas tout à fait amoureuse. Tout ça n'était qu'un test. Elle pointa son chat et demanda à Charles :
- Comment s'appelle-t-il.
- Tu parles du mammifère?
- Oui, son vrai nom.
- Chat-doux…
- Non, il s'appelle Mujamid Kaline !

Soudainement touchée d’une névrose caractérisée par une exagération des modalités d’expression psychique et affective qui peur se traduire par des symptômes d’apparence organique (convulsions, paralysies, douleurs, catalepsie) et par des manifestations psychiques pathologiques (hallucinations, délire, mythomanie, angoisse), elle s'en retourna chez elle avec le chat dans le véhicule automobile de transport en commun de seize heures vingt-six.

Le meurtre

La culpabilité est un antihéros qu’on pressent, parfois, lors d’accidents de voitures, quand sa cape d’invisibilité devient couleur asphalte. Je ne conduis pas de voiture. Je n’ai rien à me reprocher. Si j’avais tué quelqu’un, ma vie n’aurait pas poursuivi son cours. J’aurais vu quelque chose. Le ciel serait descendu me punir et m’envelopper de sa brume en foulards. La lune aurait allongé ses cratères en trompettes, un volcan aurait jailli de je ne sais où, d’une pyramide ou de mes intestins, n’importe quoi enfin, les portes se seraient changées en bouches, les fenêtres en yeux, les chats en peluches, quelque chose.

Je n’ai tué personne. Enfin, la personne que j’ai tuée n’était peut-être pas assez quelqu’un pour que la planète prenne considération de mon meurtre. Ça se peut. Au nombre d’antilopes qui meurent dévorées par les lions, de mantes religieuses, d’insectes carnassiers dévorés par d’autres, mon petit meurtre s’abstient de tout éclat, inintéressant vis-à-vis du monde. Il représente tout au plus une goutte de sang de plus dans un océan afflué de sang.

Je ne m’en fais pas. La police est occupée à autre chose. Elle s’occupe probablement de meurtres plus sordides que le mien. Un homme a sûrement tronçonné sa femme cette nuit, quelque part dans le monde, ou violé une fille de mon âge avant de l’incinérer dans son foyer. Il a dû faire bien pire que de happer quelqu’un avec une pelle. J’ai des chances de m’en sortir. Si ça se trouve, l’homme que j’ai tué, ils ont oublié de l’inscrire dans le registre des hommes qui ont existé. Ouais. J’ai des chances. Je n’ai qu’à me pratiquer à grogner. Comme ça, si on m’arrête, je n’aurai qu’à dire que je ne fus qu’un animal RWAR.

Le départ de l'oiseau rouge

Deux oiseaux, perchés sur une branche, s'apprêtent à se séparer. La branche est noueuse, disons-le, il doit bien y avoir une trentaine de noeuds. Je ne les compterai pas exactement car ce qui importe, de toute façon, ce sont les oiseaux. L'un est rouge, l'autre bleu. Ou l'inverse. Peu importe, ce n'est pas tant la couleur des oiseaux qui compte, mais le fait qu'il y en ait deux et qu'ils soient, retournons à la phrase initiale, perchés sur une branche.

C'est l'heure du départ. L'oiseau, supposons le rouge, quitte le bleu. Le bleu devra rester sur la branche, c'est très triste, et espérer peut-être en vain que l'autre revienne un jour. Chaque fois que son regard se posera sur le nid où autrefois les deux avaient copulé, une profonde tristesse s'emparera de lui.
- Je te quitte, oiseau bleu! dit le rouge.
- Comment? dit le bleu.
- Comme n'importe quel oiseau. En battant des ailes.
- Je te demande pardon? C'est moi qui suis rouge! C'est toi le bleu!
- Ah non, je t'assure, l'histoire m'a désigné en tant qu'oiseau rouge. Relis notre conversation et tu verras.
- Le narrateur s'est gouré. C'est moi le rouge qui te quitte!

Tout compte fait, c'est l'histoire de deux oiseaux rouges qui se quittent. L'un quitte l'autre, et l'autre quitte l'autre.
- Je te quitte, oiseau rouge! dit le premier rouge.
- Comment? demande le deuxième.
- En battant des ailes...
- Non non non. C'est moi le premier rouge!
- Arrête! Ça ne m'amuse plus de jouer. Je me fous d'être le premier ou le deuxième, le rouge ou le bleu. Je me fous de ton nid, de ta couleur, de tes plumes, de ta position, de ta branche. Je te quitte et tant mieux si tu me quittes toi aussi.

Et ce fut ainsi que se fut fait.

2 juillet 2012

Le tourbillon des oreilles

Les yeux blêmes, paupières closes :
- Hé?

Bras ouverts, mamelons nus :
- Ho!

Yeux ouverts, rimés de lumière :
- Hého?

Les deux (s'embrassant, langues entrecroisées) :
- Moh noh!

L'un (s'éloignant de l'autre) :
- Moh.

L'autre (s'éloignant de l'un) :
- Noh.

Au plafond, une voix sur un mur :
- Hého!

La pluie



Que la pluie tombe en pluie, en grêle, qu’elle tombe en trombe, comme si d’un nuage, d’une chaudière, qu’elle nous verse toute l’eau des puits qu’on a renversée; que l’eau se verse sur nos autos comme d’un énorme boyau de pompier, en une chute trouble et blanche, et  soulève nos pneus jusqu’à les faire voler, déraper, mourir.

J’implore la pluie de dénouer ses cordes, de me les nouer aux pieds, s’il le faut, de basculer le sable jusqu’à la bouette et de chavirer ma tête dedans. Je l’invoque de m’enliser ou de me noyer, dans ce qu’elle peut creuser de terre et recouvrir de pierres.

Je l’implore de sévir. J'invoque sa violence, pure et vraie. Sa gêne n’a plus sa place. Je veux l’entendre parler de demain. Je veux la voir cracher au visage d’un soleil qui a trop longtemps duré. J’ai soif de vie. J’ai soif de voir pleuvoir. J’ai soif de voir s’abattre la misère sur tous ceux qui ont voulu nous en éclipser.

La grosse qui écrit



Elle se demandait si ses difficultés respiratoires étaient dues à l’asthme ou à l’embonpoint. Quand elle respirait, c’était comme si elle avait le diaphragme coincé entre deux patates. Sa friteuse l’avait lâchée au début du mois. Tout comme l’écriture d’ailleurs, qu’elle avait abandonnée en même temps que son régime.
- Depuis que je suis grosse, elle disait, j’écris mal!

- Si vous vous trouvez grosse, répondit le médecin, vous n’avez encore rien vu! À votre insu, depuis votre naissance, depuis l’époque où votre tête semblait celle d’un singe, laide et partagée entre le sourire et la grimace, entre le bleu et le rouge; et même plus loin, à l’état fœtus, quand vous déformiez le ventre de votre mère en le gonflant de vos membres en une boule de graisse malléable, vous vieillissiez déjà! Vous grossissiez! Vous épaississiez!

La graisse sous ses aisselles ramollissait ses mots. Il fallait qu’elle redouble d’effort pour les relire. Et encore, elle les relisait au ralenti. Quand elle s’assoyait pour écrire et que son dos courbait, ses seins comme deux grosses bosses de chameau lui couvaient le ventre jusqu’au nombril. Elle était lourde. Parfois, quand elle écrivait un poème, alors seulement, elle se sentait des ailes. Mais ce n’était jamais que les ailes de poulet qu’elle faisait cuir au four.
- Il faut que vous vous trouviez un homme, ajouta le médecin, un homme qui vous aimerait telle que vous êtes.

Les garçons qu’elle avait l’habitude de fréquenter étaient pour la plupart des gros tas. Comme elle n’avait pas envie d’être la grosse tasse d’un gros tas, elle s’était résolue à demeurer célibataire et à écrire.
- Je ne veux pas rencontrer un homme! dit-elle. Je veux écrire comme quand j’étais mince! Je veux écrire la peau sur les os, en talons hauts, séchée dans les cercueils d’un salon de bronzage! Il paraît que, des cochons, on en fait du proscuitto. Il doit bien y avoir une façon de m’amincir dans une machine de boucherie, et de me vendre, en tranches fines ou en paragraphes! De vendre mes mots et de faire dire à mes lecteurs que j’écris aussi bien que ce qu’ils mangent!
- Vous êtes grosse. Il faut vous rendre à l’évidence. Vous auriez du mal à courser contre un enfant de deux ans.

Tout à coup, elle a souri. En même temps qu’elle souriait, elle écrivait cette phrase dans le cahier qu’elle tenait devant elle : « je ne suis pas mince, mais qu’est-ce qui m’empêche, pour écrire comme lorsque je l’étais, de faire semblant que je le suis? »

Se parler tout seul



Je me sens drôle. Pas drôle drôle, drôle étrange. Pas du tout drôle, même, étrange étrange. Je me sens un moi-même pas moi-même. Un moi-même à moitié vivant, aux trois-quarts morts. Un moi-même trop-plein qui me parle en même temps que je lui parle, que je me parle, que je vous parle. Vous ne trouvez pas que ça ne fait pas trop de voix? Oui ou non, répondez.

Vous ne répondez rien. Vous répondez non quand c’est bien de dire non. Et quand c’est mal de dire oui, vous dites encore non. Si quelqu’un vous demande si c’est bien de dire oui à ceux qui disent non, vous lui dites encore non. Et malgré cela, n’est-ce pas que vous n’aimeriez pas vous faire dire oui? Oui ou non. Répondez. C’est facile.

Je me sens un pays. Je ne me sens pas d’ailes, non, aucune, mais un pays, oui, sur mes omoplates, un pays hurlant qu’il y a trop de voix. Ne seriez-vous-t-il pas prêts à dire qu’il soit vrai que vous ne vous entendez plus vous vous entendre, ni ne vous entendez plus parler parler?

À la moindre phrase que j’écris sans la comprendre, vous dites la mieux comprendre que moi-même. Seriez-vous prêts à dire que vous ne comprenez pas rien? Répondez. Parlez. Parlez! Vraiment, vous parler, c’est comme se parler tout seul.

Réflexions jubilaires





Je me suis assis, comme j’ai l’habitude de le faire depuis plus de cinquante ans, pour réfléchir à quelque chose. Puis j’ai oublié pourquoi je m’étais assis. Je me suis relevé. On eut dit que mes yeux embués avaient été lavés par un inconscient. C’est vrai. Une mouche aurait pu entrer par ma narine, faire un parcours de course, et ressortir première qualifiée de mon oreille. Ma tête était aussi vide qu’un circuit de course l’hiver; aussi vide qu’un aquarium tout juste acheté à l’animalerie quand ils ne vendent pas l’eau avec.

L’idée m’est revenue de m’asseoir pour réfléchir. Je me suis rassis avec l’idée de me seoir, et c’est bien ce que j’ai fait, je me suis si, et si seulement les idées ne m’avaient pas fuit comme la peste, j’aurais pu penser l’humanité comme une blessure. Eh bien je n’ai jamais pensé à la panser. Je n’ai rien pansé. Je n’ai pensé à rien. C’est bien la faute de mes neurones.

Avez-vous déjà vu des neurones manifester? Les miens le font chaque jour. De neuf à cinq.
Ils revendiquent le droit à une meilleure tête. Comme si la mienne ne leur suffisait pas, ils en font des caricatures où ils multiplient la longueur de mon nez, amplifient mes maladresses et, sur un décor de cirque, rient de ma laideur. C’est vrai que je suis laid. Mais il n’y a pas que ça. Ils m’en veulent à cause de mes calculs mathématiques qui finissent toujours en forme de i, et aussi à cause des engourdissements psychotropes que je leur fait subi. Subir, pardon. J’écris comme je calcule, et je fais des fautes, comme avec les mots. Je calcule mal.

Le 21 ou le 12 décembre, ou peu avant Noël (ce n’est pas intéressant), j’ai reçu en cadeau une tête de cochon. Le cochon était vivant (il l’était avant que d’être mort) et sa tête, je l’ai offerte à mes neurones. Curieusement, aucun d’entre eux n’en a voulu.

Ils ne savent pas ce qu’ils osent vouloir. Ils revendiquent une nouvelle tête sans savoir qu’ils ne savent plus revendiquer. Ils ont oublié la mort. C’est à croire qu’ils sont prêts à mourir au profit de leur idéal. J’ai vu un neurone sauter en parachute sans parachute. Il se sentait des ailes électriques qu’il ne sait pas encore faire voler.

Je me suis rassis à la table (je développe parfois des assemblées générales avec moi-même où je discute d’enjeux importants, à main levée, tels que le café ou la crème). L’issue du vote a été celui-ci : j’ai décidé de passer la hachette (c’est un dictionnaire et une arme) à travers le cou de ma douce moitié (moitié, à tout le moins, elle l’est devenue). J’ai jeté son corps aux ordures (l’éboueur s’afférera à le réduire en miettes). Quant à la tête, que j’ai gardée, j’ai solennellement proposé à mes neurones de l’habiter.

Ils n’en ont pas voulu. Mais quelle tête espèrent-ils? Je m’assois chaque soir et réfléchis aux crimes que j’ai commis. Comme si ce n’était pas assez d’y réfléchir, ils continuent de manifester. Ils veulent ma tête en même temps que d’en demander une autre. Je ne sais plus qu’en penser.

J’en étais arrivé à m’asseoir devant le miroir, à me trouer le crâne avec les triangles d’un miroir cassé. Le sang n’hésite jamais à s’enfuir des pores de ma peau. Mais ces sacrés neurones, eux; faut-il que je me hachette la nuque, à grands coups de dictionnaire, pour qu’enfin ils puissent naviguer vers d’autres cerveaux le long de mes fils de sang?

Oui, c’est ma tête qu’ils veulent. Ils l’ont déjà. Mais ils continuent de la vouloir quand même.

Monsieur Ministre

Vient un temps où notre tête, comme un chaudron, cède sous le couvert de ce qu’elle mijote. Il faut bien, un jour ou l’autre, dévaler nos idées comme les enfants se tuent sur les pentes de ski, sans craindre le vertige ni la vitesse, et renverser la fausse humanité de ceux qui nous parlent comme si nous avions déjà la chaise roulante d’accrochée au cul.

Je l’ai dit au ministre, qu’il avait coupé mon arbre rond devant chez moi pour y planter un arbre triangle mais que j’aimais mieux mon rond. Il a dit les arbres triangles sont gratuits, mais les arbres ronds coûtent deux fois plus cher. J’ai dit je m’en fous. Je veux l'arbre que j’avais. Il m’a demandé :
- Avez-vous coupez notre arbre triangle?
- Oui, j’ai dit, je ne l'aimais pas alors je l'ai coupé avec la scie. Je reveux mon arbre rond.
- Si vous l'avez coupé, alors vous êtes dans le tort. Vous devrez le payer. Nous ne paierons pas pour le rond que vous voulez si vous avez coupé notre triangle.
- Même si c’est vous qui avez remplacé mon rond par un triangle?
- Nous remplaçons gratuitement les triangles par les ronds. Mais planter un nouvel arbre rond, c’est mille six cent dollars.

C’est compliqué. Avec le ministre, c’est toujours compliqué. Je finis toujours par croire que je n’y comprends rien et que le mieux, pour moi, pour ma survie, c’est de garder le silence. Je me tais. Je laisse les grandes personnes s’occuper des grandes affaires. Et j’espère qu’ils auront la gentillesse de me rendre ce qu’ils me doivent.

Enfin, j’ai payé le prix qu’ils demandaient pour mon nouvel arbre rond. Le mille, le six et le cent, et les quatres et les vingts des taxes qu’il fallait. Des pelles sont arrivées chez moi. Il y avait des gens qui pendaient au bout des pelles et, au bout des gens, il y avait d’autres gens qui riaient des gens. J’ai eu envie de crier. Mais j’ai souri à la place. Et puis le lendemain matin, j’ai crié. Personne ne m’a entendu. Alors j’ai téléphoné. J’ai dit :
- Monsieur Ministre! Dans mon arbre rond que vous avez planté hier! C’est au sujet de l’arbre rond que vous avez planté hier… Il n’y a pas l'oiseau que j’avais. Je reveux mon oiseau!
- Monsieur, m’a-t-il répondu, si vous voulez votre oiseau, il faut payer. Nous vous avons offert le service de base. Pour le service optimal, celui avec les oiseaux et les écureuils, c’est deux mille sept cent dollars.
- Je ne veux pas les écureux. Seulement les oiseaux.

Il a dit que les écureuils étaient gratuits à l’achat des oiseaux. Alors j’ai payé. Un camion s’est garé devant chez moi. Un homme en est sorti avec une cage à oiseaux. Dans la cage, il y avait l’oiseau et l’écureuil. L’homme a placé les animaux dans mon arbre. L’oiseau a fait son nid. L’écureuil aussi. J'ai cru que c'était mon oiseau, mon écureuil. Mais le lendemain matin, j’ai encore crié. Et j’ai téléphoné :
- Monsieur Ministre! Votre oiseau n'est pas celui que j'avais avant! Dans mon ancien arbre rond, j'avais un oiseau qui s’appelait Gorge-Rouge! Il avait un collier mauve autour du cou avec un chiffre d’écrit dessus! Je lui donnais du gruau le matin! Il bavait l’après-midi et chantait le soir! Ce n’est pas Gorge-Rouge que votre homme m’a porté là!
- Quel était le chiffre inscrit au collier de Gorge-Rouge?
- 1048!
- Laissez-moi voir… dix quarante-huit. C’est un rouge-gorge. Il vous en coûtera neuf cent soixante pour l’avoir. Avec les taxes, c’est mille quarante-huit.
- 1048? C’était à moi le rouge-gorge! C’était moi qui l’a baptisé! Je lui donnais ses grains de tournesol, et son gruau tous les matins! Je l’avais gratuit avant que vous m'enlevez mes arbres ronds!
- Ah vous savez, la gratuité, il faut la payer d’une façon ou d’une autre. Si vous n’avez plus les moyens de payer, l’offre tient toujours de venir chez vous planter un arbre triangle. Et ça ne vous coûtera pas un rond.
- J’ai les moyens, Monsieur Ministre, j’ai les moyens!
- J’envoie un homme chez vous lundi prochain.
- Non, Monsieur Ministre! J’ai les moyens! Quand je dis que j’ai les moyens, je veux dire que j’ai les moyens d’arrêter de vous payer!

22 avril 2012

Sur la tristesse

Je l’avoue, je suis dépendante. J’avoue ma dépendance. Dès qu’un orage éclate, je cours dans les rues, je noircis l’asphalte par ma détrempe et ouvre ma gueule sur le ciel. J’engouffre le vent. Je bois la tempête. Je bois jusqu’à ce que ma détresse s’époumone, sur un banc, et multiplie mes larmes par la pluie.

Je pleure parce que mes cheveux frisent et que je ne les vois pas friser. Je pleure parce que les hommes vivent sous de ridicules parapluies. Je pleure à m’en déboîter la mâchoire. À grincer des dents, je me disloque comme si mon menton ne m’appartenait plus. Mes ongles scarifient mes joues. J’aurais dû les ronger. Ils pèlent de minces bandes blanches sur ma peau rose.

J’ai une dépendance à la tristesse. Le bonheur m’ennuie. Je ne pourrais pas être astronaute. Mon envie est trop grande, quand j’y pense, de me jeter dans le premier trou noir que les fusées croisent.

Je plains les parapluies et surtout les hommes qui s’en servent. L’aversion que je porte envers les cheveux secs n’a d’égal que la pesanteur du soleil. Avec moi, il faut que ça pleuve. Il faut que ça se noie. Il me faut boire tout ce qui permet de geindre des sons qui ne s’écrivent pas.

Quand la pluie ne mitraille pas les fenêtres de mon appartement, je brise mon silence en criant par la hotte du four. J’espère que ma tristesse voyagera par les conduits d’aération jusqu’à mon voisin d’en haut. J’espère un peu qu’il descendra, sans parapluie ni ambulance, répondre à mes appels et que nous pleurerons ensemble, bordés par les foulards blancs que la brume dissipe dehors.

L'heure des sardines

AUJOURD’HUI

C’est hier que j’ai écrit « aujourd’hui ». C’est toujours la veille que j’écris la date d’aujourd’hui, mais c’est toujours aujourd’hui que j’écris qu’il est tard.

Il est tard. Le magasin est fermé. C’est trop tard pour acheter des sardines. Le magasin ferme à dix heures et l’horloge indique dix heures trente. Elle indique dix heures six, mais le six écrit en gros signifie la moitié du douze. Dans une journée, il y a douze heures. Il y en a vingt-quatre, mais en multipliant par deux, on arrive au compte : quand c’est dix heures, c’est vingt heures, et quand c’est quatre, c’est huit.

J’aime manger des sardines avec un verre de vin rouge, tôt le matin. Mon vin ne s’accorde pas toujours avec le poisson. Parfois, quand je n’ai plus de vin rouge, je sors un vin blanc. Je ne sais pas pourquoi, mais du vin blanc, ça je n’en manque jamais. J’en ai toujours en réserve. Cela dit, je préfère manger mes sardines avec un vin rouge qui s’accorde mal qu’avec un vin blanc qui s’accorde mieux.
- Je veux du rouge!

Il est onze heures et je n’ai pas de sardines, pas de vin rouge. Il y a certains magasins d’ouverts, mais ils ne vendent jamais de sardines, et jamais de vin rouge après onze heures. Ça m’ennuie. J’attends qu’une heure sonne. À une heure, il sera une heure pour tout le monde. J’irai dormir, jusqu’à ce que sonnent neuf heures, alors j’aurai dormi huit heures. Je me brosserai les dents pendant deux minutes, et prendrai une douche de dix minutes, m’habillerai, en cinq minutes, me coifferai en deux minutes et ferai la vaisselle en quinze, puis je nettoierai la table de la cuisine, une minute. Il sera neuf heures trente-cinq. Il me restera vingt-cinq minutes pour acheter mes sardines et mon vin avant que le magasin ne ferme ses portes, à dix heures.

Le temps, c’est compliqué. Les horloges ne nous laissent jamais le temps de manger nos sardines et boire notre vin rouge. À peine avons-nous écrit « demain » qu’elles indiquent une nouvelle heure et précipitent la fermeture des magasins. Demain, si tout va comme prévu, j’aurai vingt-cinq minutes pour faire ce que j’ai à faire.

DEMAIN

C’est hier que j’ai écrit demain, mais c’est aujourd’hui que c’est demain. Je suis allé au magasin, comme prévu. Et parce qu’il n’y avait plus de vin rouge, j’ai acheté une bouteille de vin blanc. J’ai dit au caissier que j’aurais préféré du vin rouge avec ma boîte de sardines. Il a dit que le vin blanc s’accordait mieux avec le thon. J’ai dit peut-être, mais je ne veux pas de thon. Je veux du vin rouge avec des sardines. Vous ne voulez pas de thon? qu’il me dit. Non, je ne veux pas de thon. Alors n’en achetez pas. Je n’achète pas de thon, j’achète une boîte de sardines. Pourtant c’est du thon que vous avez là. Ah vraiment? Oui, c’est écrit thon, est-ce que vous savez lire? Un peu, il est où votre vin rouge? Il me reste une dernière bouteille de rouge. Elle est où? Dans vos mains. Ah, c’est du rouge? Oui, c’est écrit rouge. Et pour mes sardines, je fais comment? J’ai du saumon en boîte. Je ne veux pas de saumon, je veux des sardines. C’est trop tard pour les sardines, il est dix heures et tous les magasins sont fermés. Prenez le saumon en boîte. Il s’accorde à merveille avec le vin rouge que vous avez choisi.

Demain, je me présenterai au magasin avec une heure de retard. Je retournerai au magasin avec un livre sous le bras. Je ferai semblant que je sais lire. Je demanderai mes sardines, et peu importe ce que le caissier m’offrira, je dirai que ce ne sont pas de vraies sardines. Qu’il m’offre de vraies sardines ou non, je dirai que c’en ne sont pas. Je n’aurai peut-être jamais mes sardines, peut-être les ai-je jamais eues, peut-être qu’ils m’ont floué durant toutes ces années, me laissant croire du saumon pour des sardines, mais au moins, demain, je ferai croire au monde que je connais l’heure et les sardines

De bas en haut

Elle porte aux pieds (on ne parlera pas de ses pieds, collés à sa semelle, de leur parfum de cuir qu’on ne peut humer que si elle nous somme d’être intimes avec elle, quand elle se déchausse, les soirs où la rue lui a fait des ampoules, et qu’elle épluche ses orteils avec son pouce qui lui aussi respire la semelle, le cuir et l’intimité profonde) des talons hauts ornés de minuscules ceintures noires qui font le tour de ses chevilles blanches. Quand on la regarde, il faut la prendre de bas en haut. Comme une cathédrale. Plus on monte, plus c’est beau. Au plus bas, c’est le parterre. Puis ce sont les jambes, édifiées comme des murs nimbés de dorures, de vraies béquilles arquées à la forme de ses hanches (mais on ne parlera pas de ses hanches, quand elle danse, les bras en l’air, et dissipe le gras de son ventre en allongeant son corps).

Partout où elle passe, les hommes s’essaient, dans les cafés ou les bars, de créer des bourrasques qui lui jetteraient les plis de sa jupe par-dessus bord afin de la voir sinuer (ou insinuer) une fesse dans le tissu blanc de sa culotte. Plus haut que la jupe, il y a ses seins (mais nous ne parlerons de ses seins, bordés de bretelles, ni de ses lèvres (lèvres qui, par je ne sais quel cosmétique, demeurent toujours rouges, même à minuit, malgré la sauce, les frites, la saucisse et le pain)).

Elle mange ce qu’elle veut et reste mince. C’est vrai. Mais encore faut-il qu’elle veuille vous manger. Ce serait triste, vous ne trouvez pas, d’avoir écrit (d’avoir lu) pareille description sans qu’à la fin n'ait lieu la baise convoitée? Eh bien oui. C'est vrai. C’est triste, en effet.

Les yeux dans les yeux

L’amour de deux personnes s’entend parfois, au soupir de l’une quand l’autre rigole. Mais il se voit surtout, quand le soupir passe au sourire. Alors les amoureux se regardent, complices l’un et l’autre, et s’excusent presque d’avoir ri et souri.  L’amour est dans le regard. Les bras et les jambes n’ont rien à faire de plus que ce que les pupilles ont déjà fait.

Dans les soirées, quand il y a du vin, les amoureux trinquent sans se regarder. Leurs pensées suffisent à se voir l’un et l’autre en train de trinquer les yeux dans les yeux.

L’amour, c’est deux regards qui ne se regardent pas. Mais c’est deux pensées qui ne cessent de penser à se regarder.

- En tout cas mon Gilles, je te le dis, l’amour c’est comme un nœud papillon. Ça te rend chic, ça t’habille, ça te serre autour du cou, mais ça te fait jamais voler comme une moto!
- Une moto?

Dans les soirées, quand il y a du vin, Normand parle de moto. Il parle de moteur. Moi, je parle d’amour. J’en parle sans en parler. Avec mes yeux. J’y pense. Et je pense que la femme de Normand préfère m’entendre penser plutôt que d’écouter son mari.

- On devrait faire ça plus souvent, des soirées de couples chez vous mon Gilles! Toi, moi, ma Nancy, ta Monique. On s’entend bien ensemble!

Nancy doit avoir trente ans. Elle ne les fait pas. Elle a l’air de trente-deux. Si je m’amusais à reproduire sur papier le tatou de son bras, je n’aurais pas assez de trente ans pour dessiner le serpent de son avant-bras. Ma vieille Monique a cinquante ans. Elle dit qu’elle aimerait ça, elle aussi, se faire tatouer un serpent sur le bras.
- T’as pas besoin de te faire tatouer de serpent Monique! Tes rides font la job!

Je pouffe de rire. Monique soupire. Je me tais. Je racle mon silence et elle me sourit.

Le jour d'après demain

1

- Demain je serai encore à Paris. Je reviens après-demain. Dimanche. Le huit avril, à dix-sept heures. On se voit dans deux jours!

J’ai du mal à calculer le temps. Deux jours, c’est deux nuits. C’est le jour, puis c’est la nuit. Puis c’est encore le jour, puis encore la nuit. Il n’y a ni jour ni nuit. C’est toujours l’un et l’autre, les deux à la fois. Il y a dans le ciel plus d’étoiles qu’il n’en faut pour fabriquer des centaines de jours, des milliers de nuits, sur d’autres planètes, dans d’autres galaxies. Les jours ne sont pas des jours. Ils sont des nuits, des nuits avalées par un voile bleu de soleil.

- Oui.

Là, c’est la nuit. Je lui ai dit que je la verrais dans deux jours. Dans deux jours, ce sera le jour. Ce l’est déjà, mais ce ne l’est pas encore. C’est la nuit, mais ça ne le sera plus. Le soleil se lèvera deux fois. Au calendrier, ça ne changera rien. Nous ne changerons pas de mois. C’est avril et ça le restera.

- On ira au restaurant si tu veux.

Je préfère le cinéma. On s’y rend facilement en autobus. Il en passe un aux cinq minutes. Et l’horaire du cinéma est d’autant plus facile à comprendre : dès qu’il commence à faire noir, il y a des films. Les restaurants sont plus compliqués. Ceux qui offrent des petits-déjeuners ouvrent leurs portes vers sept heures. Les autres n’ouvrent qu’entre onze et quatorze, puis entre dix-neuf et vingt et un. Il faut savoir où, et surtout quand avoir faim. La nuit, c’est fermé. C’est trop tard pour avoir faim. Il fallait y penser avant. Tant pis pour ceux qui ont dormi de quatorze à vingt-deux.

- Oui.
- Le Sancha Pasta. C’est un restaurant italien. Ça t’irait?

Avant, pendant et après les représentations, le cinéma offre des repas. Des nachos, du pop-corn, des smoothies, des jujubes, etc. Dans les restaurants italiens, on mange des pâtes. Les spaghettis ont la forme de cheveux mouillés. La pâte des lasagnes a la forme de gaufres. Le goût est le même. C’est la façon de les manger qui change. Les spaghettis, on les enroule autour d’une fourchette. La lasagne, on la coupe en bouchées avec un couteau. Mais les deux sont nappés d’une sauce qui tache le menton.

- Oui.
- Bien! C’est sur la neuvième. On se voit après-demain!

Après-demain, c’est la journée qu’elle a choisie. C’est juste après cette nuit, et après le jour de demain, et l’autre nuit qui suit. C’est ce jour-là que je devrai me rendre au restaurant, sur la neuvième avenue, juste après la huitième, entre dix-sept et vingt et une heure. Ça aurait été moins compliqué si elle l’avait indiqué sur mon calendrier. Ou sur un post-it. Ou si elle avait mentionné la date à mon chien. Lui au moins, il m’aurait aidé à compter les jours et les nuits. À deux, on se trompe parfois, mais jamais sur les dates.
- Bye.

Bye. C’est une façon de dire au revoir. Il y a un geste de la main qui vient avec. C’est le geste qu’on utilise, quand on veut partir sans faire de vague, sans provoquer l’attente d’un bisou ou d’une accolade. Mais au téléphone, il n’y a pas de geste. Il n’y a que le bye, froid, sans lèvres ni sourire.

2

- T’es où?

D’abord, le téléphone a sonné. Je me suis habillé, au cas où. Ensuite j’ai répondu. Elle m’a demandé j’étais où. J’étais au téléphone.

- Je t’attends au restaurant depuis une heure.

Il était dix-huit heures quand elle a appelé. On ne s’était pas donné rendez-vous plus tard? On n’avait pas dit que le Sancha Pasta ouvrait ses portes à dix-neuf? Ou alors j’étais le seul à l’avoir dit, ou à croire que nous l’avions dit; ou alors je l’avais pensé, mais comme c’était son restaurant à elle, je n’avais pas osé parler de l’ouverture des portes. C’est ça. Je pense que parfois, à force de trop penser, j’oublie de parler.

-  Ah oui?
- Oui.
- T’as fini de manger alors? On pourrait aller au cinéma!

S'arracher la tête

Je suis prisonnier. Les barreaux, je m’en fous, qu’on m’en mette tant qu’on en veut, devant mes yeux. Les barreaux, il n’y en aura jamais trop. Ce qu’il y a de trop, c’est ma tête. C’est mon crâne. Mes arcades sourcilières qui confinent l’immensité de ma vue à un regard de surface. Je suis prisonnier de cette tête. J’aimerais la transcender, l’ouvrir, la décortiquer par le dedans, la disséquer; d’un geste irréversible, m’arracher la tête et observer, le temps que je meurs, une seconde ou deux, les galeries qu’ont creusées mes neurones au fil du temps. Voir là-dedans les raisons de ma mort et comprendre, surtout, savoir, que mon cerveau avait existé.

Ma mort n’étouffera pas l’odeur abjecte à laquelle le monde se plie. Le monde peuplera.  Les écrivains écriront. Les arbres pueront leurs chiures d’oiseaux sur un monde qui écrit que le monde peuplera, que les écrivains écriront. Ma mort ne sera qu’une touffe de poil dans la gorge d’un chat. Sitôt recrachée, si vite oubliée.

J’hésite encore à m’arracher la tête. On ne décapsule pas une tête de ses épaules comme le bouchon d’une bouteille. Il y a des outils dont il faut savoir se servir. La plupart ne fonctionnent qu’à petite échelle : un titre-bouchon me perforerait la gorge bien avant qu’il m’ôterait la tête. D’autres, comme les scies électriques, ne fonctionnent qu’à condition d’en saisir le mécanisme d’enclenchement. Ce n’est pas simple de se suicider. Ça demande une maturité, dans le désir de se voir par le dedans, mais aussi dans la compréhension des objets dangereux que le monde a mis à notre disposition. 

Monsieur M

Monsieur M., Maximilien de son prénom, était Mexicain, Marocain, ou Mongolien. Enfin, de mémoire, il me semble que le nom de son pays d’origine commençait par la lettre M. M comme misogyne, comme machiste, comme myope, comme moniteur et manipulateur. C’est là tous les adjectifs que son entourage avait mentionnés à la police lors de son arrestation le 31 mars mille-meuf-mens quatre-mains mif-meuf.

Maximilien avait la démarche d’un M. Épaules pointues, bras à terre, accroupi comme une grenouille lorsqu’il chassait ses victimes, on disait que son cou se repliait à la forme d’un triangle qui frôlait le sol. On devinait à son regard livide comme ceux des lézards qu’il nourrissait une haine contre la lettre L.

Quand il a rencontré Lucie, il devait être âgé de vingt-meuh-mens. Elle lui parlait de l’apocalypse, de l’extermination prochaine de la race humaine, bref, des trucs anodins dont toutes les Lucie parlent. Seulement, il y a cru et, convaincu qu’il lui restait au maximum deux ans à vivre, il a fait flamber tous les objets auxquels il tenait, incluant sa maison, son miroir, son malaxeur ainsi que tous les autres mots du dictionnaire qui commencent par la lettre M. C’était sérieux. Il a même fait flamber son mancenillier, pour ceux qui savent ce que c’est.

Persuadé que la fin du monde était proche, il s’est mis à vivre comme s’il n’y avait pas de lendemain. Il se baladait au parc, à la forme qu’on lui connaît, perplexe du sort de l’humanité. L’après-midi, il croisait Lucie qui, couchée sur une serviette, profitait du soleil. Il a longtemps attendu avant d’éjaculer dans les lunettes fumées de Lucie. Il allait mourir de toute façon, c’est vrai, mais le fait de mourir sous le poids d’un regard accusateur lui déplaisait. Puis il a pensé :
- Elle mourra elle aussi, et les tribunaux brûleront eux aussi. Personne ne se souviendra ni de mes fautes ni de mon existence.

Résolu à mourir de façon indigne, il a éjaculé dans les lunettes de Lucie. Elle a porté plainte contre Maximilien le 20 mars 1999 et, le 31 mars suivant, les policiers lui ont passé les menottes. Il a plaidé à la couronne que ses actes avaient été influencés par l’éventualité d’une apocalypse. Ça lui a valu d’être interné à l’asile de Saint-Maximilien de Magnon. C’est drôle comment la vie, parfois, réussit mieux à certains qu’à d’autres.

Odeur de haie

L’odeur de la haie n’est pas comparable à celle de la maison, l’été, quand les armoires transpirent leur vaisselle et que les quartiers de lumière chauffent les planchers du salon. Le salon est parfumé d’une odeur sans odeur. Une odeur de chaud qui, d’origine inconnue, émane peut-être du cuir des divans ou des pieds qui s’y frottent. Le vent se faufile dans l’embrasure des fenêtres et bombe les rideaux, et fait respirer l'air au tapis.

Dehors, les ombres humaines noircissent l’herbe et s’épandent comme des taches d’huile sur l’asphalte sec. Dehors est une nausée. Tandis que les vraies odeurs de l’été se déploient en dedans, depuis le cadrage des portes jusqu’aux moulures qui suintent les moutons de poussière, moi, je suis prisonnier de l’extérieur. La haie a tant pué que je ne saurais dire ce qu’elle sent. Il faudrait que je rentre. Le vrai été ne se vit pas dehors. Il se vit en dedans, dans cette maison baignée d’odeurs subtiles que seuls mes souvenirs peuvent retracer.

Les vrais écrivains

Je n'écris pas. J'écris aussi peu que les arbres qui, de leurs racines, se forment des jambes, créant au hasard du bout de leurs branches un arc à la forme du mot jupon sur le ciel. Aussi peu que l'eau s'écrit sur le feu en nappes de fumée, je n'écris pas plus que mon propre souffle qui, à la moindre voix critique, râpe ses silences.

Je m'émonde. Je me brouille. Je ne suis pas un écrivain. Ce que j'écris, je l'écris à la laideur de ce que mes doigts ne savent pas écrire. Ce que je vis, je le vis dans la crainte que les arbres vivent à ma place; que leurs feuilles ne dessinent mieux que moi les lignes du ciel au-dessus de ma tête. Les arbres ont dressé au-dessus de moi un toit inhumain à travers lequel je perçois parfois quelques boutures de ciel, bleues ou grises. Le ciel n'a pas de profondeur. Il est soudé au feuillage qui, s'accaparant les nuages, les ont fendillés comme autant de fissures sur le ciment d’un trottoir.

C'est au pied des arbres que les fourmis maudissent mes pieds à moi. Je ne suis pas respecté des insectes. Ils piétinent ma peau comme s'ils ne se sentaient pas concernés par mes mots. La nature, c'est l'ennemie jurée. Il faut la raser. Il faut tout raser jusqu'à ce que tout soit plat. Alors mon corps, plus grand que les brindilles que nous aurons consenti à faire survivre, raflera le ciel. Ma tête, débarrassée des arbres qui l'encombraient, demeurera l'unique perchoir des oiseaux. Mais comme il n'y en aura plus, de ces oiseaux qui picorent le bout de mon crayon, j'aurai tout le temps d'apprendre à écrire comme les vrais écrivains.

L'ours polaire

L'ours polaire

par William Drouin, 12 mars 2012, à 20:32 ·
J'ai le rire facile. Non c'est faux. Je ris rarement. Pourquoi est-ce que j'ai dit que j'avais le rire facile? Les animaux m'attendrissent, c'est vrai. Ils me font sourire. Mais peu de choses me font rire aux éclats. Je ricane pour faire semblant que je ne suis pas gêné. Quand je suis ivre et qu'une personne tombe sur moi, je ris. Je ris mais je souffre. J'agonise, chevilles foulées, sous le poids des autres qui rient au-dessus de moi.

J'ai dit que j'avais le rire facile parce que je me décris, promptement, à des gens qui me lisent en reliant le poids de mes mots à celui de mon poids; la légèreté de mes phrases à celle de ma légèreté quand un chien coince son museau dans les plis de mon cou.

Je ris souvent. Pourquoi est-ce que j'ai dit que je riais rarement? Tantôt je ris, ne ris pas, etc., bipolaire. Les ours bipolaires, deux fois plus blancs que blancs, épandent leur neige sur les deux pôles à la fois, et il exsude de leur sueur une chaleur, une froideur, une humidité sans question ni réponse. Les animaux m'attendrissent. Je ris mais, mais jamais, je ne ris jamais sans l'accord des ours qui meurent leur vie à grandir et à enfanter des répliques d'eux-mêmes diminuées de taille. Je ne ris pas de leur abaissement vers le bas.

Je ne ris pas, mais je ris quand les ours glissent sur le ventre. Je n'ai jamais vu de vrai ours. Pas même les bruns entichés de ruches. Tout juste, j'ai aperçu une ruche une fois. Je n'ai pas osé m'en approcher, de peur que quelque chose se recolle. J'ai quelque chose de collant, en dedans de moi, comme du miel qu'un ours lèche à grand coup de gueule. Ça chatouille et ça fait mal. Ça chatouille. Et ça ne me fait pas rire.

Le chien d'encre

Il paraît qu’en avalant l’encre d’un crayon, d’abord on s’étouffe, puis on transcende les mots au point de les voir en face de nous, comme sur l’écran d’un Ipad dixième version. Si la rumeur est vraie, mon chien devrait en ce moment même commencer à faire glisser ses pattes devant lui, sur l’écran tactile que l’ingestion d’encre lui a fait halluciné.

Mon chien ne bouge pas. Cette rumeur me semble un canular. D’habitude, on ne perd rien à croire aux canulars, sauf peut-être l’estime de soi, la fierté et l’orgueil, des sentiments qui n’en sont pas vraiment. Moi, j’ai perdu mon crayon. Vidé de son encre, maintenant il n’est bon qu’à rayer le papier de traits invisibles. J’ai demandé à mon chien de gratter ses dents sur une page de mon cahier afin d’y tracer une lettre, A ou B, mais jamais il n’a ouvert sa gueule. Je ne peux même pas former de lettre à partir de la salive bleutée claire dont ses babines ont enduit mon cahier. Les flaques de salive dessinent des O. O. Il manque au moins six lettres pour faire ouragan.

Ce chien est nul pour écrire. Il est couché à mes pieds comme moi quand j’étais petit, quand je dormais sous la table, aux pieds de mes parents, quand ils buvaient en jouant aux cartes. Je m’endormais malgré les cris, les baisers, les victoires, les défaites et les claques. À l’aube, maman me portait de sous la table jusqu’à ma chambre. Aussitôt, je débordais de mon lit pour aller me coucher dans un coin de mon placard. Je suis un chien, peut-être, l’ai-je toujours été, mais les chiens qui s’obstinent à ne pas écrire les mots que je leur demande, je les déteste tout autant que ce crayon qui n’écrit plus mais qui s’obstine à écrire des mots que je ne comprends pas.

2 mars 2012

ELLE

Elle s’en va et quittent avec elle, emporte avec elle, mes chances de me souder aux perfections malsaines qu’elle m’a montrées quand elle a ri dans mon verre, cachée derrière ses rideaux d’yeux, de feu, en paupières souples quand elle a bu, quand elle a voulu de moi. Je parle de son regard désintéressé, érodé par le mien, aussi dégoûté par ma lumière que par celle des autres, la brillance des néons, etc. Je dis son regard parce que j’ai peur de lui demander, de lui écrire à elle, de me regarder encore.

Je veux revivre l’instant exact où ses talons traversaient mes yeux, et ses jambes mes joues, ses cheveux mes doigts. Elle est blonde. D’une blondeur comme il ne s’en fait plus chez les disparates châtaignes, champs de blé, etc.; sur ses oreilles. Elle est belle. Son défaut, c’est d’être belle. Je mourrai de ce défaut. Je mourrai aussi d’avoir été jaloux de son défaut. Je mourrai confortablement scindé entre son défaut et le mien. Éternellement inquiet de voir quelqu’un d’autre la trouver plus belle que je ne suis jaloux. Telle est ma volonté. Cela dit, si elle meurt avant moi, dans le cas où je la verrais dans son cercueil, le cas échéant, je pense que je la baiserais.

La couleur mauve

Je viens de dire que les objets étaient dissociés de la couleur qu'ils portent, et vous me dites que je devrais manger une orange dans le dessein de me réconcilier avec la couleur du coucher du soleil? Vous êtes malades. Le jour où je mangerai une orange, ce jour n'est pas encore né. Je tolère encore la morue crue que papa me sert, les coeurs de poulet, mon propre vomi; mais je tiens à ma conviction de mourir l'estomac vide des couleurs du soleil.

Encore si vous me proposiez une prune, là, je la mangerais comme le mauve du ciel quand la lune pérennise sa lumière au matin. Mais l'orange, avisez-vous de ne jamais me l'offrir. Cette couleur, ce fruit, n'est bonne qu'aux morts de se remémorer les fois où en dormant leur corps ressemblait drôlement au leur qui, présentement sous terre, ne voyage jamais plus loin que le bout de leurs ongles salis de noir, du noir auquel ils aspirent.

Je n'aspire ni au blanc ni au noir. Je n'aspirerai aucune couleur de mon vivant, sinon que le mauve de vos prunes. Des prunes au front. Des prunes aux genoux. Offrez-m'en. Frappez-moi au sang, qu'il se mobilise en une boule bleutée à la surface de ma chair, une prune d'or. D'or à mes yeux. Mes yeux au beurre mauve. La vérité réside dans le mauve, dans l'incapacité de pencher du côté noir ou du côté blanc; mon mauve est un gris dont l'absence d'émotion a été remplacée par la souffrance pure du sang jugulé. Je veux du mauve plein ma vie. Je veux mourir dans ce mauve, du jus de prune plein la gueule, en vous criant, prune après prune, de m'en offrir une autre.

Les pensées

Depuis que maman ne déracine plus les pensées du jardin, les fleurs expriment jusqu’au carré de sable leur envie de s’arracher elles-mêmes la vie depuis la terre. Les pensées bourgeonnent un mauve funèbre que même la pluie, même les éclairs ne suffiraient à calmer. Les pensées recouvrent le sable d’un tapis de petites tiges pas plus grosses que celles qu’on mange en salade. En ce tapis grimpant, elles réincarnent les morts en une demi-vie frêle, presque risible, à laquelle je fais semblant de croire. Au fond, je sais que leur demi-vie n’est pas plus viable que celle du crochet qui les séparera.

Les pensées poussent comme des bombes en Irak. Comme des mines que je n’ose piétiner au risque de voir mes orteils explosés en pétales. Des gens ont choisi de faire grimper la paix. Si je m’oppose à eux, ils croiront que je fais la guerre. Alors je serai mitraillé, bombardé pire que les pensées qui croissent tant qu’elles croient que je crois ce qu’elles croient. Je préfère croire à tout, quitte à me tromper, plutôt que d'être tué pour n'avoir cru en rien.

Dialogue amoureux no. 1

- Si tu m’aimes, arrête de lui parler.
- À qui? Je ne parle à personne. Je te parle à toi. Que je sache, il n’y a personne d’autre dans la pièce.
- Tu sais de qui je veux parler. Elle est partout. Elle est là même quand elle n’y est pas. Le cadre sur le mur, je suis sûr que c’est elle.
- Ce cadre-là? C’est un paysage de Micheland. Je ne vois pas comment un fille pourrait se retrouver dans un cadre où elle-même ne s’y retrouverait pas.
- Tu vois. Tu parles d’elle.
- J’en parle peut-être, mais je ne lui parle pas!
- Tu ne lui parles pas là, mais parfois tu lui parles.
- Tu veux que j’arrête de lui parler parfois. C’est ça?
- Je veux te parler en sachant que tu ne lui parles pas parfois.
- Tu veux parfois me parler en sachant que je ne lui parle pas. Est-ce que je peux lui parler quand parfois tu ne me parles pas?
- Non! Tu sais ce qu’elle m’a dit l’autre jour? Elle a dit que tu me trouvais compliquée.
- Elle a dit ça? Elle a tort. Si elle était là, je le lui dirais : tais-toi!
- Tu vois! Tu lui parles encore!
- Je ne lui parle pas! Je lui demande de se taire!
- Tu lui parles pour qu’elle se taise! Ça compte!
- Tu deviens compliquée là...
- Tu vois! Tu parles encore d’elle!

Frustration

Quand je frustre, du magma rouge sang utilise ma tête comme un propulseur volcan. Ma frustration crache les continents, les faisant pivoter sur eux-mêmes. Elle les juxtapose pour en faire une seule et même croûte unie. Je noie l’eau et la terre afin qu’elles se disputent l’air. C’est la guerre. Les bombes fendent la surface de la planète comme autant de fleurs entre les planches d’un balcon.

Je suis le commandant en chef de cette guerre. J’usurpe la planète le temps d’y étouffer la tollé des blessés. J’en ampute toujours quelques-uns au passage. Je ne suis pas doué pour la sympathie. Je creuse dans vos genoux tous les trous de mémoire que ma tête ne peut plus souffrir. Je vous le dis, c’est une confession : je ne suis pas un narrateur gentil. Ma frustration est capable de vous entasser dans les pires bateaux de ma flotte, ceux qui ont déjà coulé; ceux que je m’obstine à faire naviguer en vue de terres inexplorées. Sous les ordres de mon pire régiment, je vous ferai ramer des heures durant, des jours indécis, me moquant de vos efforts à découvrir un monde qui ne sera jamais le vôtre.

Ne testez pas ma frustration. En échange, je ne testerai pas la vôtre. Nous resterons ainsi d’une pudeur qui recèle les secrets qu’il ne faut pas ébruiter. Taisons-nous jusqu’à demain. Et si nos frustrations s’estompent d’ici là, faites-moi croire que les vôtres demeurent toujours afin que les miennes se réchafaudent.

Les choix (ce que j'en pense, si ça vous intéresse)

Si un jour mon chien décidait de devenir écrivain, quand bien même il le deviendrait, il ne serait pas meilleur pour écrire que s’il avait décidé d’être pâtissier à la place. Savoir écrire, que ce soit en faisant des gâteaux ou en écrivant, on le sait ou on ne le sait pas. Écrire, ça ne s’apprend pas. Ça s’aime ou ça ne s’aime pas.

Il y a une moitié de moi qui aurait aimé photographier les chimpanzés dans les forêts du Congo. Tandis que j’écris, cette moitié n’est pas laissée pour compte. Elle interfère continuellement sur mes choix. Elle organise ma vie afin de pouvoir sous-tirer de mon vécu des éléments qui sont utiles à la compréhension de la photo et des chimpanzés. Tout cela au cas où un jour l’envie me prendrait d’en photographier un.

Il en va de même pour toutes les ambitions que vous avez. Lorsque vous faites un choix, vous ne le faites qu’à moitié. Il existe une part de votre cerveau qui choisit ce que vous n’avez pas choisi. Cette part s’assure que, si jamais vous reveniez sur l’un de vos choix, vous soyez aptes à le satisfaire.

Bref, le choix ne signifie pas la perte. Votre cerveau rempli les cases que vous ne choisissez pas. Ainsi, peu importe que vous décidiez d’explorer une ambition refoulée que vous n’aviez jamais osé approcher, vous vous y retrouverez toujours pareils que si vous y aviez consacré toute votre vie.

Magie

- La bouche de l’architecte est pleine.
- Pleine de quoi?
- Devine. À toi de jouer.
- Le bol de céréales de l’infirmière est vide...
- Alors la bouche de l’architecte est pleine de céréales.
- Oui! Comment tu fais pour savoir?

- On rejoue. La gourde de Monsieur Levasseur est pleine.
- Pleine d’eau?
- Attends! Il faut que tu dises une phrase au hasard.
- Hum. La pomme de l’âne est vide.
- Alors c’est que la gourde de M. Levasseur contenait du jus de pomme.
- Tu l’as à tous les coups! Montre-moi ton truc!
- Non. C’est de la magie. On rejoue. Tu commences.

- Les orteils du malade sont pleins d’oignons.
- Ils sont plein d’oignons.
- C’est ça! Tu gagnes toujours! Comment tu fais?
- Réessaie.

- Le verre de lait est plein!
- Il est plein de lait.
- Ah merde! Il faut vraiment que tu me montres comment tu fais.
- Non, c’est compliqué. C’est de la magie. La magie, ça ne s’explique pas.

La blatte

Il y a un insecte sur le plancher. Je pense que c’est une blatte. Elle grignote le morceau de pain sec que j’ai échappé tout à l’heure. La blatte, ce n’est pas la blatte. La blatte, c’est moi. Sur la céramique blanche, elle est clairement visible. Mais la céramique, ce n’est pas la céramique. Le carré de céramique, c’est moi. Je suis le blanc et vous, vous êtes les coins. J’ai la faculté de vivre mon blanc jusqu’au brun de vos coins que je repousse plus loin que le frigo. Le frigo, ce n’est pas la fin du monde. Le frigo, c’est moi. Je suis froid. Je ne vous parle pas. Je ne veux pas vous parler. Je ronronne.

Je ronronne comme le chat de la voisine. La voisine, ce n’est pas la voisine. La voisine, c’est moi. C’est moi qui ai les yeux inquiets quand je plonge la tête dans mes rideaux pour me regarder crier. Ma voix traverse la hotte de la cuisinière et ressort dans toutes les hottes de tous les étages. Tout le monde pense que je suis fou mais tout le monde n’est pas tout le monde. Tout le monde est moi. C’est moi, tout le monde. C’est moi le boucher qui coupe ma viande. C’est moi l’éboueur qui jette les déchets dans un grand camion. C’est moi le camion plein de moi qui se déverse dans de plus grands tas de merde. C’est moi le policier qui m’arrête. C’est moi le juge qui me juge. C’est moi le témoin.

C’est moi la boulangère qui témoigne. C’est moi qui ai fait mon pain. C’est moi qui l’ai fait sécher. C’est moi qui le grignote sur ma céramique. Oui. C’est moi l’insecte. C’est moi la blatte.

C’est tout moi. Un jour, je vous céderai une place. Mais d’ici là, l’univers est moi. Le monde est moi. Tout ce qui n’est pas moi, je le fais sécher. Et tout ce qui est sec, ma blatte le bouffe.

La mélasse du monde

Je déteste vous voir danser. Quand vous levez le bras, c’est tout l’air qui se liquéfie en lumières. La lumière coule sur mes vêtements. Votre présence s’étire jusque dans ma bouche. Je goûte vous. Ça goûte vous. Je n’aime pas le goût de vous quand vous dansez. Vos doigts accrochent toutes les lumières vertes. Je n’aime pas quand on touche à mes rayons verts. Ce sont mes rayons à moi. C’est en cette couleur que je suis né. Vous jouez avec mes rayons primaires comme avec un élastique. Je n’aime pas quand vous vous amusez avec la vision de la musique sur ma nuque.

Mes yeux sont faibles mais pointus. Des yeux de chats. Je vous offre un verre. Dans un verre vert. Et vous grignotez un biscuit. Vous me semblez être l’inverse de ce que je veux. Qui vous a dit de manger quand je vous ai dit de boire? Vous avez mangé puis vous avez dansé. J’allume ma cigarette à l’envers. J’ai un problème avec vous mais vous n’en avez pas avec moi. Je tousse. Je cherche la bagarre. J’ai bu les verres que vous n’avez pas bus. Il y a un problème. Le problème, c’est que vous refusez de me considérer comme un problème.

Mes jointures ont faim. Elles hurlent les problèmes du monde. La famine. L’angoisse. La solitude. Mon vert est devenu jaune. Vous avez lancé votre main devant mon verre et il est devenu jaune. Je me fâche. Vous ne savez pas ce que signifie le jaune. Vous dansez avec les couleurs sans même connaître l’impact qu’elles ont sur moi. C’est de l’agression. Si mes jointures vous ont agressés, elles ne l’ont fait que par légitime défense. Vous n’avez aucune idée de ce qui est humain. Vous vous rencontrez à des heures inhumaines, selon des systèmes inhumains. Si, vraiment, vous aimiez les humains, vous m’aimeriez. Mais non. Vous n’aimez que vos amis.

Le cheveu du sitcom

Un cheveu. Je pense n’avoir jamais pensé à autre chose que ce cheveu. Quand je t’ai dit que ton pantalon était un peu long, je parlais à ton cheveu. C’est vrai qu’il est un peu long. Quand je t’ai dit qu’elle était un peu courte, ta jupe, je parlais encore à ton cheveu. Tu as des cheveux qui sont quelques fois longs, quelques fois courts.

Quand je t’ai dit que tu brillais, je parlais de ton cheveu. Il est blond. Quand j’ai dit que tu étais collante, je parlais de ton cheveu sur lequel j’ai renversé une goutte de bière. Je suis désolé. C’est collant. Il y a du sucre dans la bière. Je parle de ton cheveu. Il y a du sucre dans ton cheveu.

Il est gras ton cheveu. Tu as le cheveu gras. Je n’ai pas dit que tu étais grasse. Il y a des millions de cheveux sur ta tête. L’un d’eux est gras. C’est ce que j’ai voulu dire. C’est un énorme quiproquo. Comme dans un sitcom. Sauf qu’il n’y a pas de rires pour en rire. J’ai l’air con.

Je t’ai eu dans l’oeil.

Le cheveu. Oui, c’est vrai. J’ai eu ton cheveu dans l’oeil. Il est fin. Il est droit. Tu dors avec lui. Mais je ne suis pas jaloux. C’est un cheveu. Tu as raison de vouloir te marier avec lui. Je veux dire que tu as raison de ne pas vouloir le raser le jour de ton mariage.

Tu m’as chatouillé. Tu ne m’as pas fait éternuer. Je n’ai pas senti ton parfum. J’ai senti ton shampoing. Tu ne m’as pas caressé la joue. Je ne t’ai pas eu dans la bouche. Tu n’as pas glissé sur ma langue. Tout ça, je le dis à un cheveu. Toi, tu n’es pas un cheveu. Tu n’es pas frisée.

C’est un énorme quiproquo. Comme dans les sitcoms où les cheveux se réveillent parfois avec d’autres cheveux. Comme dans les sitcoms que je n’écoute jamais parce que tu n’es pas comédienne.

9 janvier 2012

Interactions sociales

Il y a toujours mon chien qui dévore des canards en plastique sur le divan du salon. Il aime croire que ce sont là de vrais canards de chair. Il ne sait pas ce que sont les vrais canards. J’ai beau lui dire que les vrais canards lui casseraient la patte avec leur bec et s’envoleraient sans remords. Il persiste à dire qu’il aimerait en rencontrer un. Un vrai. Question d’avoir des interactions sociales.

- Je veux évoluer socialement, qu’il dit. Je ne veux pas finir ma vie avec un objet de plastique dont les seuls poils sont ceux que je me suis moi-même arrachés.
- Je t’avertis, les vrais canards vont te pincer les oreilles et courir après ta queue.
- Bien. Plutôt que ce soit moi, j’aime autant que ce soit eux.

***

L’année passée, pour son anniversaire, je lui avais acheté un magret de canard. Il ne l’a même pas mangé. Il l’a saisi entre ses pattes. Il l’a léché. Avec son museau, il l’a poussé sur deux mètres. Après quoi il lui chantait cui-cui. Bref, mon chien ne sait pas socialiser.

- Mange-le! j’ai crié. C’est un vrai canard de chair celui-là!
- Je socialise mal avec les morts. Donne-moi un vrai canard volant.
- Non. Pas tout de suite. Il va te blesser. Tu n’es pas encore prêt à dialoguer avec les vrais canards.
- Et c’est toi qui vas m’apprendre peut-être? Pfah! Tu ne sais même pas comment faire avec les humains!

Bon. C’est vrai que, cette fois-là, mon chien s’est débattu avec son magret tout autant que moi avec cette fille que j’avais invitée à dîner. Elle s’appelait Kornia. Je lui avais préparé un magret de canard. Je l’avais fait brûlé. Je l’avais donné au chien. Mais si ça c’était si mal terminé entre elle et moi, c’est parce que je lui avais dit que ses cheveux étaient drôles. Et dire le mot drôle avec une fille, ce n’est jamais drôle. Pour reprendre les choses en main, j’avais décidé de caresser ses cheveux. Enfin, j’avais brisé sa bulle. Voilà. Elle était partie plus tôt que prévu.

***

- Mon chien, je vais t’apprendre quelques règles. D’abord, quand tu rencontres un canard, il ne faut pas que tu brises sa bulle.
- Sa bulle? Tu parles d’un canard ou d’un poisson? Parce que les poissons, moi, ils me font un peu peur. Encore si je n’avais pas peur de l’eau ça pourrait aller...
- Non, la bulle c’est un dôme. Un dôme imaginaire dont s’enveloppent tous les êtres sur terre, y compris les canards. Le dôme a un diamètre d’environ, plus ou moins, la largeur d'une télé, enfin, ça dépend de l’animal. Tu n’y entres jamais à moins d’y être invité. Compris?
- Comment je fais pour qu’un canard m’invite dans sa bulle?
- D’abord tu lui dis bonjour. Mais tu ne fais pas cui-cui. Jamais cui-cui. Si tu veux faire un son, tu fais coin-coin. Tu dis salut joli canard.
- Coin-coin?
- Oui, c’est la règle chez les canards. C’est la façon dont les canards se font acceptés par d’autres canards... Et quand tu voles, tu voles en V.
- Quoi? Il faut que j’apprenne à voler?

Il n’y a jamais personne qui veut venir chez moi. Mais il y a toujours mon chien qui grignote ses canards en plastique sur le divan. Une fois qu'ils n’ont plus de tête, il se pratique à voler. Ça n’a rien de gracieux. C’est drôle. Je dis le mot drôle et mon chien me demande la porte :
- Je veux m'envoler dehors!

Je lui ouvre la porte. J’observe son poil blanc se mêler à la neige. On dirait qu’il n’existe plus. On dirait qu’il n’a jamais existé. On dirait qu’il n’a jamais représenté que mon incapacité à socialiser. Pourtant, je ne suis pas du genre à inventer des animaux là où il n’y en a pas. Ce matin, j’ai reçu un appel de Kornia. Elle m’a demandé comment j’allais.
- Bien, j’ai dit. Maintenant, j’ai un chien et il sait voler. Tu peux venir le voir si tu veux.

Kornia viendra dîner ce soir. Je vais socialiser avec elle. Je frappe à ma porte. J’appelle mon chien afin qu’il rentre. Si Kornia veut le voir voler, il faut qu'il soit là. Il ne vient pas. Il m'a laissé tombé. Il y a des flocons qui tombe sur l’air. Des flocons blancs. Des miettes de chiens.
- Ça y est, je me dis. Mon chien s’est fait bouffer par les canards...

6 janvier 2012

Les cheveux de Xavier Dolan

J’aurai les mêmes cheveux que Xavier Dolan. Pour fuir les problèmes, je me dis qu’un jour, j’aurai les mêmes cheveux que Xavier Dolan. J’aurai les mêmes vêtements, les mêmes chaussures. Les mêmes bras un peu poilus, les mêmes jambes poilues. J’aurai ses épaules, sa personnalité, sa bouche quand il ne parle pas, quand il se tait, quand il n’est rien, quand il est moi. J’aurai sa vie, son bracelet. Tout. Je l’aurai, lui. Et s’il porte un collier, j’aurai le collier de Xavier Dolan.

J’aurai des lunettes à larges montures. J’aurai un nom qui commence par X. Xavié. Ou Xavhé. Ou Xavier. Pourquoi pas Xavier. Je ne suis pas obligé d’être fils des Dolan pour m’appeler Xavier. Il y en a plein, des Xavier qui ne sont pas Dolan. Des Trudel. Des Marchand. J’ai le droit.

J’achèterai tous les films de Xavier Dolan pour rayer son nom et inscrire le mien à la place : Xavier Dolan. Dans ma cuisine, il y aura un tas de films que j’aurai réalisés. Il y aura un bescherelle sur un comptoir. Et de la céramique au-dessus de mon four. De la céramique vert lime. Mon four sera jaune et dans mon salon, il y aura moi. Moi sur du tapis, doux et beige, et brun et rouge. Sur la table du salon, il y aura de la vaisselle sale dans laquelle Xavier Dolan a mangé.

Par terre, aussi, il y aura une jeune fille amoureuse de Xavier Dolan. Elle aura des fesses dans un jean straight-cut. À l’instant où ses fesses effleureront la patte de la table du salon, je me mettrai à considérer mes chances de devenir une patte de table :

- Mes chances sont assez minces, me dirai-je, compte tenu que la patte a décidé qu’elle était faite en bois avant que je me sois rebaptisé Xavier Dolan...

Mes chances de devenir un tapis, quant à elles, seront nulles. Je le sais. Une fois, j’ai tenté l’exercice de me fondre corps et âme dans les couleur de mon tapis. Je me suis mêlé au tissage pour finalement y resté coincé, immuable pendant trois jours. Trois jours coincé dans le doux beige, dans le brun-rouge. Pendant trois jours, la tapisserie s’est moquée de moi. Elle m’appelait Stagnance :

- Hey! Stagnance! Bouge ton cul! La vaisselle se lavera pas toute seule!

De la salive coulait de ma bouche. Aucun mot. Que de la salive. Cette salive toutefois, je dois dire que je l’ai habitée. Tellement qu’elle est devenue à mes yeux, imaginairement, un super-savon-à-vaisselle que je me suis empressé de vendre à ma chienne de tapisserie en échange de quoi elle m’a remis sur pieds.

Trois jours, tout de même. Trois jours sans manger ni boire. Trois jours à endurer les insultes et les cris d’une tapisserie. Il a fallu trois jours avant qu’elle se décide à me soulever de là. Je me suis juré que plus jamais, plus jamais je ne ferais affaire avec une tapisserie bleu-pearl-harbor. Il y a des tapisseries avec qui ça clique, avec qui on signe des contrats à l’amiable. Il y en a des rouges, sympathiques. Des vertes, justes et équitables. Mais il y en a d’autres, comme celle de mon salon, pour qui la compassion ne veut rien dire. Celles-là, je dis, parole de Dolan, faites gaffe de ne jamais les coller sur vos murs.

***

Avec les cheveux de Xavier Dolan, j’aurai une caméra dans la main. Je filmerai la fille étendue sur le tapis de mon salon. Je lui inventerai un nom original. Genre Fragrance. Je la filmerai sous tous les angles. De haut en bas. J’aime regarder les filles quand elles dorment parce que, quand elles ne dorment pas, elles me demandent toujours d’arrêter de les regarder. C’est embêtant. Mais avec ma petite barbe presque rasée, Genre Fragrance me permettra de la regarder dormir.

La dernière fois qu’une fille s’est réveillée pendant que je la regardais, j’en ai fait des cauchemars pendant trois mois. Trois mois à repasser en rêve l’instant où elle s’était réveillée devant moi en criant :

- NON! J’AIME PAS ÇA LE CIRQUE! MOI C’EST LA DANSE CONTEMPORAINE QUE J’AIME!

Cet épisode malheureux ne se reproduira plus. Bientôt, j’aurai la barbe presque pas rasée de Xavier Dolan pour me protéger contre les situations inopportunes. J’aurai bientôt ses hanches maigres et sa mâchoire solide, ses dents blanches et son cerveau extrême-gros. Pour avoir tout ça, il faudra que je jette un coup d’oeil dans le bescherelle sur le comptoir de la cuisine. Il faudra que je me trouve là-dedans un temps de verbe qui puisse remplacer mon futur simple. Un temps un petit peu moins à venir. Un petit peu plus passé.

Le passé simple. La coiffure de Xavier Dolan fut mienne. Nah. Ça manque de vrai. Le participe passé, peut-être, ou alors le présent. Pourquoi pas. Je connais des gens qui disent qu’ils sont incapables de saisir le moment présent. Moi, je le trouve assez facile à saisir, là. Prenez la page 34. Le verbe mourir. Suffit de glisser le doigt sur la page du verbe que vous voulez dire et hop, c’est écrit. Indicadif présent. Je meurs. Que voulez-vous de plus? Qu’on parle à votre place?

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J’ai les ai. Depuis que je les ai, j’ai des frissons dans le cou. J’ai le poil du crâne qui frise. Je n’ai plus besoin du miroir de la salle de bain. Je n’ai plus besoin de la lumière dans la salle de bain. J’ai les cheveux de Xavier Dolan. Je peux faire pipi dans le noir. Je vise toujours tout droit. Straight-cut. Comme si dans mon oeil il y avait une caméra infrarouge intégrée. Quand je fais pipi à côté, je ne reçois pas d’insultes. Les gens sont convaincus que je suis en train de réaliser un film dans lequel le personnage fait pipi à côté. J’adore ça. J’adore faire croire aux gens que ce que je fais est bon. J’adore l’art.

Genre Fragrance est toujours là, couchée par terre, le cul sur la patte de table. Je fais quoi avec elle? Je vous le demande parce que j’aime croire que vous avez réponse à tout. Mais je vous propose un choix de réponses. Parce que j’aime croire que la réponse, je la détiens déjà, quelque part en dedans de moi :

a) Tu la soulèves de là, comme la tapisserie a fait avec toi quand tu lui as vendu ta salive au prix d’un super-savon-à-vaisselle.

b) Tu éteins les lumières et réalises un chef-d’oeuvre cinématographique avec ta caméra infrarouge intégrée.

c) Tu te branles dans son chandail.

Je suis Xavier Dolan. J’ai 34 ans. J’ai devant moi Genre Fragrance, une jeune fille âgée d’à peine treize ans. Je ne peux pas faire n’importe quoi avec elle. J’ai une réputation. Vraiment, considérant tout le potentiel artistique dont je suis investi, comment pouvez-vous répondre c)?

Xavier Dolan ne peut pas faire tout ce que vous aimeriez que Xavier Dolan fasse. Xavier Dolan a des horaires à respecter. Xavier Dolan ne peut pas se branler dans n’importe quel chandail. Il lui faut de grandes motivations artistiques pour se branler dans un t-shirt.

C’est lourd, de porter les cheveux de Xavier Dolan. C’est très lourd. Je pense que je ne ferai rien avec le corps de Genre. Je vais la laisser là. Vous serez fâchés. Je sais. Vous direz que Xavier Dolan est une tapisserie, qu’il n’a pas de compassion. Je sais. Je suis beige-doux, brun-rouge. Mais j’irai chez le coiffeur demain. Et les choses seront différentes.

Demain, j’aurai les cheveux de Robert Charlebois.