24 juin 2010

L'impossibilité philo-amoureuse


D’abord, il faut savoir que les êtres humains vivent en société. La notion de société est un concept abstrait. Il ne détermine ni l’identité des êtres humains, ni leur avenir, mais les pousse à travailler ensemble. Cela dit, bien que plusieurs personnes n’aient pas de travail, tous les humains sans exception sont issus d’une société. 

Le travail diffère selon le secteur et le domaine. Certains cuisinent, d’autres construisent des maisons, d’autres calculent, évaluent, aident les malades, etc. La liste des travaux humains est infinie. L’identité, quant à elle, est déterminée par le rapport qu’entretient l’individu avec la société dans laquelle il interagit. 

Certains humains naissent ou deviennent méchants (la méchanceté est liée à la violence : on parle de violence lorsqu’un humain en tue un autre, ou le blesse, physiquement ou verbalement). D’autres naissent ou deviennent gentils (la gentillesse suppose l’empathie, la compassion, la pitié, la générosité, le don de soi, etc.). Mais tous les humains, sans exception, ont le pouvoir de transformer leur avenir. 

L’avenir est aussi une notion abstraite. Elle est un mélange entre l’inconnu et la possibilité. Par exemple, si un humain vous dit : « Je ne sais pas ce que je vais manger ce midi », il est en train de vous parler de l’inconnu. S’il ajoute : « Je vais peut-être essayé le nouveau sandwich au jambon », il vous parle d’une possibilité. Chose certaine, cet être humain est en train de vous parler de l’avenir. 

L’avenir est souvent source de problème pour les êtres humains. À cause d’un réflexe de peur qui leur est de nature, ils préfèrent souvent ne pas prendre de risques afin de ne pas gâcher leurs chances de réussir :

« Je risque d’être déçu par le sandwich au jambon. Je vais prendre celui à la dinde, comme hier. »

Réussir, c’est avoir du succès. Et le succès est gage de bonheur, car il assure une bonne estime de soi :

« Je sais que leurs sandwichs à la dinde est délicieux. J’ai fait le bon choix en demandant un sandwich à la dinde. »

L’être humain, la plupart du temps, refuse de se confronter à l’inconnu et aux possibilités. Il préfère se confiner dans les mêmes choix. Cette récurrence dans les choix s’appelle routine. La routine joue un rôle important dans le sentiment de la stabilité humaine. Sans elle, les travailleurs constants, qui sont la base d’une société fonctionnelle, n’existeraient pas. Qui plus est, sans elle, les changements seraient beaucoup trop fréquents, ce qui provoquerait une anxiété :

« Quoi?! Vous n’avez plus de sandwich à la dinde?! » 

L’anxiété (liée au stress, à la panique, à l’incertitude, aux tremblements, à la santé, etc.), est due au travail et à la société. Pour palier à l’anxiété, les humains trouvent différentes méthodes : drogues (liées aux substances illicites, dont la marijuana, la cigarette, l’alcool), yoga (lié aux effets de l’âme, dont le calme, le sommeil, l’éveil, la conscience, la découverte), sport (tennis, jogging, boxe, hockey), etc. Leur méthode préférée, toutefois, demeure l’amour : 

« S’ils n’ont plus de sandwich à la dinde, nous irons ailleurs mon amour. »

L’amour est un lien très fort entre deux êtres humains qui, témoins de la vie de l’autre, ont besoin de parler ensemble et de s’embrasser. Puisque les amoureux fonctionnent à deux, ils doivent poser des compromis afin de plaire aux deux parties : 

« Ma blonde n’a pas le temps d’aller ailleurs parce qu’elle retourne travailler dans dix minutes. Tant pis, je vais prendre le sandwich au jambon... »

Les compromis, rarement appréciés des amoureux, sont souvent déterminés par le travail et la société. Ces compromis, qui font dévier les goûts humains, permettent toutefois de gâcher leurs chances de réussir :

« Je savais que leur sandwich au jambon me donnerait mal au coeur... »

Histoire manquée


J’étais sur le point d’inventer l’histoire d’un personnage hyper-original qui devait se déplacer en vaisseau (un genre de flying-machine, mais plus style tank, avec des roues) dans les rues de Londres. En fait, ce n’était pas vraiment un vaisseau, mais une énorme chaise roulante. Et à vrai dire, ce n’était pas vraiment un personnage hyper-orginal non plus. C’était l’Ours Paddington. 

Ça se passait sur Brown Street. Le décor londonien était hyper-réaliste. Je décrivais chaque détail à la perfection : des fissures dans les briques jusqu’aux fenêtres qui, dans mon histoire, étaient quarante fois plus larges que les portes. En fait, ce n’était pas très réaliste. C’était plutôt surréaliste. Et les feuilles des arbres, par la force d’une nature qui nous est inconnue, partaient du sol et grimpaient sur tous les édifices, y compris le Big Ben. 

L’Ours Paddington, dans son vaisseau, avait pour mandat de grignoter toutes les feuilles de Brown Street. Mais, après plusieurs péripéties loufoques et originales, mon ours rencontrait un clochard fort sympathique que l’on surnommait Big Ben. Mon ours devait lui demander l’heure, et Big Ben, lui répondre qu’il n’avait pas de montre. Ce que disait Paddington par la suite était très, très, très drôle. 

Cela dit, à vrai dire, quand je parle de péripéties loufoques, je veux plutôt parler des pelures de bananes sur Brown Street. Et quand je dis péripéties originales, je parle plutôt d’un caillou qui, comme une dodille, s’était coincé entre les orteils de mon personnage célèbre.

Malgré tout, il y avait dans mon histoire une féerie extraordinaire qui aurait plu à tous les enfants du monde. Il venait un moment où mon ours célèbre offrait au clochard une montre d’apparence très ordinaire. Cette montre, sitôt que mon clochard sympathique la tenait entre ses mains, décidait de l’heure de tous les pays. À ce moment-là de l’histoire, il était très fascinant de lire que toutes les horloges du monde sonnaient midi. 

Si je dis qu’il y avait une féerie extraordinaire, c’est parce qu’un long chapitre devait parler de l’apparition de l’Elfe Frûle. Mais, avant même que j’aie commencé à écrire l’épisode de l’elfe, mon horloge a indiqué midi. Je me suis dit que ta présence me manquait depuis déjà 46 jours et j’ai arrêté d’écrire.

Recette pour peindre ce soir

*** Première étape ***

Dans un champ, un enfant qui cueillait des marguerites pour la fête des mères. Une mère qui versait de l’eau dans un vase. Un fleuriste qui n’a pas vendu de fleurs ce jour-là. Un mari qui n’a pas pu acheter de fleurs à sa femme parce que le fleuriste était mort.

Le cousin du fleuriste qui, un soir, a réussi à avoir sa bière avant moi au bar. Son frère, idiot, qui s’amusait à mettre ses doigts dans mon nez. Et sa mère, soûle, qui dansait les yeux fermés sur une chanson que les gens normaux appellent le silence. 

La mère de la tante du fleuriste, dans sa chaise roulante, qui a fait exprès d’éteindre sa cigarette sur une de mes toiles. Le propriétaire du bar qui m’a traité de fou. Et les bestioles qui m’entouraient.

Tous les enfants qui ont voulu jouer à roche-papier-ciseau avec moi. Tous ceux qui m’ont semblé trop attirants et sur lesquels j’ai déversé mon sperme, une petite fille qui avait l’air d’une salope miniature et un policier qui m’a tiré dessus.

*** Deuxième étape ***

Beaucoup de gens me demandent comment je fais pour peindre autant de tableaux par semaine. Je leur répond : si vous voulez être comme moi un peintre tourmenté et prolifique, vous devez bien sûr faire un peu de prison, mais vous devez d’abord posséder l’inspiration. Et pour ce faire, vous devez suivre certaines règles.

1. Pour commencer, il est primordial de prendre conscience des couleurs qui vous entourent. Lorsque vous entrez à la maison, léchez votre porte d’entrée : si elle est bleue, vous aurez le sentiment de posséder le bleu. Cela vous permettra de ne plus jamais hésiter lorsque vient le temps de peindre le ciel. Sérieusement, je connais plusieurs artistes qui, grâce à leur porte d’entrée, ont créé des ciels plus bleus que nature. Ceci dit, si votre porte d’entrée est brune, je vous conseille de la peindre en bleu. 

2. Si vous désirez réellement l’inspiration, vous devez absolument mixer différentes couleurs dans votre nourriture. Je vous conseille de manger des hamburgers et des hot-dogs. En y mettant de la relish, vous mêlerez le rouge, le jaune et le vert.
Note : Ce n’est pas nécessaire d’ajouter des oignons rouges, le ketchup fera le travail.

3. Portez attention aux couleurs des gens que vous côtoyez. S’ils ont la peau brune, mettez-y un peu d’orange à l’aide de peinture ; s’ils ont la peau jaune, mettez-y un peu de rouge à l’aide d’une arme ; s’ils ont la peau blanche, mettez-y un hamburger que vous aurez préalablement mastiqué.

4. Finalement, vous ne posséderez jamais l’inspiration sans avoir d’abord mangé un pinceau. C’est comme ça, il n’y a rien de plus à faire. Je vous conseille de prendre un petit pinceau et de le découper en plusieurs minuscules morceaux.

*** Troisième étape ***

Maintenant que vous possédez l’inspiration, vous n’avez plus aucune hésitation devant la toile blanche. Vous avez envie de sauter sur la toile et d’y peindre n’importe quoi, mais attention, on ne crée pas n’importe comment. Pour créer quelque chose de valable, il vous faut du talent. Et je vous conseille de ne pas toucher à la toile avant de posséder ce talent. 

Avant d’amorcer le tableau, vous devez vous accroupir au sol. Mettez-vous dans la même position que vous auriez si vous aviez terriblement peur. Cette position, particulièrement si vous posez les mains sur votre tête, aidera votre cerveau à développer le talent que vous cherchez. Il est conseillé, lorsque vous adoptez cette position, de frapper violemment votre crâne avec les poings. Cela fera de votre talent un talent plus solide que celui des autres.

Ensuite, pour un talent impeccable, vous devez aiguiser vos doigts. Pour ce faire, vous devez peler vos doigts de sorte que la chair soit intacte aux jointures, mais inexistante au niveau de l’ongle. L’épluche-patate fera du bon travail, mais l’aiguisage sera beaucoup plus rapide si vous le faites au couteau.

Si vos doigts saignent après cette opération, c’est normal. Ne vous affolez pas. Dans un petit gobelet, recueillez le sang que vous perdez. Il vous sera utile pour plus tard.

Enfin, vous possédez presque le talent, il ne vous reste plus qu’à boire et à fumer. L’alcool fera définitivement naître le talent que vous n’aviez pas, et la cigarette le tiendra en vie.

*** Quatrième partie ***

Il ne vous manque plus qu’une idée pour peindre. Vous ne pouvez pas commencer à colorer la toile sans d’abord avoir une idée précise de ce que voulez faire. C’est ici que le petit gobelet de sang que vous avez rempli plus tôt vous servira : versez le aléatoirement sur la toile et tentez d’en faire jaillir une idée.

Une fois que cela est fait, vous remarquerez qu’aucune idée n’a jailli et que vous ne savez toujours pas quoi peindre. La raison à cela est simple : votre sang est sur la toile, mais le sang des autres n’y est pas. Soudainement, vous avez vous-mêmes l’idée d’une toile intitulée « rouge sur blanc ». Et si vous en avez eu l’idée, c’est qu’effectivement vous avez eu de l’inspiration et du talent. Vous devez recueillir le sang des autres et l’utiliser comme couleur sur votre toile. Il s’agira de votre premier chef-d’oeuvre.

Une fois votre premier chef-d’oeuvre complété, vous serez bien fiers de votre travail. Vous vous souviendrez, je l’espère, des leçons que je vous ai données. Vous voudrez me payez pour l’aide que je vous ai fournie, mais je refuserai votre argent. La seule chose que j’exige de votre part, c’est que vous répondiez par écrit à mes conseils.

J’exige de votre part une lettre construite de la même façon que celle que je vous écris en ce moment. Je veux d’abord que vous fassiez l’énumération des personnes que vous avez tuées, puis que vous m’écriviez de quelles façons vous êtes parvenus à trouver l’inspiration, le talent et l’idée. 

Merci d’avance.

Votre père est mort




Votre père est mort. Il est décédé. C’était hier, ou avant-hier, vous ne savez plus, il y a peut-être des années de cela. Vous vous souvenez de ses cheveux que vous n’aimiez pas particulièrement. Vous vous souvenez de ses sourcils que vous n’aimiez pas particulièrement non plus, et vous vous demandez pourquoi vous vous souvenez seulement des trucs que vous n’aimiez pas particulièrement chez lui. 

Vous vous dites que c’est ma faute : c’est moi qui ai parlé de cheveux ; c’est moi qui ai parlé de sourcils. Mais plus vous y pensez, plus vous réalisez que vous n’aimiez pas ses oreilles non plus. Vous n’aimiez ni ses lèvres, ni son nez. Vous vous mettez à penser que vous n’aimiez peut-être pas votre père, mais vous vous ravisez rapidement, disant : je n’aimais peut-être pas son corps, mais j’aimais mon père.

Vous vous dites qu’il est normal que le corps de votre père vous rebute maintenant qu’il est mort. Vous imaginez ses cheveux morts et ses sourcils morts qui, à l’heure qu’il est, ne doivent plus être grand-chose. Vous imaginez ses oreilles pourries, brûlées dans l’urne contenant les cendres que vous avez gardées de lui. Ses lèvres ne sont plus roses. Elles sont grises, calcinées par la mort, finies par le temps.

Vous regrettez certaines choses : vous auriez peut-être préféré l’enterrer comme on enterre les chats et les chiens. Vous pensez alors à un chien que vous avez connu par le passé et qui, à l’heure qu’il est, doit être mort. Vous vous questionnez, à savoir si l’état du chien est plus ou moins déplorable que celui de votre père brûlé. 

Puis, vous vous dites que seule l’âme importe. Vous dites percevoir parfois l’âme de votre père qui rôde autour, près de votre chambre, dans la salle de bain, ou même au supermarché quand vous faites les courses. Quand vous posez la main sur un pot de beurre d’arachides, vous entendez votre père vous dire de prendre le croquant. Et quand vous commandez une pizza, vous entendez votre père demander une toute garnie alors que vous ne vouliez qu’une pepperoni-fromage. Enfin, chaque fois que vous voulez acheter un paquet de cigarettes, vous entendez les coups qu’il assène au caissier du dépanneur, puis vous décidez de ne pas commencer à fumer.

Chaque fois que vous embrassez celui ou celle que vous aimez, vous entendez l’âme de votre père crier que vous ne devriez pas. Enfin, vous avouez détester l’âme de votre père. Vous avouez détester le corps et l’âme de votre père mort, mais vous persistez à dire que vous l’aimiez vivant.

Puis, il suffit que vous pensiez à ce jour, cette fois où votre père vous a refusé un privilège, pour que vous confessiez votre haine envers lui. Si votre père était là, il vous dirait probablement de cesser de lire ce texte. Mais vous vous sentez obligés de lire, comme si ce texte allait révéler quelque chose au sujet de votre père. 

Pourtant, je ne connais pas votre père. Le mien n’est pas mort. Je ne fais que m’amuser à intensifier votre peine.

Le mystérieux meurtre de Chacale Parme-Stepard

- Écoutez-moi bien. Je vais répéter clairement la question : un homme que nous avons interrogé hier nous a dit que Monsieur Harnet savait qui avait tué Chacale Parme-Stepard. Vous êtes bien Monsieur Harnet, ne l’êtes-vous pas? 

- Non. Je veux dire oui, je ne le ne suis. Je m’appelle Monsieur Harnet, mais non, je ne suis pas au courant de qui a tué Chacale Parme-Stepard. Je ne sais pas. Je vous dis que je ne le sais pas...

- Vous ne savez pas si vous êtes au courant? 

- Oui. Oui je le sais, que non, je ne suis pas au courant! 

- Que vous fait-il savoir que vous n’êtes pas au courant?

- Quoi? Que me fait-il savoir que... C’est ridicule!

- Bon. Puisque vous refusez de nous dire qui a tué Chacale Parme-Stepard, vous n’aurez pas objection à ce que nous employions la manière forte, Monsieur Harnet? 

- Non, j’ai une objection... Oui! J’aurai objection!... 

- Monsieur Harnet, vous n’êtes pas clair dans vos propos. Êtes vous capable de répondre oui ou non sans répondre les deux en même temps?

- Je ne sais pas?

Mon interrogateur a pris un air navré. Il a penché la tête vers le sol en serrant les lèvres. Puis il a demandé qu’on lui apporte les oignons verts. 

- Qu’on lui mette des oignons verts dans le nez! a-t-il crié à deux de ses soldats.

Ces derniers, tenant dans leurs mains de longues et fines échalotes vertes, ont eu un court regard de compassion avant de me les planter dans les narines. L’odeur m’a rappelé l’odeur de ma voisine qui, dans son jardin, faisait pousser des rangées d’échalotes. Je garde d’elle un très mauvais souvenir. Le jour où je me suis présenté à elle, je lui ai demandé si ses échalotes poussaient bien ; ce à quoi elle a répondu qu’il ne s’agissait pas d’échalotes, mais bien d’oignons verts. 

Je l’ai trouvée emmerdante, mais belle. Je me suis dit qu’elle avait du caractère. Or, chaque fois que je l’invitais à dîner, elle déclinait mon invitation. Je n’ai pas eu le choix de me mettre à la détester. Et depuis, son odeur d’échalote me chatouille les narines et me fait éternuer sans retenue. 

- Vous osez éternué sur mes oignons verts! a dit l’interrogateur. Soldats, enfoncez-les plus profondément! 

Les soldats, très obéissants, les ont enfoncés plus profondément. En moins de deux, j’avais le nez qui saignait et j’ai commencé à pleurer véritablement.

- Vous osez saigner sur mes oignons verts! a dit l’interrogateur. Soldats, faites-lui manger mes oignons verts!

Les deux soldats ont sorti chacun une échalote de mon nez. Ils ont tendu ces légumes enduits de sang et de mucus devant mes lèvres et j’ai sorti la langue pour d’abord les lécher. Ma langue n’a même pas eu le temps de toucher une échalote que, déjà, les légumes étaient enfoncés tout au fond de ma gorge. J’ai toussé, espérant tout recracher pour ne pas mourir étouffé. Mais voyant que les deux soldats avaient pour ambition de m’étouffer, je me suis contraint de tout avaler sans me débattre, et sans mastiquer. Une fois les échalotes avalées, je ne pleurais plus : je sanglotais. 

- Et maintenant, Monsieur Harnet, allez-vous nous aider? Dites-vous bien une chose : nous n’hésiterons pas à vous tuer pour découvrir qui a tué Chacale Prame-Stepard.

Je ne savais pas qui était cet interrogateur. Je ne savais pas ce qu’il faisait chez moi. Je trouvais absurde le fait que l’interrogateur ait des soldats à son service et je trouvais encore plus absurde le nom du mort pour qui nous cherchions un assassin. 

Soudainement, j’ai eu peur. J’ai eu peur que tout cela ne soit que le résultat de mon imagination malade. J’ai eu peur d’avoir tout inventé, peur d’être schizophrène, oui, et d’avoir créer l’interrogateur et ses soldats. J’avoue avoir agi en lâche pour me sortir de ce cauchemar le plus rapidement possible. 

- Oui, ai-je répondu clairement. D’accord, je vais vous aider...

L’interrogateur a déposé sa caisse d’échalotes par terre. Assis sur sa chaise à roulettes, il a roulé vers moi et a demandé à ses soldats de s’écarter.

- Vous savez quelque chose, Monsieur Harnet... Dites.

- Si je vous aide, n’allez-vous pas refuser de me promettre de ne plus jamais venir m’interroger au sujet de Parme-Stepart?

- Non, bien sûr que oui. Que non, dites! 

- J’ai entendu dire que Mademoiselle Clandres, celle qui habite juste à côté, savait qui a tué Chacale Parme-Stepard... 

L’interrogateur n’a pas mis de temps à débarrasser le salon de toutes ses affaires. Ses soldats, transportant des dizaines de caisses d’échalotes, ont traversé chez la voisine. L’oreille collée au mur de mon salon, j’écoutais le brouhaha d’à côté. L’interrogateur se choquait : 

- Ce que vous nous dites, Mademoiselle Clandres, c’est que vous n’osez pas savoir qui a tué Chacale Prame-Stepard.

- Non! hurlait-elle. Je veux dire que je ne veux pas dire que je ne sais pas ce que je ne sais pas!... Je ne comprends pas vos questions et je ne veux pas les comprendre. Sortez de chez moi. Je n’ai rien à vous répondre.

J’ai décollé ma tête du mur et j’ai pensé : les réponses de ma voisine sont pires que les miennes ; ils ne tarderont pas à sortir les échalotes... En effet, le lendemain matin, tout était devenu très calme, et en dedans comme en dehors, je sentais ma tête reposée. Dans le journal, un article titrait : « UNE FEMME ÉTOUFFÉE AVEC DES ÉCHALOTES ».

Par la fenêtre de la cour arrière, j’ai regardé le potager de ma voisine avec un sourire victorieux. À voix haute, j’ai osé dire : « maintenant, tu peux t’étouffer avec tes oignons verts... »

3 juin 2010

Les pieds poilus et puants de Monsieur Cournoyer

Sa femme était dégoûtée. L’odeur de fromage, dont elle raffolait habituellement, lui avait donnée une terrible nausée. La texture, quant à elle, l’avait si bien repoussée qu’elle ne pouvait retenir sa bouche de se cacher dans sa manche. Vraiment, son visage ne mentait pas : de subites convulsions secouaient son menton qui tantôt s’avançait, tantôt se rétractait comme si elle allait vomir. 

Parfois, sa gorge, anticipant le choc d’une boule de vomi, s’enflait puis se désenflait comme celle d’une grenouille. Mais jamais Madame Cournoyer n’a osé vomir devant le gratin dauphinois de son mari. Malgré l’odeur et la texture, elle s’est toujours efforcée de tout manger. Elle se disait que ce qui avait été préparé avec amour devait être mangé avec amour. C’était une loi chez elle et jamais elle n’en dérogeait.

Monsieur Cournoyer, connaissant bien cette loi, se préoccupait très peu de la recette à suivre lorsqu’il préparait le dîner du soir. Chaque soir, lorsqu’il revenait du chantier où il travaillait, il ôtait ses bottines ainsi que tous ses habits sales puis se mettait à cuisiner.

- Une pincée de sel! disait-il en versant la salière toute entière. Et une pincée d’amour! ajoutait-il tendrement en dansant le tango avec une compagne imaginaire dans la cuisine.

Il se disait que ce qui avait été préparé avec amour était toujours mangé avec amour. C’était une loi. Et peu importe que la recette propose d’ajouter du sel, du poivre ou de l’eau ; pour lui, tout se mangeait. D’ailleurs, il mangeait de tout : nouilles gratinées aux anchois à la sauce à l’érable, pizza au chocolat et au beurre, côtelettes de porc marinées dans le yogourt et les huîtres, poisson cru fourré au fromage bleu... Son estomac énorme n’avait aucune limite.

***

Un jour, Monsieur Cournoyer décida de préparer pour sa femme un pâté de rhubarbe à la barbe. Il prit soin, lorsqu’il se rasa à la salle de bain, de récupérer tous les poils tombés de son menton. Il les déposa avec amour dans le pâté et recouvrit tous ses poils de rhubarbe bouillie.

Lorsque Madame Cournoyer s’attabla, elle observa un fait étrange : l’odeur qu’elle respirait ne correspondait pas au plat qui se trouvait devant elle. Le pâté de rhubarbe à la barbe, bien qu’infecte et immangeable, dégageait une odeur beaucoup plus insupportable qu’il n’aurait dû dégager. Soudain, elle eut l’idée de chercher d’où provenait cette odeur répugnante qui lui donnait envie de vomir. Enfin, elle trouva :

- Chéri! s’écria-t-elle. Ce n’est pas ton pâté, ce n’est pas la rhubarbe, ce ne sont pas tes poils de menton qui puent : ce sont tes pieds! 

Les amoureux furent très troublés par cette révélation. Madame Cournoyer rassura son mari, disant qu’elle connaissait un bon remède contre l’odeur des pieds. Elle ouvrit le grand livre de cuisine de sa grand-mère et trouva, à la page 2 402, une « recette contre le pied puant ». La recette disait :

« D’abord, le puant doit se raser le pied, car l’odeur se loge souvent entre les poils et entre les orteils (les poils rasés, s’ils sont jugés précieux par le puant, peuvent être préservés dans un contenant fermé hermétiquement).

Une fois que le pied est rasé, le puant doit laisser son pied mariner dans un mélange de miel, de pétales de roses et de bouillon de boeuf. Si le tout est fait avec amour, le remède est efficace. »

***

Monsieur Cournoyer se rasa les pieds. Il se les fit mariner dans ce bouillon odorant de roses et de miel. Enfin, un soir, Madame Cournoyer remarqua la différence : 

- Tu es revenu du travail, tu fais la cuisine... et pourtant, je ne sens aucune odeur désagréable! dit-elle, heureuse. Qu’est-ce que tu nous prépares, chéri?

- Un pâté de rhubarbe à la barbe!

Madame Cournoyer ne dit rien. Elle n’osa pas souligner le fait qu’ils en avaient mangé toute la semaine. Elle prit tout de même la peine de sourire à son mari, appréciant la bonne odeur qu’elle respirait. Puis, quand son mari posa le pâté à la rhubarbe devant elle, elle fut incapable de humer ce qu'il lui présenta. Elle plongea le nez dans sa manche, dégoûtée comme autrefois : 

- Cette fois, dit-elle, l’odeur vient du pâté!...

Monsieur Cournoyer prit un air coupable, comme s’il se savait fautif : 

- J’ai fait trop de pâté de rhubarbe à la barbe cette semaine... Je n’avais pas assez de poils au menton ce soir et il a fallu que je sorte mes poils de pieds du contenant hermétiquement fermé...

Madame Cournoyer grimaça. Mais puisque le pâté avait été préparé avec amour, elle se résolut à tout le manger. Et ce, avec amour.

La Traversée du jus rouge no. 2


Ma mère avait toute une collection de chapeaux blancs : certains étaient poilus, d’autres en feutre, d’autres en coton ou en suède ; certains rares étaient en laine, et même en denim mais toujours, ils étaient blancs comme craie. Aussi blancs que si elle ne les avait jamais portés. Et plus j’y pense, plus il est vrai qu’elle ne les a jamais portés.

***

J’ai commencé à peindre à l’âge de cinq ans, un après-midi d’été très chaud, près de la piscine, peu après qu’un popsicle rouge ait fondu dans ma main gauche. Le jus rouge qui avait coulé le long de mes doigts n’avait pas eu le temps de commencer à sécher au soleil que, déjà, je peignais un premier chapeau rouge sur un chapeau blanc que ma mère avait laissé dans l’ombre d’une chaise pliante. Je me suis appliqué à tantôt écraser le pouce, tantôt écraser l’index. Et lorsque mes quelques coups d’auriculaires bien placés ont achevé mon oeuvre, je me suis moi-même étonné du résultat : j’ai poussé un grand cri. J’ai enfoncé mes doigts dans ma bouche et je suis resté les yeux grands ouverts, devant mon chapeau rouge sur chapeau blanc, pendant au moins deux minutes.

Ces deux minutes m’ont paru aussi longues que trois années entières, et c’est pour cette raison que j’ai cru qu’il était temps pour moi d’exposer mon oeuvre au public : j’ai lancé le chapeau blanc de ma mère sur le toit de la maison. Quand ma mère s’est aperçu de mon exposition, elle était furieuse. Je me souviens d’elle, devant l’évier, tordant son chapeau blanc sous le jet d’eau pour faire disparaître les traces de ma petite oeuvre artistique. 

J’adorais voir ma mère nettoyer les vêtements. Je n’oublierai jamais l’odeur de lavande qui émanait de ses robes, de ses guenilles et même parfois de son eau de vaisselle. Je me souviens d’elle comme d’un lilas sur deux pattes. Un printemps qui se fane super vite, comme l’automne, mais qui n’a jamais d’hiver.

Je n’ai pas dû être facile à éduquer parce que, le jour suivant, j’ai ouvert le coffre dans lequel ma mère gardait tous ses chapeaux. J’ai avalé une dizaine de bonbons rouges et j’ai humecté mes doigts avec ma salive rouge pour faire « chapeau rouge sur chapeau blanc no.2 ». Je ne sais pas pourquoi, mais cette fois-là, ma mère n’a pas été furieuse. Elle s’est mise à rire. Elle m’a attaché les doigts avec un élastique et, avec la voix d’une sorcière, elle m’a demandé de peindre sur autre chose que ses chapeaux blancs. Je riais tellement que je n’ai pas été capable de placer un mot... 

À l’âge de six ans, j’ai utilisé le jus d’une tomate pour faire « chapeau rouge sur chapeau blanc no. 3». Et deux jours plus tard, dans un élan d’inspiration, j’ai utilisé une boîte de pâte de tomate pour faire « chapeau rouge sur chapeau blanc no. 4 ». Ma mère nettoyait ses chapeaux ardemment, mais mes couleurs ne partaient jamais complètement. Chaque fois qu’elle voyait mes expositions sur sa corde à linge, elle se mettait à parler comme une sorcière. Mais elle avait beau devenir furieuse, jamais elle ne parvenait à me raisonner. Si bien que, quand j’ai eu sept ans, elle a dit qu’elle déclarait forfait. Elle m’a offert un chapeau blanc et m’a forcé d’y peindre ce que je voulais.

Tout cela pour vous dire que, le jour de mes sept ans, j’ai cessé de peindre sur les chapeaux blancs de ma mère. Mais jamais je n’oublierai l’amour avec lequel elle nettoyait mes erreurs, mes maladresses de petit artiste maladroit. 

Aujourd’hui, j’ai vingt-huit ans et je m’ennuie de cette passion avec laquelle je détruisais la blancheur des chapeaux de ma mère. Je regrette qu’elle les ait lavés. Je rêve parfois qu’elle m’avoue les avoir conservés dans leur saleté intérale dans son grand coffre et que j’y plonge la tête, revisitant les odeurs de mon enfance. J’aurais aimé préserver leur odeur de rouge, de popsicle, de jus et de pâte de tomate.

Je croyais cette époque perdue loin derrière moi. Je n’aurais jamais pensé repenser à tout ça. Mais hier, ma blonde est revenue du centre-ville avec un énorme sac dans lequel il y avait un pantalon, une robe, et une chose qui m’a donné des sueurs : un chapeau blanc. Elle m’a demandé comment lui allait le pantalon. Je lui ai dit, comme ça, que le pantalon lui faisait un gros cul, et que la robe lui donnait l’air d’une sorcière. J’attendais qu’elle me demande comment lui allait le chapeau... 

Elle était furieuse. Elle n’a même pas essayé le chapeau devant moi. Offusquée par mes remarques, elle a dit qu’elle rapporterait tout au magasin le lendemain matin. 

- Et le chapeau? j’ai demandé. Le chapeau il a l’air bien.

- Mon chapeau de sorcière? Je veux même pas entendre ce que tu vas dire... C’est un Chanel et je le garde c’est sûr... Même si tu le trouves laid...

Nous nous sommes endormis froidement. L’un dos à l’autre. Quand j’ai su qu’elle dormait parce qu’elle ronflait, j’ai fouillé dans son sac. J’ai trouvé le chapeau blanc et, tout en sueurs, je me suis mis à trembler. Il y avait déjà longtemps que je planifiais le coup : avec un couteau, je me suis ouvert le bout de l’index. 

Avec mon sang, j’ai enfin pu peindre l’oeuvre que j’attendais depuis l’adolescence : « chapeau rouge sur chapeau blanc no. 5 ».