16 juillet 2010

Si j'avais une intelligence


Si j’avais une intelligence, quelque part dans ma tête, je grossirais l’espace de ma mémoire. Je lui ferais un nid de neurones avec de jolis draps, de la ouate, des oreillers de plumes et beaucoup de café. Je bâtirais autour d’elle d’énormes barreaux de verre pour qu’elle ne se sauve plus. Elle n’existerait que pour se souvenir de toi, de ce que je t’ai dit hier, avant-hier, et de tout ce que je t’ai dit durant nos soupirs oubliés.

Si j’avais une intelligence, je couperais à la hache l’espace que prennent les mots dans ma tête. Je me tairais quand tu es triste. Je ne ferais plus de blagues et ne gênerais personne quand l’atmosphère ne peut plus supporter mon bonheur ridicule. J’aurais un air sérieux quand il faut être sérieux et j’aurais un air mature quand les affaires sont graves.

Si j’avais une intelligence, je couperais mon cerveau en deux. Entre mes deux moitiés de cerveau, je glisserais chaque matin les articles du journal. Cela me permettrait d’apprendre ce qui se passe dans le monde. Je deviendrais conscient du malheur des pauvres et des riches ; des laids et des beaux ; des inconnus et des célèbres. Je pleurerais avec eux au lieu d’éclater de rire chaque fois que mon imagination me joue un tour. Je cesserais d’être con, et cesserais d’écrire égoïstement des histoires inutiles.

Si j’avais une intelligence, je gaverais mon courage pour qu’il devienne si gros que je n’aurais plus jamais peur. Je ne serais plus effrayé par la noirceur et la possibilité de te perdre dans mes rêves. Je ne profiterais plus exagérément de mes soirées et je n’aurais plus besoin de boire pour achever mon insomnie. J’aurais un sourire, passif et insouciant, et je m’endormirais en bousculant ton absence jusqu’à demain. J’arriverais même à oublier ton existence et à oublier mon besoin malade d’écrire.

Si j’avais une intelligence, je nettoierais l’espace de mon coeur. J’effacerais les peines de mon enfance qui ont fait de moi celui que je suis. J’effacerais mes troubles qui m’ont rendu con. J’effacerais mes souffrances, mes peurs, mes folies, mes inquiétudes, mes malaises, mes spleens, mes ennuis, mes désillusions, mes problèmes...

Si j’avais une intelligence, j’effacerais mon coeur. Mais je préfère rester con...

Vous avez des êtres humains

Vous avez de pauvres êtres humains tous jaunes dans des atmosphères différentes ; des têtes humaines tantôt brunes, marrons, écarlates, blanches ou carrément beiges et ces têtes, elles avancent au même rythme, par ondulations, que le fleuve que vous connaissez. Vous avez ces pauvres humains qui deviennent verts lorsqu’ils sont en présence de quelque chose qui pue, et vous les avez qui vomissent sur la tourbe ou la haie qui sont vertes elles aussi.

Vous avez vos êtres humains tous jaunes qui avancent avec leurs petits sacs à dos bleutés sous le soleil radieux, et leurs têtes encerclées par la forêt et les singes. Vous riez de vos humains et espérez que les singes leur « pitchent des pinotes ». Vous criez « pitche- lui une pinote » et en disant cela, vous avez craché votre verre d’eau parce que vous étiez mort de rire. 

Vos êtres humains sont ocres dans l’ombre du soleil et poursuivent leur chemin sous les branches. Ils marchent droits comme des pieds de poules. Leurs dos n’ont aucune courbe. Tout est de lignes et de quadrillés. Vous avez un humain avec les cheveux très ébouriffés. Vous trouvez qu’il a beaucoup de cheveux, alors vous l’appelez Peruk. Vous lui avez inventé un nom africain parce que sa peau est noire. Vous trouvez que votre raisonnement est juste et il n’y a personne pour vous contredire.

C’est une minuscule colonie humaine. Une série de faciès que vous connaissez par coeur. Leur couleur-peau vous rappelle les grains du sable. Il sont à peu près dix. Certains ont des vêtements en lambeaux, d’autres portent un drap sur la tête ; certains aiment manger de l’herbe et d’autres, plus étranges ceux-là, s’arrêtent tous les dix minutes et se mettent à genoux. Ils prient pour un cheval. Ils sont fatigués et ne tiennent plus sur leurs jambes.

Vos humains marchent toute leur vie durant. Ils passent par tous les pays mais n’en visitent aucun. Ils y passent comme un coup de vent, sans porter attention aux autres humains qu’ils croisent. 

Vos humains ne pensent pas, ils marchent. Parfois, vous vous dites que vous auriez préféré avoir des humains penseurs, mais vous avez écopé des marcheurs et vous faites avec. Vous les ridiculisez souvent. Vous les traitez de singes, d’aveugles, d’ignorants. À force de les voir marcher comme s’ils avaient un but, alors qu’en réalité, ils n’en ont aucun, l’envie de les tuer vous prend. Vous ragez en silence devant le spectacle de vos humains fatigués et jaunes. 

Vous avez envie de leur tendre un piège : vous voulez profiter de votre logique et de vos bras pour creuser un trou à l’endroit où ils passeront deux jours plus tard. Vous estimez avec exactitude leur destination car ils marchent toujours tout droit. Mais juste avant que le premier de vos humains mette le pied sur le foin qui recouvre votre trou, vous le faites dévier de sa trajectoire. Par pitié. 

Vous avez pitié de leurs yeux vides et de leurs croyances. Vous ne voulez pas détruire la totalité de vos humains, alors vous en tuez un puis gardez les autres pour plus tard. Vous décidez de tuer Peruk. Un singe l’agresse violemment, lui tire les cheveux et lui croque le cou en lui tirant les cheveux. Couché au sol, Peruk saigne beaucoup et vous le laissez mourir. Vos êtres humains passent à côté de lui comme s’il n’y avait rien et vous admirez leur indifférence. Vous vous sentez Diable, vous avez l’impression d’avoir nourri votre rage et qu’elle ne vous perturbera plus jamais.

Vous avez une droite ligne de têtes humaines vivantes et jaunes vives, brillante dans l’atmosphère gris du temps qui est devenu pluvieux. Leurs têtes n’ont pas d’émotion. Elles sont tristes, ou alors elles ne savent pas être joyeuses. Vous avez remarqué que le deuxième de votre lignée est plus triste que les autres ; et que de ce fait, il s’agenouille plus souvent que les autres pour prier. Vous avez appelé cet humain Tristan, parce que le nom contient le mot trist, et vous riez extrêmement lorsque vous prononcez son nom. 

Même si Trist s’arrête souvent pour prier, il regagne toujours le retard causé par ses prières en courant. Il demeure ainsi toujours deuxième. Son visage est éreinté. Il est épuisé par la course. Vous vous demandez à quoi ressemblerait sa réaction si, pendant qu’il priait, une tête d’âne apparaissait sous ses genoux. Alors vous faites apparaître une tête d’âne là où vous trouvez ça drôle. 

Trist se relève et crie de joie. Il tente de déterrer l’âne dont il ne voit que la tête. Il le déterre et vos autres humains le dépasse comme si rien ne se passait. Une fois l’âne déterré, Trist réalise que l’animal est mort. Il réalise aussi qu’il est dernier de la file. Il semble faire une crise, ou une dépression, vous ne savez pas ; alors vous le tuez. 

Une pierre assomme Trist et vous sentez que votre rage se nourrit, mais qu’elle ne diminue pas. Vous êtes obnubilé par la démarche de l’humain qui domine la file. Vous êtes impressionné par son leadership et vous l’appelez, en riant, Winner. Vous prenez un jeu de carte et vous lui lancer l’as de pique en pleine figure. 

Winner s’arrête, bogué. Vous le tuez avec un éclair parce que vous avez décidé que le temps pluvieux était devenu orageux. 

De la même manière, vous en tuez six autres, de sortes qu’il ne vous en reste plus qu’un. Un seul humain marchant sereinement sous la pluie honnête que vous déversez avec parcimonie. Vous nommez le survivant Mille-feuille-au-chocolat. Cela vous fait rire. 

Votre humain est gros. Il a beaucoup de ventre et ne marche pas très vite. Vous avez l’impression d’avoir pigé le pire humain de tous les humains de toute la planète. Vous ragez, car vous ne comprenez pas pourquoi, de tous les humains, il fallait que vous tombiez sur celui-là.

Vous le tuez. Et vous ne vous souvenez plus de quelle façon vous l’avez tué. Mais vous savez que désormais, vous n’avez plus d’humains. Ils sont morts par votre faute et vous faites semblant, toujours en riant, que vous savez vous débrouiller seul.

L'amour contraire


Fâchée de ne pas être fâchée,
En colère, mais sans colère,
Ma voix n’a plus de foudre. Elle est un long tonnerre qui ne te blesse plus. J’aimerais rager sur la cime des arbres et, comme autrefois, te voir trembler de peur pour moi. J’aimerais me jeter du haut de ma branche et écouter, le temps de ma chute, la douce mélodie de toi qui pleures ma mort, de toi qui me supplies de ne pas disparaître...

Je hurle le suicide et espère que tes bras m’accorderont une deuxième vie. Je veux que tu te précipites sur moi. Je veux que ton cerveau pleure et je veux le voir torturé au fond de tes yeux. Ma mort excusera mes bêtises et tu ne souriras plus jamais.



J’ai piétiné mon âme pour lui apprendre à te piétiner. J’ai écrasé ma tête, mais elle n’a jamais compris que c’était la tienne que je voulais voir écrasée. J’ai discipliné ma haine pour un jour te haïr comme je me hais. Mais rien de cela n’a réussi.

Je reste sur ma branche et j’écris en t’attendant. Tu ne viens plus t’asseoir au pied de cet arbre où tu m’avais embrassé. Je veux rager, mais ma voix n’a plus de foudre. Je souhaite ton apparition. Si tu passais sous mes branches, je me précipiterais sur toi. Mon cerveau pleurerait. Tu pourrais le voir au fond de mes yeux. Je m’excuserais pour mes bêtises et toi, tu sourirais.

2 juillet 2010

Tu as perdu ton visage

Tu as perdu ton visage. Il s’est effrité sur les vagues sableuses que j’avale. De toutes les gorgées que j’ai avalées, aucune n’a eu les traits de ton profil, aucune n’a goûté le goût de tes lèvres. Je me confronte encore à la mousse de ma propre noyade, et je tente de recréer, à bout de souffle, les nuages que nous détestions sous la pluie. 

Je bois encore les restes de ton visage, éparpillés sur la mer que nous avons connue. Les seuls bateaux encore visibles ont fait naufrages sur moi depuis longtemps. Ils m’ont déversé leurs cargaisons de solitudes et je me retrouve aujourd’hui seul à porter le poids gigantesque d'un millier de solitudes.

J’ai bien tenté de donner ma solitude à bouffer aux piranhas, mais elle était si tenace que leurs dents n’arrivaient pas à la déchirer. Ma solitude demeure, impossible à suicider, comme un poisson rouge qu’on a hâte qu’il crève mais qui se nourrit des pourritures qui tombent dans le bocal.

J’aimerais suicider une partie de moi-même. Je veux tuer l’ennui tout en restant en vie. Mais dans l'océan qui nous sépare, l’ennui et la vie sont indissociables.

AMOUR ESPADON

Je me noie dans l’océan qui nous sépare, toi et moi. Personne n’entend mes cris. Personne n’entend les vagues claquer sur mon palais, personne ne les entend se gonfler dans mon oesophage. 

La vie, que je croise parfois, prend la forme de dauphins sourds, de requins qui profitent de ma noyade pour me mordre les oreilles, de baleines qui m’écrasent et de loutres qui n’existent pas. Je respire par bouillons, entre l’inconscience et l’odeur du homard que nous avions tué ensemble dans la marmite. 

Lorsque l’occasion se présente, j’entre dans d’énormes bulles d’air rejetées par les volcans aquatiques. J’y trouve le calme et l’oxygène, mais cet instant de repos ne dure jamais longtemps. Mes énormes bulles chaudes défient les lois de la physique et redescendent vers le fond plutôt que de remonter à la surface. Je ne peux jamais m’y endormir tout à fait, car la noirceur profonde vers laquelle ces prisons aérées me guident m’effraie. Je préfère encore la fatigue. Et je profite de mon insomnie pour guetter le passage de l’espadon.

Chaque fois qu’il passe, le bec de mon espadon crève ma bulle. Mon calme se dissipe alors dans les algues et, dans la nervosité des coraux roses, je me débats pour remonter à la surface de l’eau. Je nage comme si une épave allait me tomber dessus.

Je parviens à sortir ma tête de l’eau, mais je suis toujours trop épuisé pour maintenir la nage. J’emplis mes yeux des rayons du soleil et me laisse descendre, bras ouverts. Je pense à toi et à ta terrible absence. Je croise encore la vie, à qui je ne parle pas, et j’entre dans une nouvelle bulle. 

L’oxygène replace mes idées. Je sors mon carnet pour le faire sécher. Je tente de relire mes phrases d’hier, mais la seule phrase lisible me dit que tout ce qui s'écrit se perd. Enfin, sitôt que je commence à me remettre sur pieds, la peur de ne pas savoir à quelle profondeur je me situe fait trembler mes genoux. 

J’espère la venue de mon espadon. Il faut qu’il perce ma bulle, et que je quitte mon confort, si je veux un jour te retrouver.

La mort de l'angoisse

Ça y est. L’angoisse est morte. Ma pauvre m’a quitté. J’ai beau l’appeler en pensant à la mort, aux déchets, aux horaires d’autobus ou à l’argent : rien n’arrive. Je n’ai plus aucun signe de vie de sa part. 

Mes démons, maîtres et sous-maîtres de ma défunte angoisse, ne répondent pas plus aux appels que je leur lance. Ils ont probablement péri dans les vapeurs lentes et lumineuses du monde, ou alors ils ont trouvé contrat chez d’autres. Je ne les ai pas revus depuis aujourd’hui un an. 

Le départ de Critère (démon de mon ivresse), de Lubinelle (démon de mon sexe) et d’Orbite (démon de mes yeux) est donc définitif. Évidemment, lorsque j’en parle à mes amis, ceux-ci ne voient rien de mal à ce que l’angoisse ait déserté mon âme. Et tant mieux, disent-ils, si avec elle ont été drainés mes démons. 

*

Mais moi, je vois les choses différemment : je vois bien que l’angoisse manque à mon écriture. Chaque fois que j’essaie d’écrire une nouvelle, je ne parviens plus à faire vivre par les mots le sentiment de panique, d’anxiété, ou même de folie.

J’ai bien tenté de rétablir une connexion avec mes démons, mais les interférences étaient énormes, comme parasitées par l’enfer, et chacun de mes appels se terminait toujours sur une voix claire et limpide qui était navrante et qui était mienne.

*

Il m’est apparemment devenu impossible de faire parler mes démons, ou même de les insulter, comme je le faisais autrefois à l’intérieur de mes textes humoristiques. Je ne peux même plus m’amuser à les combattre dans de périlleux récits narratifs. Ils sont morts, ou simplement dépassés, ou c’est moi qui ai vieilli trop vite et ils ne m’en ont rien dit.

*

Aujourd’hui, j’ai de la truite qui m’attend dans le frigo. C’est tout ce que je peux dire. La truite m’attend. Je vais manger de la truite pour souper et ma vie se résume à cet ennui. C’est d’une tristesse pourtant triste, mais qui malheureusement n’est pas assez angoissante pour faire renaître mon angoisse d’antan.

J’ai tout fait pour la retrouver, espérant du coup retrouver une écriture forte et percutante, digne de ma pauvre disparue : j’ai répété le mot truite trente fois, j’ai cogité, médité, dormi sans lumière, sans télé, sans musique, sans ventilateur. Mais la peur du quotidien ou du noir n’a jamais fait éclater le légendaire tremblement de l’angoisse sur mes épaules.

Je suis resté de longs mois sans écrire, durant lesquels j’ai fabriqué, en papier mâché, les sculptures de mes démons. Critère était assis, inerte, sur une chaise de la cuisine, bouteille à la main. Lubinelle, rigide et froissée, m’attendait chaque soir sur le divan du salon et Orbite, un squelette fait d’articles de sport, était assis en indien devant la télé. Aucun d’eux ne s’est mis à bouger, et aucune phrase ne s’est mis à couler sur les pages de mon maigre carnet.

*

Un soir, j’ai senti que, en plus de l’angoisse, c’était la peur de mourir qui me manquait pour écrire. Conséquemment, j’ai bu un demi-litre de vin, puis un quart de litre d’eau de javel. Certes, j’ai eu peur que l’eau de javel ne me soit fatale, mais le demi-litre de vin a annulé mon sentiment de peur : « En tout cas, je vais mourir en bonne compagnie! » que j’ai dit. 

Critère, à mes yeux, était devenu vivant. Il me suppliait en riant de me remettre au vin et d’abandonner l’eau de javel. Non seulement trinquait-il avec moi, mes ses gorgées étaient plus généreuses que les miennes : « Tu vas finir à quatre pattes mon vieux Critère! » que je lui ai dit. Mais il continuait de boire comme si rien ne l’en retenait.

Une fois ma bouteille vidée et l’eau de javel digérée, j’ai pleuré l’angoisse, mais sans angoisser toutefois. Je me suis pleuré le coeur noué comme une tresse ébouriffée. C’est là que Lubinelle s’est animée et qu’elle a fait voler sa jupe chiffonnée sur ses genoux arrondis. J’ai délivré mes lèvres de leur envie de ramper frénétiquement sur ses genoux et j’ai soupiré la présence de mon véritable amour : « Angoisse n’est pas là... Tu ne saurais pas où je pourrais la trouver... » 

Je me suis masturbé entre les cuisses de Lubinelle, et bien que sa texture de plâtre ait été rude, j’ai éjaculé sur ses pieds en forme de croissants. Ma minute jouissive s’est terminée et c’est là qu’Orbite a parlé : « Angoisse n’est plus pas. Tu l’as remplacée par Bonheur mais, à lui tu ne lui parles jamais.... Regarde. »

Je me suis retourné et j’ai vu, sortant du frigo, une énorme truite sortir. J’ai écarquillé les yeux et, trouvant enfin mes mots, j’ai lancé : 

« Bonheur?! »

Déviation professionnelle


Je crois que c’est possible que les planètes soient habitées, et par de serviables monstres, et que les étoiles filantes puissent achever leur fil poussiéreux dans les sacs remplis de voeux de toutes les petites filles, les petits garçons ; et que les obèses vomissent leurs bonbons aux pieds des petits africains, que c’est possible, que l’énorme énormité se résolve dans le minuscule esprit de l’un, et que les formules mènent chez le quelque part de l’autre. C’est possible, je dis, que les singes dialoguent comme des singes et que ça existe, des gens qui n’embêtent personne et des vents qui ne tempêtent pas, et des écrivains qui n’écrivent pas, et des rigoles qui ne rig...

M’sieur Tourni : Excusez-moi de vous interrompre pendant votre délire, Monsieur Defe. Je suis André Tourigny, vous vous souvenez de moi? Nous nous sommes vus la semaine passée... Je suis venu pour vous parler de choses importantes. Je peux poser ma valise sur cette table?

Rigolent et rigolent, mais que ça existe, les peintres qui ne peignent rien de ce qu’ils veulent, et les peignes qui ne peignent rien mais qui peignent bien...

M’sieur Tourni : J’ai manqué un bout de votre conversation. Où en êtes-vous? Ma valise ne vous gêne pas j’espère? Albin Defe? Vous m’entendez?

Des choses, comme ça, qui arrivent! Que je dis, que je dis toujours aussi que les valises ont des poignées pour ceux qui ont des mains, mais que tous n’ont pas de main. Le jour où les philosophes auront pensé à ceux qui n’ont pas de main pour déconstruire ce que ceux avec des mains ont construit, je leur accorderai une importance mais pour l’instant, je mise sur les étoiles Monsieur!

M’sieur Tourni : Les étoiles, oui, nous en étions là. Avez-vous réussi à communiquer avec les étoiles cette semaine? 

J’ai frappé le répondeur, deux fois, la boîte une fois, et cinq fois la voix automatique qui m’obligeait de parler après le bip. Mais j’ai des responsabilités, M’sieur Tourni, je n’ai pas ça qu’à faire que de remplir mon sac à voeux! Cette semaine, j’ai réalisé les monstres, les elfes, les lutins, les barbares, et j’en étais aux lucioles avant que vous n’arriviez me perturber...

M’sieur Tourni : Les fées. Vous voulez dire les fées. Celles avec les...

Les trop gros seins. C’est ça, les extra-naines lumineuses volantes. J’en ai croisé deux hier soir et ce n’était pas, laissez-moi vous dire, tout de joie de les voir briser la baguette que leur offrais et je me suis dit que vous aviez peut-être raison, que je suis peut-être dangereux de ne ressentir au fond de moi-même aucune pitié pour tout ce qui n’est pas humain. 

M’sieur Tourni : Oui, nous en avons parlé la dernière fois... Seriez-vous prêt à dire que je suis humain maintenant?

Il y a moi qui suis humain et les ovnis qui le sont peut-être, puis il y a les robots, les illusions, ensuite il y a les plantes et les animaux mais je ne vois pas comment vous et puis, de toute façon, vous me faites penser à un gros macaque. Je ne vois pas pourquoi je tuerais un animal innocent. J’aime des animaux qu’ils mangent les insectes et les feuilles. Pour cela je ne leur veux aucun mal.

M’sieur Tourni : Dans ma petite valise, si ça ne vous dérange pas que je l’ouvre, j’ai apporté un sachet de noix... Voyez, ce sont des noix bien ordinaires, rien de...

Vous remettez ça avec les noix! J’ai déjà crié mille cinquante six deux trente fois que vous ne mangez pas de noix! Je vous ai parlé de ça que la hantise était invivable et que bla! Bla! J’ai dit cent fois que les singes ne mangeaient pas de noix et vous, ce que vous trouvez à faire, c’est votre mouvement de sacoche à poignée et de sachet rempli de noix! Je vous avais demandé de regarder mes documentaires sur les singes! Les avez-vous regardés? Si vous l’aviez fait, vous auriez appris que vous raffolez des insectes et des feuilles! Mais vous, non, non bien sûr vous, vous vous remettez aux noix!

M’sieur Tourni : J’ai dû faire une erreur... Excusez-moi, Defe. Je vous l’accorde : je suis singe et je raffole des insectes... Je n’en ai pas sur moi pour le moment mais je vous assure que, pour dîner, je me fait un sauté de légumes aux insectes...

Votre ordonnance, la semaine dernière, qu’elle était-elle? Si je me souviens bien, je vous avais ordonné de manger des feuilles de bambou.

M’sieur Tourni : Je n’en ai pas trouvées au magasin et...

Avez-vous pensé à votre diète? Dans mon dossier, je vois que je vous avais prescrit le bambou et les champignons. Je vois ni amande, ni grenoble, ni noisette, ni arachide bref, je ne vois rien qui parle des noix. Souhaitez-vous rester obèse toute votre vie? Si oui, dites-le-moi tout de suite, comme ça vous n’entrerez plus jamais dans mon bureau, et j’aurai la paix pour terminer ce que j’ai commencé. Je ne suis pas gros, moi, M’sieur Tourni, et j’ai des responsabilités. Je travaille à écrire. Et si je veux un jour finir mon roman, vous avez intérêt à régler votre problème d’obésité.

M'sieur Tourni : Je venais seulement vous demander si j'avais doit aux graines de tournesol mais... 

La question est résolue. Merci de votre visite. Repassez la semaine prochaine. Maintenant, vous allez retourner à vos documentaires. Et moi, à mon roman.

Constat déséquilibre


Je n’écris plus comme j’écrivais. J’avais l’habitude de m’élancer en de longues phrases, sans ponctuation ou presque, remplies d’une émotion ou d’une angoisse que je ne perçois plus aujourd’hui. C’est un constat. Mes phrases se sont transformées au fil du temps. Elles se sont rétrécies, peut-être pour fusionner l’idée, peut-être pour ménager mon esprit. Elles ne disent plus qu’une seule chose à la fois. La ponctuation a regagné sa place comme un chien qui aurait pissé sur un carré de terre et qui, trois ans plus tard, reviendrait décider de ce qui s’y passe.

Je me laisse dominer par cette ponctuation ennuyante. Mes mots ne déconstruisent plus rien. Ils se plient à la lenteur et à la narration qu’exigent la compréhension. Je peux créer un tas d’histoires, mais jamais je ne retrouve la déstructuration qui m’a mis au monde : je parle de celle de la syntaxe.

« J’ai regardé le soleil et m’y suis fixé comme l’encre le papier. Au bout d’un moment, la lumière s’est débarrassé de ses rayons et j’ai senti se fixer mes sourcils, mon front, ma mort presque et la vie des autres morts. Je me suis détaché comme le fil l’ampoule et mes yeux ont cligné sur le visage des autres. C’est là que l’éclat d’une couleur qui n’existait pas est apparu sur leurs bouches blanches. » 

Mes histoires se confinent le plus souvent dans un fantastique dépassé, déjà vu. Les personnages y sont sans vie et leurs dialogues se répètent sans que je ne m’en aperçoive. Ce que je croyais être drôle ne l’est plus. Les lecteurs ont changé leur fusil d’épaule. Maintenant, ils aiment les politiciens.

« Ils criaient que j’étais aveugle, je criais que j’étais devenu politicien et que le mauve scintillait dans mes paupières. J’ai fermé les yeux sur leurs têtes ennuyantes et grimaçantes que la vie est impossible en pleine couleur, que l’arc-en-ciel ne diffuse pas partout. J’ai déconstruit la lumière de mes yeux sur l’agréable de voir les autres trébucher sur les parois de leur réel. »

À force d’écrire, il devient impossible de ne pas adhérer à une syntaxe conforme et appropriée pour le lecteur. Après tout, c’est lui qui détient le pouvoir. Nous ne sommes que de pauvres artistes sans talent qui finiront leur vie dans les librairies, ou tout au mieux dans les bibliothèques.

« Fâché par leurs cris innocents, je criai mentalement ma couleur unique d’entre mes paupières éblouies sur tous mes observateurs trébuchés. J’ai décrété que me revenait le territoire de la ponctuation. J’ai crié bla bla bla bla bla bla bla bla, sans ponctuation aucune, et j’ai fermé les guillemets. »

Après tout, mieux vaut écrire des histoires rigolotes qui sont compréhensibles. J’ai depuis longtemps laissé de côté les effets littéraires que personne ne remarque. Les gens ne les lisent plus. D’ailleurs, ils n’ont jamais su lire : ils ont toujours consommé les mots comme ils dévorent aujourd’hui le fast-food. 

« La ponctuation m’est revenue de droit, hourra, je décidai alors de ne plus l’utiliser jamais et de m’attaqueras aux temps de verbe alors je suis regardé le soleil et m’y fixe comme l’encre le papier. »