22 octobre 2014

Menu du soir


J'ai habité chez maman jusqu'à l'âge de quarante ans. Les gens du quartier se sont longtemps moqués de mon âge et de mon refus de trouver un appartement ailleurs... Comme si mon désir de rester avec elle était un handicap dû à une crainte ou à un blocage. Ils disaient que je n'aurais jamais de jeunesse, que la jeunesse se vivait loin de nos vieux, en dehors des jupes de nos mères... Il est vrai que les jupes de maman m'ont toujours été un bouclier efficace, mais jamais la jeunesse ne m'a filé sous le nez sans que je puisse en empoigner une parcelle de naïveté. Quand j'étais enfant, je me dérobais du monde en me faufilant sous sa jupe fleurie, et dans les plis du tissu je me construisais un dôme tiède et rassurant. En un éclair, je pouvais disparaître entre ses cuisses et m'esquiver du fils de la voisine, ce petit con qui brûlait des abeilles... Si je le pouvais encore, j'y retournerais, sans hésitation et fréquemment, humer l'odeur paisible de ce dôme, chaque fois qu'un collègue de bureau me demande de déjeuner avec lui à la cafétéria.

Pour maman, la séparation d'avec papa avait été difficile. Il y avait eu des blessures. Des morceaux de peau arrachés. Des pots, des assiettes, des fleurs séchées. Des tentatives de suicide et des gros mots. Le divorce avait troublé maman au point de ne plus savoir faire bouillir les pâtes. Je refusais de la quitter avant qu'elle se porte mieux. Elle était seule, sans ami ni amant, et c'était mon rôle de ne pas la laisser périr dans la solitude. Maman était une dame. Une femme respectable, de noble nature, mais de faible stature. Malgré le poste important qu'elle avait occupé à l'hôtel de ville, des gens lui voulaient du mal. Des gens, chaque jour, souhaitaient sa mort. J'ignore pourquoi les gens du quartier ne l'aimaient pas. Pour être aimé, je suppose qu'il faut dire bonjour à ceux avec qui on a déjà eu des conversations. Je suppose qu'il faut les saluer chaque fois qu'on les croise. Maman n'a jamais aimé dire bonjour. Elle n'a jamais dit bonjour ni au boucher, ni au boulanger. Pour elle, leur dire bonjour aurait signifié qu'elle les invitait à dîner. Mais elle ne voulait personne à table. Elle ne voulait que moi, et papa, s'il se décidait à revenir. 

Je n'ai jamais su la raison de leur divorce. À l'époque, leurs disputes présageaient déjà la rupture. Mais puisque papa était beau garçon, maman et moi avions tout de suite émis la possibilité d'une infidélité, et l'idée qu'il l'ait trompée avec la voisine n'a pas tardé à germer dans nos cerveaux. Notre haine envers papa explique peut-être les regards haineux que nous récoltions dans le quartier. Pourtant, et je le dis à ma défense : même si parfois maman avait pour moi quelques affections qui dépassaient le registre de la tendresse, jamais nous n'avons considéré sérieuse l'idée de passer notre vie ensemble ou de faire l'amour sans condom. Nos rapports demeuraient propres et strictement nobles, et jamais je n'aurais osé polluer son intérieur en m'y immisçant sans condom. Mon but n'était pas de remplacer papa. Mon rôle à la maison n'était pas de combler le vide que son départ avait creusé. Mon rôle était tout autre. Je m'occupais du bonheur de maman. Je m'assurais que rien ne vienne menacer son confort.

Peu de temps après le divorce, papa a été victime d'un incendie. Aujourd'hui, il ne reste rien de l'immeuble où il habitait. Ce sont des choses qui arrivent. Les flammes l'ont rendu moins beau garçon, il faut le dire : son chirurgien n'a pas su le rendre comme avant, et ses yeux n'ont plus jamais été les mêmes. Les mauvaises langues du quartier se sont mis à dire que maman était l'auteur de l'incendie. Moi, je dis que nous ne saurons jamais qui sont vraiment les auteurs. Depuis le divorce, je me suis toujours occupé du bonheur de maman et de son courrier. Au début, je lui lisais toutes les lettres qu'elle recevait - une dizaine par jour. Ses yeux n'ont depuis jamais cessé de faiblir. De toutes les lettres qu'elle recevait, seulement une ou deux méritaient d'être lues. Les autres, écrites dans une langue primaire et bourrée de fautes, n'étaient bonnes qu'à aiguiser les dents des chiens, et comme nous n'avions pas de chien, je me dépêchais de les lire, froidement, malgré les pleurs de maman qui en avait marre d'être détestée. Puis je déchirais ces lettres au-dessus d'une poubelle ou j'allais en faire un feu dans la cour. C'est par souci de préserver le bonheur de maman que je me suis mis à la tâche de trier son courrier. Tous les matins, je me levais avant elle pour retirer toutes les lettres qui semblaient provenir de destinateurs indésirables. Je jetais les enveloppes qui pourraient contenir des menaces de mort. Je ne me risquais même plus à les ouvrir. Je triais le courrier proprement, sans déchirures. Je ne voulais pas connaître l'ampleur du danger qui pesait sur ma mère. Je tenais seulement à ce qu'elle ait l'impression d'être aimée en ouvrant son courrier. 

Hier, avant le repas du soir, il a fallu que je quitte maman. Mon âge n'a rien à voir avec mon départ. C'est l'amour qui m'a poussé à partir. L'amour est un rêve qui, en un éclair, peut tourner au cauchemar. Elle portait un pantalon. Un pantalon en toile ou en nylon - je m'y connais très peu en tissu - qui montait au-dessus de ses hanches. Sur le petit tableau noir, suspendu à un clou dans la cuisine, j'avais écrit le menu du soir. Chaque jour, sur ce tableau, j'inscrivais le menu du soir. Maman tenait à savoir ce que je lui préparerais. C'était une routine. Mais comme elle ne voyait plus très bien, je ne craignais plus qu'elle soit offusquée par le menu. Hier, en entrée, nous aurions dû avoir le Potage liquide aux poireaux pas frais et à la carotte de fond de frigo. Pour le plat principal, nous aurions dû avoir la Saucisse ratatinée dans sa purée de grumeaux et le Spaghetti au beurre ramolli par la température ambiante, mais nous n'avons rien eu de ça. Je n'ai pas pu cuisiner hier. Papa a frappé à la porte avant même que l'eau des poireaux se mette à bouillir. Il a frappé. Il a crié fort, dans une langue qu'on lui connaît, primaire et bourrée de fautes :
- C'est quoi ton osti de problème! Tu réponds pu à mes lettres! Ça fait deux semaines que je t'écris que je t'aime! Pis toi tu joues l'indifférente... C'est fini nous deux, vieille calice de folle... Je reviendrai pu, je te le dis là. Reste avec ton gars, t'es tellement heureuse avec lui...

J'étais en train de couper l'extrémité poilue de mes poireaux quand papa est reparti. Les yeux de maman se sont posés sur moi. Ses yeux aveugles, verts, d'une couleur absente. Je savais qu'elle ne me voyait pas. À son âge, sa canne était tout son appareil visuel. Elle avait reconnu la voix de son ex-mari, mais elle ne l'avait pas vu. Elle savait seulement que j'avais détruit les lettres de papa. Elle savait, et ça se voyait qu'elle savait, que j'avais voulu conserver son bonheur en éliminant les mots de papa...
- Et pour le dessert? j'ai dit. Pour dessert, maman... 
- Sur le menu du soir, sur le tableau, c'est écrit quoi? a-t-elle demandé.
- J'ai écrit crème brûlée... Mais compte tenu des circonstances...

Je croyais que maman me jetterait dehors. Papa lui avait appris l'existence de ces lettres que j'avais jetées. Il n'en tentait qu'à elle de me punir à sa façon. Je pensais qu'elle m'en voudrait. J'attendais ses reproches les plus sévères. J'ai eu la peur de ma vie quand elle s'est avancée vers moi. Sa canne a buté contre ma cheville. Sa main tirait sur la manche de ma veste. Je sentais que le regret et l'envie se mêlaient en elle. Au risque d'être pessimiste, je dois dire que je me suis mis à croire à sa fin humaine et probable. J'ai craint pour sa vie. J'ai craint qu'elle se repentisse pour les flammes, pour l'incendie qu'elle avait orchestrer pour punir papa de l'avoir trompé. En un petit craquement de dos, elle a cédé et s'est effondrée sur moi. Elle est tombée dans mes bras, plus molle que les poireaux dans l'eau chaude. Sa faiblesse m'a enlacé. Le visage perdu, elle a glissé sa joue sur mon épaule. En dépliant sa jambe la plus forte, elle s'est hissée à ma hauteur et, les yeux fermés, comme un petit oiseau qui espère son repas, elle a frotté son menton sous le mien. Et sa bouche a rejoint la mienne.

29 juillet 2014

Une drôle d'agression (Fabulation d'une enfant)


Il était grand et maigre. Maigre et sec. À voir ses omoplates qui étiraient la peau de son dos et équarrissaient sa chair, on aurait dit qu'il ne se nourrissait qu'au riz cru. Il aurait cuit le riz s'il avait su faire bouillir l'eau d'un chaudron, mais ma mère lui avait tout appris sauf l'allumage du four. Chaque fois que maman me déposait chez lui en quittant pour le boulot, des frissons glaçaient ma nuque. Maman le payait pour qu'il prenne soin de moi. J'aurais payé deux fois le prix pour qu'on me transfère dans une vraie garderie. 

Il m'accueillait à la porte de son appartement sans dire un mot. Il s'accroupissait, enroulait son bras autour de mes épaules, puis m'engouffrait dans son demi sous-sol. Au centre de sa cuisine, une grande table en bois attendait un repas. La table était toujours propre. Comme si on venait d'y nettoyer un dégât. Des objets - deux chandelles, un tournevis, une bouteille vide, un cahier «Testez votre Q.I.» -  étaient dispersés sur le plancher comme si une chose grave allait se produire sur cette table. Il me demandait de mettre des bols sur la table :
- Clémentine nous allons manger du riz ensemble. Il faudra que tu placeras les bols pour nous deux.
- Du riz comment?
- Du riz beaucoup. Beaucoup de riz avec du lait. 
- Du riz dur? 
- Je n'ai pas lu les instructions de l'allumage du four. Il faut qu'on mangera le riz comme d'habitude. 

Il piquait une colère chaque fois que je lui proposais de lire les instructions de l'allumage du four. Il ne laissait personne lire le guide à sa place. Et quand le riz cru était servi dans le bol, sans beurre ni confiture, je m'avouais quelques bonnes pensées pour le brocoli de maman qui n'était pas si terrible, au fond. Le riz trempait dans du lait, froid comme dur, et j'étais forcée de le manger à la cuillère.
- Mange, Clémentine! C'est l'ordre. Et après il faudra que nous irons dans la chambre pour te changer la culotte.

Je me débrouillais pour renverser le riz un peu partout. Quand il me forçait à avaler, je me débattais. Je criais. Je tentais de mon mieux d'échapper aux mains de ce fou qui me tenait ligotée à ma chaise. Après le repas, peu importe si j'avais mangé le riz ou l'avait épandu par terre, il me traînait jusqu'à la chambre. Il me soulevait d'un bras, parfois deux, et ses dents mordillaient mes oreilles. Ses mains caressaient mes cheveux. Son souffle frôlait mon visage, je me souviens; et dans la chambre il déboutonnait mon pantalon. Il jetait ma culotte au pied du lit, essuyait mon vagin de long en large, puis déballait une nouvelle culotte.
- Pour ne pas laisser de traces Clémentine il faut que je changerai ta couche, parce qu'il ne faut pas que tu laisseras des traces.

Je restais vulnérable. Sur son lit. Tantôt sur le ventre, tantôt sur le dos. Je me laissais faire. Puis le manège reprenait : ses bras me portaient ailleurs, devant la télé. Il demandait à ce que nous écoutions les Télétubbies. Il me tenait tout contre lui. Contre sa poitrine. Son coeur. Son bassin. Son pénis. Je sentais tout ça. Ça m'a troublé. J'en suis marquée pour le reste de ma vie. Ce n'est pas pour faire un coup d'argent que je le dis. J'avais trois ans quand les événements se sont produits. Je m'en souviens encore. C'est bien la preuve que je suis endommagée. Peu importe que mon oncle m'ait servi du riz ou des céréales, qu'il m'ait changé la couche ou la culotte, il doit payer pour toutes les images qu'il a placées dans mon cerveau.

Camping


La tente érigée en six pailles, bombée de son complet, rivée aux anneaux; nous avons soulevé la tente comme de vrais campeurs avant de la ficher au sol à coups de piquets. Le dôme créé, c’était un nid fermé à l’intérieur duquel la haine comme l’amour aurait pu éclater sans le moindre témoin.

Même si nous l’avions montée ensemble, elle restait froide à mon égard sur la petite butte. J’avais beau l’embrasser, elle portait encore une haine que je n’arrivais pas à m’expliquer. C’était comme si elle m’en voulait de l’avoir menée là, sur ce terrain qui n’était pas celui de son enfance. Elle s’était déjà ouverte à tant de propositions, et je pense que la mienne lui paraissait fade; mon feu de camp, mes croustilles, tout cela lui semblait l’attirail d’un apprenti... Tant d’hommes étaient déjà entrés en elle, tant d’hommes l’avait déjà déballée que j’en suis venu à croire que je ne ferais pas la différence. Et à voir son allure si peu soignée, ses vieux vêtements de toile trouée, je n’osais plus m’en approcher. Je me suis dit que peut-être était-ce en moi que résidait la haine dont je me sentais victime et qu'il valait mieux que je dorme loin d'elle.

Je sentais que mon terrain n’était pas le sien. Tout en bas de la butte, c'est là que j'ai décidé de dormir. Je l’ai donc laissée, elle, bâtie de ses piquets. Elle, nostalgique de son passé. Je l’ai laissée, cette vieille tente, au sommet de la butte. Puis, tout sourire, j’ai couru rejoindre la fille qui m’attendait tout en bas.


La camisole


Je n’écris jamais sans ma camisole blanche. Ça doit bien faire dix ans que je ne l’ai pas portée. Dix ans déjà que je n’avais rien écrit. Les enfants riaient toujours de ma camisole : «Papa il porte sa camisole qui lui fait des gros tétons! Papa il en a des plus gros que maman! Papa ressemble à un cultivateur de patates!» Je les ai toutes entendues déjà les insultes au sujet de mon embonpoint. Mais il n’y a que dans cette camisole que ma chair se tolère au point d’en faire quelques mots lâchés ici, là, des phrases parfois. 

    Chaque fois que je porte cette camisole, quelque chose se passe. Parfois des mots, parfois des agressions. Le plus jeune vient rire dans mon visage et ses frères le suivent avec des tomates, des clous... Quand mes enfants me lancent des tomates, ça va, leur mère se débrouille à la lessive... Mais les clous... C’est souvent Christophe, le plus vieux, qui se sent l’envie avec un marteau de m’en cloué un dans l’omoplate ou dans la hanche. Il me fiche des clous dans le corps comme des piquets de tente desquels il tisse en ficelles des sortes de jeux pour ses doigts autour de ma chaise. Je pense qu’il utilise mon corps écrivant comme un terrain qui n’existe pas et duquel il peut satisfaire ses loisirs d’arpenteur. 


    Et moi je ne dis rien. J’écris et je saigne, bonnement. Je laisse mes fils me clouer à ma chaise jusqu’à ce que leur mère leur dise que ça suffit. Ça peut être long avant qu’elle le dise. Elle se venge en lenteur de la femme qui m’a offert cette camisole. C’est vrai qu’elle était belle. Sophie. Elle m’avait offert cette camisole à notre deuxième rendez-vous. Elle devait croire en mon écriture. Maintenant, chaque fois que je dis du bien d’elle, un de mes enfants me plante un clou. Et chaque attaque est une surprise pour moi de découvrir par quel morceau de chair, de la cuisse ou de l’épaule, je serai cloué. 


    C’est en retirant cette camisole que je me libérerais des coups dont on m’assène, mais c’est aussi en la retirant que je cesserais d’écrire. À chacun son bourreau, je me dis, les enfants comme l’écriture; les deux blessent mais ni pour l’un ni pour l’autre il ne faut cesser de se commettre dans le mal constant de ce qu'on croit être bien...

25 avril 2014

L'amour no.2


L'amour est la capacité, une capacité d'abord, de penser l'autre, de se mettre pensif en l'autre, même quand lui-même devient tout à fait autre. Il est la capacité de saisir à bras-le-corps les envies de l'un et, au-delà des limites de notre propre contrôle, dépasser tout ce que l'autre aurait cru possible; il est la peur de se lancer nue tête, sans casque, vis-à-vis la chute dans l'espoir qu'encore demain le jour se poursuive au-delà du noir; il est là, l'amour, dans ces petits instants de crise résolue, dans ce sentiment de s'être guéri de tout abandon, dans la certitude avouée de vouloir rester «au cas où», dans la vision encore intacte de ce que nous aurions pu être, collés aux tas de soleils qui ont existé et que nous aurions pu voir dans le côte à côte; il est là l'amour, même s'il est souvent sans se dire, il est là chaque fois que le bien et le mal s'unissent dans une seule tête unique qui se veut être deux. 

24 avril 2014

L'amour


Mon amour comme l'impossibilité d'un rêve quand tout le monde y est mort mais qu'encore subsiste la possibilité d'un matin vivant, quand l'éveil sonne et qu'il est heure, qu'elle s'absout fausse la mort du lendemain; mon amour comme la beauté d'on ne sait où provenir, d'une toile visitée ou peinte, d'une ville lointaine ou juste là, dans mes bras comme dans un berceau, un croissant fertile vivant d'une civilisation entière qu'on puisse vivre à nous deux; mon amour, mon coeur vrai, ma vérité que jamais je ne n'oserais raconter, mes artères qui poussent au son de tes oreilles, et ton ouïe capable de prédire ma vie ou ma mort comme un suivi de témoin; mon amour légitime et durable pour lequel les parents ne veulent plus dire grand-chose sinon qu'ah oui vous êtes beaux, mais qu'encore je demande au reste de la face du monde de comprendre que la tienne demeure d'exception; mon amour belle, mon amour rêveuse pour qui les adjectifs ne se conjuguent plus; pour toi je dis que les mots seront toujours trop peu, et jamais mes phrases ne pourront imiter le centième de ce que tu me fais vivre...

16 avril 2014

Ceci est une fiction ou n'en est peut-être pas une (fichez-moi la paix je travaille à écrire de la littérature)


  • J'attends que tout se règle, même s'il est tard et que je sais que rien ne se réglera à cette heure-ci, j'attends quand même que tout se règle; j'attends furieusement, honnêtement, anxieusement, et je m'en remets sérieusement à Dieu. Je m'isole comme un être suprême dont les créations lui ont été arrachées. Prisonnier de ma propre cage, je serai jugé pour les mondes que j'ai construits. J'attends encore de connaître le mal que me causera l'incarcération. 

    On a tué un auteur. On a déjà tué ses idées. On lui a bloqué sa portée contreversée. On lui a injecté l'insomnie dans les veines. On l'a assujetti au tourment, au doute, à l'anxiété. On a créé pour lui un système dans lequel il est facile de le condamner. On s'est assuré de briser ses défenses, de le faire parler contre lui-même; on s'est rassuré d'une protection qui dépasse les mots. 

    J'attends ma peine. Je la sens déjà venir. Elle vient à moi sans que je ne l'en oblige. Je sens la sentence se verser comme si ce texte était mon dernier. À tous ceux qui aiment lire, je leur dirai qu'ils ont perdu un auteur. Aux autres, je souhaiterai que leur vie puisse continuer d'être chanceuse.

    Je suis désolé maman.

14 avril 2014

Coupable

Faut-il encore que je répète que je ne suis pas celui qui écrit? Faut-il encore que je rassure le lecteur qu'elles ne sont pas de mon ressort les idées véhiculées dans mes textes? Il me semble l'avoir dit 600 fois... Il me semble avoir 600 fois expliqué au lecteur que je n'étais pas moi. Et pourtant et encore, on m'arrête en croyant que mes idées sont les miennes...

Faut-il encore que je sache prouver que je ne veuille tuer personne après avoir écrit que j'avais l'intention de tuer quelqu'un? Faut-il que de nuances je sache atténuer mes descriptions? Faut-il qu'au final un texte soit platement écrit, nivelé par la censure, par la crainte et la peur d'un auteur qui n'ose pas? On m'a emprisonné pour un texte que j'avais écrit. Et je doute encore qu'il ait été légitime de me dire coupable de l'avoir écrit. Les mots sont une chose qui traverse l'esprit de tout humain. Les mots ne s'enferment pas. Les mots sont exempts de toute censure. Je n'aurais jamais cru le besoin de le dire. Les mots me semblaient célestes. Force est de croire qu'il existe des enquêteurs pour qui la portée littéraire n'existe pas.

17 février 2014

Feu roulant

De sa vulnérabilité, je m’étais construit une force. De sa peine, une écorce. Je me croyais fort. Sans douter de moi, je me roulais tout corps dans ses malheurs comme un enfant dans une piscine remplie de balles. Je jouais au fou. Je me vautrais dans tout ce que je lui faisais croire, de délires et de ces choses-là qui nous tenaient ensemble. Le fait est que j’aimais vivre chez elle et que je ne voulais pas perdre ma place. Ses armoires respiraient une sorte de maturité en couleurs qu’il me fallait conquérir. Le soir, sa cuisine me paraissait un champ de guerre que des soldats avaient abandonné, et il n’en tentait qu’à moi de me tendre un camp sur les batailles mortes, sur une chaise ou ailleurs, et de saisir mon existence une fois pour toutes. Dans cette cuisine, il lui arrivait de faire brûler quelques maigres hectares de colère, et j’en humais la fumée si belle, cette fumée plus belle encore que celle qu’on fait souffler sur les bougies d’un gâteau. Et je m’éprenais vers elle, lui souhaitant mes voeux et inondant sa bouche avec mes mots dont elle s’abreuvait comme à un boyau de pompier.

Plus ses faiblesses la brûlaient le soir, mieux au matin je me sentais fort de ne pas avoir laissé ma peau dans ses draps. Ma force était de connaître ses faiblesses, et la sienne de me faire croire que ma force ne dépendait pas d’elle; je roulais dans le feu de sa cuisine, content d’y être, réchauffé par sa détresse comme si rien ne pouvait m’atteindre. Un matin, tandis qu’elle dormait encore, le café a rempli ma tasse et mes jambes ont tremblé sans prévenir. Une peur a crié en moi. J’ai faibli comme si les ressorts du lit où nous avions dormi m’avaient envahi. J’ai vu les soldats reprendre du combat. Dans la cuisine, la guerre m’a pris d’assaut. Le feu a crépité dans mes oreilles. Quand j’ai entendu l’appel de l’arme, je suis tombé, menton au sol, vulnérable et laid comme tout ce qu’on me reproche d’être. Mon bras a secoué l’air, et ma main de mendier comme un pauvre, j’ai sorti un briquet de ma poche. Et puisque je ne voulais commettre aucun crime, je n’ai eu d’autre choix que de diriger ma flamme contre moi-même. Je me suis brûlé un bras, un poignet, enfin; je me suis attaqué jusqu’à ce que ma souffrance me fasse rouler plus loin en dehors du combat.

J’aimais dormir avec elle. Ses faiblesses me donnaient une chance de me sentir fort. J’ai dû la quitter quand, peu à peu, les cicatrices sur mes bras ont raccourci ses nuits. Elle s’inquiétait pour moi. Elle n’osait plus fermer l’oeil et, l’insomnie étant ce qu’elle est, je suis devenu pour elle une nuisance bien plus qu’une aide. Il me faudra apprendre à vivre seul mes guerres d’esprit, à tomber seul et à rouler dans le feu roulant sans mendier pour quiconque saurait me ramener à moi. Je ne pense presque plus à elle. Sauf quand je tends la main dans le vide et que je sens les cloques de chaleur qui me rappellent son absence. Je me sens alors pris de feu, et je roule ailleurs encore jusqu'à ce qu'un froid de mort me donne une raison.

14 février 2014

Saint-Valentin

Le je m’en foutre s’est étalé avec elle comme ça dans le soir qui s’installait d’abord d’une lueur à l’horizon, une lumière morte je dirais, on ne va pas faire semblant que c’était clair quand il fallait plisser les yeux, morte dans le soir bu, une lueur pleine de lunes, jaunes je dirais, qu’il était dix-huit heures quand je lui ai parlé mais que je n’avais jamais senti pareil temps gâché, sauf une fois au chalet, je dois le dire qu’on avait fait du feu mais que ça n’avait jamais voulu prendre en flammes comme j’aime ce qui brûle et ce qui s’avoue brûlant et vrai sur mes bras quand je ne fais pas attention, le temps de se perdre et le feu de ne pas nous atteindre, la lumière de ne pas traverser les lames du store à dix-huit heures c’est l’heure à laquelle elle m’a dit joyeuse saint-valentin mon chéri; et dans ma tête mes idées de vouloir comprendre ce qui la poussait à me parler en ce jour, les émotions de ce qu’elles ne sortent jamais chez elle vraies brûlantes, sa cheminée qu’elle ne ramone jamais, j’ai voulu m’imaginer à quoi ressembleraient nos mots si le feu y prenait vif, amoureux comme des tombes qui se regardent, et mes tremblements de chercher mon utilité quelque part, à quoi bon me suis-je dis la lune pleine de lueurs, quand les mots ne savent plus pourquoi exister et que le désolé s’écrit mal de dire tout ce qu’on a contre l’amour avec plein de fautes en veux-tu, qu’on cherche quelque part le navré mais qu’il ne nous reste plus que le je m’en foutre de voilà ma perte et mes fautes si tu les veux.

10 février 2014

Viviane

Et tu n’as jamais dit que j’étais inutile, île tu ne m’as jamais dit l’océan autour de moi me sépare de moi, et je t’avais dit Viviane ne me sépare pas, Viviane ramène-moi ailleurs et on verra si la suite nous devance ou si le passé trappe nos mains, on verra si encore c’est possible que l’odeur du ciel soit un baume sur mes ah non j’ai peur de ne pas être à la hauteur ou si le ciel n’est bon qu’à tomber sur nous comme un voile noir, les draps pis ces affaires-là, les fourmis qui nous grimpent sur les pieds et les enfants qui nous martèlent le nid bien mâché de draps que j’avais construits la première fois que tu m’avais demandé si c’était là que tu dormirais; le sommeil arrivé comme un paysage qu’on ne regarde pas, on ne faisait pas attention aux arbres qui décochaient leurs bras de bois et tu t’es endormie comme si tes coups étaient à tenir, et moi comme si j’allais tenir le coup, nous deux séparés par un rien, j’ai rêvé à rien du tout ce que je suis, du tout ce que je sais rien naître, vivant dans la peur de te perdre comme si tu avais déjà existé il y a longtemps de ça à une époque où nous nous serions tués mais que nous aurions oublié que nous étions nous, je m’avouais au point d’en perdre les premiers gestes de ma marche, de ma parole, ces affaires-là qui s’effacent au rythme qu’on grandit, et tout allait si vite que je me demandais si tu n’oublierais pas mon nom comme parfois dans les films ça nous échappe, comme un personnage qui ne nous revient pas, comme dans une scène tu ne pleures jamais mais que moi non plus je ne pleurais pas beaucoup.

7 février 2014

Les poux



Les poux ont environ la taille d’une graine de sésame. C’est ce qu’on dit. Moi je dis que les poux ça ne se voit pas. Surtout quand ils nidifient dans ma nuque et que je n’ai pas les yeux tout le tour de la tête pour voir combien il y en a de larves qui grouillent. J’ai dû attraper mes premiers poux à la maternelle, dans un échange de chapeau ou quelque part d’inconscient. Ça fait longtemps. La ponte de mes poux a été longue. Ils ont mis une bonne vingtaine d’années avant de me coloniser. Comme des soldats avides de nouveaux mondes, ils repoussent chaque jour les limites de leur conquête.

La nuit, mes poux ne dorment pas. Ils profitent de la noirceur pour copuler en fous. Comme si ma tête leur était un vaisseau avec lequel voyager d’oreiller en oreiller, ils se font sur moi une vie proprement sale. Je le sais qu’à toute heure de la nuit ils creusent la boue de ma terre chevelue. Ils ne se gênent même plus pour interrompre mon sommeil. Mon insomnie se résume à un picotement derrière mon oreille. Je me gratte l’insomnie au sang, mais les poux m’ont si bien creusé la tête que je n’arrive plus à les en sortir. C’est comme se battre contre quelque chose qui n’existe pas, mais que je sais que ça existe, en dedans oui je le sais que c’est là, mais que je ne peux pas en parler parce que les graines de sésame ressemblent à quelque chose de plus sérieux que moi.

Mes poux, ils sont translucides. Rien à voir avec les graines de sésame. Je les sens qu’ils sont invisibles chaque fois qu’ils grouillent sur mes jambes. Quand l’invasion me pique et que je m’arrache un morceau de peau, c’est comme si je jetais une bombe sur mon territoire qu’ils tentent de conquérir. Je sens l’ennemi se dissiper par le sang sur mes jambes et, de mon sang comme d’une crème, je m’hydrate jusqu’à me guérir. Sarah me dit souvent d’arrêter de me gratter :
- Tu devrais arrêter... C’est pas beau.

Je sais qu’elle me dit ça parce qu’elle n’a pas d’ennemis. Ce n’est jamais l’envie qui me manque de devenir son ennemi à elle pour une fois lui montrer ce que je pourrais lui dire si ma peau savait faire quelque chose de sa peau :
- Eh bien! que je lui dirais. Dis-moi comment vivre, et encore vas-y, théorise-moi ma vie! Aide-moi tant que tu peux croire! Mais le jour où la logique aura le dessus sur les émotions, y as-tu pensé que les morgues seront pleines de tout ce que tu n’a pas compris, et qu’on en aura fait des puits de richesses au-dessus des cimetières, et qu’il n’en restera plus de cercueils pour enterrer ceux qu’on aime parce que le deuil aura été vendu!

C’est toujours quand je suis en présence de quelqu’un que les poux se manifestent, plus ardents que jamais, et que je n’ose pas dire les images de ma tête; toujours quand les images me grignotent les nerfs que les petites pattes de poux me chatouillent les côtes d’un côté qui n’est pas drôle; toujours quand les yeux de gens se rivent sur moi que l’envie me prend de me noyer de la tête aux pieds dans un bassin de vinaigre. Il y a trop d’humains qui fouillent ma terre! Trop d’amis qui n’en sont pas! Trop d’entre eux qui sont des ennemis! Trop de moineaux qui picorent mes graines à moi! Sésame! C’est seul que je me sens le mieux! Ouvre-toi! Je me suis ouvert plus de quarante fois... Sésame! Et c’est encore seul que je me verrai ouvert...



4 février 2014

Volière

Et je retrouve mes mots comme dans un dictionnaire que j’aurais écrit il y a longtemps de ça quand j’avais cent ans et que je me faisais croire que c’était possible de naître avant que d’être né. Certains des mots ont été marqués en jaune, souvenir d’une couleur qui n’appelle plus à rien; d’autres ont été biffés en vert; d’autres encore, soulignés par un trait rouge qui en cache la définition, me remémorent une peine pour laquelle j’ai dû chercher trente fois le mot volière.

De ce mot volière encerclé à l’encre bleue s’élance une flèche qui de page en page rejoint un mot et puis un autre, cela comme les étoiles d’une constellation qu’il faut relier sur un plan astronomique. Je tourne les pages du dictionnaire et y trouve ici et là le début d’une histoire que j’avais achevée mais dont la fin m’échappe encore; ici, là, la fin d’une idée dont j’avais raté l’invention. Plus je tourne, plus je me vois étourdie l’envolée des poissons au-dessus des chaloupes, dans la gueule du temps que j’ai provoqué, le piège des mots et de leur frayeur. Il y a dans les mots l’horreur et la peur, dans les mots le labyrinthe et les chemins inextricables, le verbe et sa proie, le sujet et son âme.

Dans ce dictionnaire, je recommence à défricher mes terres abattues. Je marque au crayon rouge les mots que j’utilise et m’assure comme un Petit Poucet de ne pas revenir demain sur mes propres pas. Il faudrait, du mot volière, tracer une autre flèche qui mènerait à la fin. Je tourne les pages. Furie. Folie. Les pages comme des ailes de pigeons dans un champ de croûtons. M’y voilà sans que jamais mon crayon n’ait quitté sa flèche, sa cible : « Fin. » Point d’arrêt. Limite d’un phénomène dans le temps. Je referme l’ampleur de mes mots comme un cartable décevant. Un cartable d’images qui n’aboutira jamais au sens que je lui [en] veux. Ma seule option, à présent, demeure dans le geste. Fermer le dictionnaire. Ne plus l’ouvrir. Car si je le relisais un jour, par quelle idée imbécile encore pourrais-je me justifier de dire que de mots vous en avez déjà lus de plus abstraits? Voilà ce que j’ai fait. J’ai fermé les mots, attendu que les voix s’appellent d’elles-mêmes.

***

- Veux-tu aller jouer dehors? et jamais je n’aurais cru, à l’âge que nous avions, quelqu’un capable de me poser cette question-là de vive voix. On va patiner! Je vais t’apprendre si tu sais pas!

Non seulement je ne savais pas, je ne savais plus; je n’y avais encore jamais pensé.

29 janvier 2014

Comme on dit

L’ennui, comme une réflexion devant un miroir qui te dit qu’il ne parle plus depuis que tu t’es vu en lui, mêle l’impossible de dire une chose au possible d’être quelqu’un d’autre. L’ennui, je voulais dire l’envie; on ne peut pas s’ennuyer sans envier et l’envie est le vrai sujet de mon exposé. L’envie comme un secret qui te veut du mal, ce n’est pas vraiment un exposé. C’est une façon de parler. Les phrases complexes peuvent cacher des vérités plus simples, une manie de parler aux objets par exemple, et par exemple je voulais dire laisser tomber un vase sur de la céramique. Les bris brisent, ça brise, enfin; mon type de fromage préféré est le brie et c’est ce que je tente de dire.

La pâte de ce fromage-là est plus molle qu’un Oka et ça me fait plaisir quand les choses se laissent couper sans résistance. Si tous les objets étaient mous comme du brie, je pense que l’odeur de la vie serait un petit moins désagréable, je veux dire que ça ne puerait pas tant que ça. Des gens parfois tentent de me faire dire ce que je ne dis pas. Ils mettent des mots dans ma vie et, la vie comme un épluche-patate dans un champ de maïs, je trouve inutile de mettre des pommes de terre dans un potage et c’est tout ce que je dis là, sans plus. Il ne faudrait pas croire que le suicide de mon frère m’ait traumatisé; croire comme un frère de l’église je veux dire. Les prêtres et le corbillard. Et la grosse chaise dorée aussi. Des gens essaient de me mettre l’ennui dans ma bouche. Je ne parle pas d'ennui. Je ne parle pas d'envie de rejoindre qui que ce soit. Le deuil comme un cercueil qui ne s’ouvre pas, les fleurs dans les enterrements ne sont jamais des pissenlits. J’aime les pissenlits. J’aime les pissenlits. C’est juste ça que j’essaie de dire.

28 janvier 2014

Les sans-tête

Ils portaient tous une tête de mascotte par-dessus la vraie tête qu’ils avaient. Tout dépendant de l’heure à laquelle ils s’étaient présentés à la porte du salon lounge, le portier leur avait offert une tête d’éléphant, de renard, de cheval, enfin; tandis que certains étaient affublés d’une tête de chat mignon, d’autres moins chanceux étaient tombés sur une tête de porcelet. C’était le cas de Paulee, une femme de vingt-neuf ans qui portait humblement le groin.

Elle savait qu’il s’agissait d’un jeu. S’il n’y avait pas eu d’argent à faire au terme du concours, elle n’y serait pas allée. À l’entrée du salon, avant que la tête de porcelet ne vienne restreindre sa vision aux deux petits trous qui lui serviraient d’yeux, le portier avait enduit son visage d’une pâte rouge très épaisse. La pâte avait la propriété de bleuir au contact de l’air froid. Dans le salon, des climatiseurs tempéraient l’ambiance à près de dix degrés sous zéro. Ainsi, pour que la pâte sur ses joues se mette à bleuir, Paulee n’avait qu’à retirer sa tête de porcelet. À la fin de la soirée, celui dont la pâte était la plus bleue remportait le grand prix.

La difficulté du jeu consistait en ce qu’il fallait réussir à se bleuir la pâte du visage en ôtant notre tête animale sans qu’aucune autre personne n’en soit témoin. Du moment qu’on voyait quelqu’un en train de se rafraîchir les airs sans sa tête, on le photographiait avec notre téléphone, puis on le dénonçait au juge de la soirée. Le juge s’appelait Miknassiet. Il était sévère. Disons que la qualité des photos n’était pas un de ses critères quand il parlait d’éliminer un participant du jeu.

Paulee portait sa tête de porcelet depuis une bonne heure déjà quand une vache est venue lui proposer d’aller aux toilettes.
- Dans les toilettes, ils ne nous verront pas! la vache disait. On pourra se départir de nos visages laids et se bleuir comme il faut!
- Je ne sais pas... avait dit Paulee. On ne sait pas à quelle heure exactement Miknassiet décidera que la soirée est terminée. Ça ne sert à rien de se bleuir la pâte maintenant si la soirée se termine dans deux heures...

La proposition de la vache semblait bizarre aux yeux de Paulee. Elle ne connaissait pas la vache et, bien qu’elle lui parlait, elle n’aurait pas su dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Plus tôt dans la soirée, elle lui avait demandé son nom et la vache avait dit « meuh ». Tout cela ne sentait pas bon. Enfin, tout le monde jouait de ruse et on commençait déjà à montrer des photos au juge qui en éliminait quelques-uns. Les sans-tête finissaient au bar et prenaient un malin plaisir à se faufiler dans le jeu pour aider certains de leurs amis. Vers minuit, un renard a abordé Paulee pour lui offrir de changer de tête avec elle. Il disait en avoir marre de l’opinion des autres qui le jugeaient comme si l’hypocrisie était écrite dans sa face.
- T’es chanceuse d’avoir pigé le porcelet! Avec un groin, t’as l’air moins menaçante!

Mais encore une fois, elle n’avait pas bronché. Elle a gardé son groin jusqu’à ce que la vache revienne vers elle. Il n’y avait plus alors qu’une dizaine d’animaux en jeu. Les trente autres participants avaient été démasqués, leurs têtes empilées dans un bac pour la soirée du lendemain. La vache a renchéri sur son projet de s’isoler aux toilettes :
- J’ai parlé au serveur du bar! Je l’ai payé pour le faire parler. Il m’a dit que Miknassiet avait l’intention de sonner la fin de la soirée dans dix minutes! Viens avec moi! Pourquoi tu veux pas? Ta pâte doit être vraiment rouge! Viens!
- Et qu’est-ce qu’on fera, dans dix minutes, quand la cloche aura sonné et qu’on sera tous les deux en train de se bleuir dans les toilettes? Qui de nous deux remportera la partie si nous sommes égales?
- Égaux, a dit la vache... Le masculin l’emporte...
- O.k. Tu avais un petit peu une voix de fille.
- Va chier.
- Vas-y d’abord et je te rejoins dans deux minutes.

Paulee a eu l’air de céder au plan de la vache qui la suppliait d’adhérer au plan des toilettes, mais on dira qu’elle a bien su tromper tout le monde. Elle est plutôt allée voir le renard pour lui dire que « y a une vache sans tête dans les toilettes qui attend juste ça que tu ailles la photographier ». Le renard ne se doutait pas que la vache allait jouer dur. Les deux se sont battus, se sont arrachés leurs têtes, se sont photographiés et ça a été leur fin vis-à-vis le juge. La soirée s’est terminée comme ça. Il ne restait plus que Paulee qui portait encore le déguisement. Elle, qui pourtant n’avait jamais ôté son groin, a été la première surprise de demeurer seule animale dans le salon. Quand Miknassiet a soulevé la tête du porcelet pour juger de la couleur de son visage, il a dit « c’est donc ben rouge c'te pâte-là ». Et c’est comme ça, sans plaisir, que le juge s’est vu dans l’obligation de remettre à notre gagnante un billet pour le Cirque du Soleil.

27 janvier 2014

Les liens de salive


C’était l’année passée. J’avais huit ans. Je m’en souviens. Maman était partie en voyage à Montréal. À l’école, Juny n’arrêtait pas de me demander de lui cracher dans la bouche. Elle aimait ça, Juny, boire la salive des autres. Peut-être qu’elle avait une maladie et que ses glandes n’en séquestraient pas assez de la salive comme tout le monde, c’est ce que je me disais, qu’il lui fallait boire la nôtre pour survivre. Alors c’était comme ça, à la récréation, elle s’agenouillait dans le coin des clôtures. Elle ouvrait sa bouche bée et les garçons étaient d’accord de lui cracher dans la gorge à tour de rôle jusqu’à ce que ça déborde. On ne se posait pas beaucoup de questions. Elle riait tout le temps, sauf à la fin de la récré, quand elle avalait. Ses narines ouvraient très grand et ses lèvres pliaient vers le bas. Au son de la cloche, elle essuyait son menton avec son bras ou sa manche, se relevait et s’en retournait vers les portes de l’école en longeant la clôture. Ses doigts, comme une hélice derrière un bateau j’ai déjà vu ça, vibraient sur les petits losanges métalliques entrelacés de la clôture.

Dans la classe, on riait un petit peu d’elle. C’était surtout les deux Martin qui riaient. Quand le professeur avait le dos tourné pour effacer les mots du tableau, ils crachaient sur les cheveux de Juny. Ça ne devait pas être agréable. Elle se grattait souvent le crâne comme si ça lui démangeait. C’était stupide, je dis. Elle voulait boire de la salive, mais c’est avec la bouche qu’on boit, pas avec les cheveux. En tout cas, moi je sais que dans la piscine, quand j’ai soif, je continue d’avoir soif même si j’ai la tête sous l’eau. À moins que je boive l’eau de la piscine, là ça va, mais maman dit toujours qu’il ne faut pas la boire parce que mon frère fait pipi dedans.

Dans le mois de juillet, il n’y avait pas beaucoup de nuages. C’était les vacances et maman était dans son voyage. Juny m’a texté quelque chose qui voulait dire « allô et est-ce que je peux venir chez toi parce qu’il fait chaud et que tu as une piscine ». Elle n’était pas mon amie, je peux dire ça que je n’en ai pas vraiment des vrais, mais qu’elle est venue se baigner quand même. Mon frère a été gentil avec elle parce qu’il est plus jeune que moi, qu’il ne la connaissait pas et qu’elle portait un petit maillot qui le faisait taire. Papa a été gentil aussi. Il a fait cuire une pizza avec des poivrons verts dessus. Je n’aime pas les poivrons sur la pizza. Ça se peut, je veux dire, de ne pas aimer les poivrons. Mon frère a mangé toute la pizza. C’est parce qu’il est un peu obèse. Surtout l’été.

Dehors, près de la piscine, Juny m’a encore demandé de cracher dans sa bouche. Je trouvais ça embêtant de le faire comme à l’école une corvée qui me rappelait l’école. J’ai dit « ah non là, Juny, j’ai pas envie, il fait chaud et je n’en ai pas à te donner ». C’est papa qui s’est proposé de cracher à ma place. Je ne pouvais pas dire ce qui était le bien ou le mal dans tout ça parce que, moi, j’apprenais le badminton à mon frère qui tenait sa raquette à l’envers. C’était frustrant que ses maudits petits doigts restaient coincés dans le quadrillé de la raquette et j’étais occupé à ça. Je n’ai pas vraiment vu que papa crachait dans la bouche de Juny, mais je le crois qu’il l’a sûrement fait pour se venger de maman qui l’avait quitté pour le voyage à Montréal...

Je pensais que Juny avait le problème des glandes, je l’ai déjà dit, et la salive de papa comme un remède, je ne pouvais pas savoir qu’il allait profiter. Il a baissé son pantalon à un moment que je n’ai pas vu, et je ne sais pas il est où le lien d’avoir fait ça, je vais te le dire que je ne comprends pas. Qu’après ça, Juny ait raconté l’histoire à ses parents, et que la police soit débarquée avec leurs nénuphars sur les toits de voiture, les lumières bleues et rouges, le grand émoi et le branle-bas, je pense que maman a été furieuse d’apprendre tout ça. Elle vient parfois nous embrasser, surtout le week-end, mais on ne peut pas dire qu’elle soit revenue de son voyage. Elle dit qu’on va déménager mais que ça ne se fera pas avec elle parce qu’elle a fait des tentatives. Ça ne se fera pas non plus avec papa. Quand il est en procès, une femme bien habillée vient faire la nourriture. Je ne l’aime pas. Elle achète toujours des poivrons et je n’arrive pas à me retenir de cracher dans mon assiette. Et Juny, elle n’a toujours pas répondu à mon texto...

JUNY, ARRÊTE DE OUVRIR TA BOUCHE PCQ IL EN SORT DE LÀ DES CHOSES AUSSI TERRIBLE QUE CE QUI ENTRE.












22 janvier 2014

Nicence

J’ai eu une amie, une fois. Elle s’appelait Nicence. Son loisir à elle était de se couper la peau des bras. Avec un couteau. Elle se dessinait des croix, des losanges, des carrés, des étoiles. Les formes cicatrisées laissaient sur sa peau des marques qu’on aurait dit des codes. J’avais demandé à cette amie-là pourquoi elle n’en faisait jamais de marques en forme de cercle:
- Pourquoi jamais un cercle?!
- Parce que c’est trop difficile de faire un cercle avec un couteau!
- Les magasins, moi j’avais dit, les magasins en vendent sûrement un emporte-pièce qui te couperait la peau en forme de cercle! Si tu veux je t’achète ça à ton anniversaire c’est quand!
- Dans dix jours...

J’ai toujours encouragé les autres à poursuivre leurs projets, de vie ou de mort, et de toutes les choses que je ne différencie pas. Si quelqu’un a besoin d’une corde pour se pendre, je suis le premier à courir la lui chercher! C’est mon dire, que c’est important d’épauler les autres dans leurs projets sans les juger que ceci est mal ou que ceci est ordinaire. Il y a toujours le mal qui mène à la mort et l’ordinaire qui fait la vie. Je n’ai jamais su prendre position dans ce qu’il y a de mieux. Mon but unique est d’aider les autres à s’achever dans leurs plans. Comme un vrai ami, ou du moins, de ce que je connais de l’amitié.

Nicence est décédée le jour de son anniversaire. C’était triste de voir autant de bouquets de fleurs que je n'en avais jamais vu autant chez le fleuriste. C’était terrible parce que je n’ai jamais pu lui offrir mon emporte-pièce en main propre. C’était un anneau dentelé qui aurait pu lui en arracher une sacrée couche de peau. Les raisons de sa mort ne sont pas importantes; c’est important de savoir que des responsables l’ont séquestré à la morgue beaucoup trop rapidement. Et quand j’y suis allé demander aux spécialistes si je pouvais voir mon amie que j’avais eu une fois, ils m’ont répondu non tu n’entres pas dans la morgue sans mandat. Je n’ai jamais eu autant l’envie en dedans de moi de frapper la secrétaire, de lui faire ravaler ses stylos et d’écrire dans sa gorge. Enfin, je n’ai jamais pu tracer sur la peau de Nicence le cercle que mon emporte-pièce aurait pu laisser sur elle une marque d’amour.

Suite à sa mort, j’ai commencé à utiliser l’emporte-pièce sur moi. C’est très vrai que l’anneau dentelé fait des cicatrices en forme de cercle. Si ma femme savait ça. Je pense qu’elle ne serait plus ma femme et qu’il ne m’en resterait pas des tas de solutions pour régler tout ça.

19 janvier 2014

Les vrais malades

Tous ceux qui fument la cigarette devraient consulter un psychologue. Ce n’est pas sain de s’abîmer volontairement la vie. C’est de l’autodestruction. Ceux qui se rongent les ongles aussi, on devrait leur prescrire des médicaments contre l’anxiété. Et à ceux qui prennent trop de médicaments, leur prescrire des médicaments pour qu’ils arrêtent d’en prendre. On se le dira. Ces gens-là ne sont pas sains d’esprit.

Ce n’est pas sain non plus de manger du poulet. Ceux qui mangent du poulet n’ont aucune pitié pour les animaux. Et quand on n’a pas d’empathie envers les animaux, c’est qu’on a un problème entre les deux oreilles. On ne peut pas accepter de manger des animaux morts comme ça. C’est comme ceux qui laissent mourir leurs plantes parce qu’ils oublient de leur donner de l’eau. Ils jettent la plante aux poubelles et s’en achète une autre comme si les fleurs n’avaient pas de sentiments. De vrais malades je dis. Ces gens-là ne conçoivent pas le sérieux de la mort. Ne leur confiez pas vos enfants, ils les laisseront mourir de soif... Ils sont rares aujourd’hui les gens qui, comme moi, n’ont pas de maladies mentales. Les gens mangent mal et boivent de l’alcool, si vous saviez... Chaque soir, ils en boivent. Mon neveu me disait l’autre jour qu’il lui arrivait même de boire seul. Je lui ai dit de consulter un psychologue.
- Pourquoi consulter? qu’il m’a demandé.
- Eh bien parce que tu as un problème de boire mon pauvre petit neveu! Tu n’es pas bien dans ta vie!
- Mais je me sens bien.
- Non tu ne te sens pas bien. Je le sens dans tes mots que tu as bu et que tu pars sur la dérive!
- On dit « à » la dérive, pas « sur » la dérive.

Et comme il tentait de me faire la leçon sur les mots, je savais qu’il avait perdu toute sa carte. Il avait beau dire que ça le rendait joyeux de boire un gin sur glace, je n’en croyais pas un sou. C’est comme le vétérinaire qui prônait les vertus de l’euthanasie quand mon chat agonisait l’automne dernier. Il me disait que ce n’était pas gentil de laisser mon chat rendre son dernier souffle dans la souffrance. Eh bien, que je lui ai dit, si ce n’est pas normal de souffrir quand on finit de vivre, je me demande bien pourquoi alors vieillir jusque là! C’est ce que je lui ai dit. Les gens sont de vrais malades qui tentent d’éviter les souffrances dans tous les moyens. Ils se gavent de nourriture dégueulasse même s’ils connaissent les dangers du gras et du sucre. Si ce n’est pas de se tuer à petit feu que d’aller au fast-food, je me demande bien ce que c’est! Hein! Ils en méritent tous une bonne dose d’intelligence dans le cerveau, c’est ce que je pense! L’autre soir, alors que j’étais tranquille à la maison en train d’écouter une reprise de ma série télé préférée, le téléphone a sonné. C’était mon neveu qui m’appelait pour me dire qu’il pensait à moi et qu’il m’aimait! Non mais, à vingt-trois ans, ça prend bien un malade pour dire ce genre de choses à sa tante de cinquante-deux!

J’ai raccroché. Gérard était sur le point d’embrasser Lucie dans la télé. Pour rien au monde je n’aurais voulu manquer ça.

18 janvier 2014

Les pôles électriques

comme un nu sans peau
pour ne pas dire ce que l’été mord
les gens me puisent
squelettes et morts
ils sucent ma viande



Tout le monde savait qu’il y avait de l’électricité dans le corps de Julianne. Beaucoup d’électricité. Assez d’électricité pour éclairer le Mexique au Nouvel An. Ses parents ont été les premiers à s’en rendre compte. Chaque fois qu’ils lui faisaient prendre un bain, une sorte de court-circuit se produisait au contact de ses pieds dans l’eau. Un frisson la parcourait et c’était drôle, je dois dire, qu’on riait de ce frisson-là qui la décoiffait. On ne se doutait pas du danger qui la guettait. Un jour qu’elle s’était écorché un genou en vélo, on avait voulu nettoyer sa plaie dans la baignoire. Le court-circuit de son sang dans l’eau avait été tel qu’il avait fallu la transporter à l’hôpital. Quand les médecins l’ont branchée à la machine d’assistance respiratoire, c’est la machine qui s’était mis à faire un bruit de poumon qui prend vie. Cette fille-là n’avait pas besoin d’être branchée. Tous les objets électriques survoltaient à son contact. Même la lampe au chevet de son lit d’hôpital scintillait par moments. Cette lampe-là avait pourtant cessé d’éclairer en 1952 après que l’infirmière, décédée aujourd’hui, en avait frappé l’abat-jour pour tuer une mouche elle aussi décédée aujourd’hui.

Tout ça pour vous expliquer que Julianne avait 16 ans quand la grande panne de courant a plongé la ville dans le noir. Son frère était en train d’écouter un match de hockey. Il a eu alors l’idée de creuser un petit trou dans la chair de sa soeur pour y brancher sa télé. Sa télé s’est rallumée aussitôt. Ainsi, il a pu voir la fin du match et c’est grâce à lui si on sait aujourd’hui que les Rangers l’avaient emporté 5 à 1. La panne a duré dix jours. Peu à peu, c’était devenu le réflexe d’aller voir Julianne pour nos petits besoins électriques. Sa mère lui avait même fait une incision sous le bras pour brancher le grille-pain. Les rôties du matin, c’était une routine sacrée. On ne peut pas s’élever contre ça. Avant de les tartiner, on rendait grâce à la Sainte-Génératrice qui commençait à perdre un peu de sang.
- Merci Julianne! T’es une sainte! Est-ce que tu veux une rôtie avec de la confiture dessus?
- Je n’ai pas faim, qu’elle disait, couchée au sol.

On a sorti de très longs fils pour rabouter tous les appareils de la maison au corps de la génératrice humaine qu’on avait là au milieu du salon. Même le voisin est venu se brancher. Il faut dire qu’un vent froid balayait le village et que la température avait passablement chuté. La femme du voisin commençait à souffrir d’hypothermie. Elle était très malade, de cela il faut tenir compte, et c’est par pitié que les parents de Julianne ont accepté de prêter leur fille. Par pitié et pour faire de l’argent, il faut le dire. Pour se brancher, c’était dix dollars par jour qu’il fallait verser à la famille. Bientôt, du corps de Julianne sortait quantité d’extensions colorées qui alimentaient toutes les maisons du quartier.

Au cinquième jour de la panne, Ottavio, le vieil oncle de la bibliothécaire, est venu brancher son pénis dans la bouche de Julianne. Ça a créé un émoi. Il faut le dire. Personne n’était d’accord avec le geste, mais comme il avait donné vingt dollars au lieu de dix, personne ne pouvait vraiment s’élever contre ça. De toute façon, il ne s’est pas branché plus longtemps qu’une minute ou deux. Au sixième jour, avec l’argent qu’elle avait amassé, la mère de Julianne a payé à sa fille du ruban électrique en guise de pansements. Il en fallait beaucoup pour ne pas que les fils se touchent. Quand les courants d’un voisin se mêlaient à ceux d’un autre, il y avait des flammèches et notre génératrice gémissait un peu. Ses yeux tournaient au blanc et personne n’aimait voir ça. On aimait qu’elle ait des yeux comme tout le monde. Elle était spéciale, on le savait, mais on la prenait comme si elle faisait partie de nous.

Au neuvième jour, on a décidé de hisser Julianne dans les airs, attachée à une structure de bois sur le terrain devant la maison. La structure était pratique. Toutes les surfaces de son corps pouvaient ainsi être exploitées, sans discrimination, et les voisins qui commençaient à se brancher dans son dos étaient ravis qu’elle ne soit plus couchée dans le salon. Tout cela pour la survie du quartier dois-je le rappeler. Il y avait quelques vicieux qui payaient très cher le branchement de leurs machines à café dans les mamelons de Julianne. Ils buvaient leur café en observant le spectacle électrifiant et s’en retournaient comme si c’était normal de boire du café à des heures aussi tardives. Ottavio revenait aussi, souvent, avec de plus en plus d’argent. Je pense qu’il empruntait l’argent à sa femme. Il payait cinquante dollars, branchait son mélangeur dans le trou du vagin, caressait un peu les lèvres, se faisait un potage avec des pommes de terre et des poireaux, dégustait tout ça... Je trouve que ses doigts mettaient beaucoup de temps à débrancher le cordon. La panne avait plongé le quartier dans le noir, mais jamais on n’aurait cru que le noir aurait été aussi noir. On pouvait très bien voir les travers des uns, la perversité des autres. La noirceur, on ne la voyait pas.

Au dixième jour, le frère de Julianne en a eu assez. Il n’y est pas allé par quatre chemins. Il a tiré sur les jupons de sa mère et lui a dit :
- Maman c’est injuste tout ça n’est pas normal! Pourquoi est-ce que moi je dors dans ma chambre mais que ma soeur dort sur une structure en bois?

Il n’était pas bête. Voyant que sa soeur dormait toujours sur la structure, il avait le plan de prendre sa chambre. La chambre de sa soeur était beaucoup plus grande et, en plus, elle avait deux fenêtres. C’est vrai, il aurait été fou de ne pas en profiter. Il s’est lui-même déménagé d’une chambre à l’autre et, quand est venu le temps de transporter sa télé, il a dit à sa mère :
- Je vais débrancher ma télé deux minutes! Laisse pas quelqu’un d’autre se brancher à ma place maman je te fais confiance!

On dira que sa télé était branchée depuis un certain temps. Neuf jours. Disons que, autour du fil de la télé, et même par-dessus la fiche, la peau de sa soeur avait commencé à former une sorte de gale. Quand il l’a débranchée, d’un coup sec, une large section de peau s’est arrachée, de la hanche jusqu’à la cuisse de Julianne qui a crié comme si on venait de lui arracher un bras. Les gens autour, effrayés par le cri de douleur, ont voulu soudainement quitter l’endroit et débrancher leurs appareils. C’est comme si on venait de comprendre qu’on avait profité de quelqu’un. On se retirait. On tirait sur nos fils : plouc! plaf! Les cordons volaient comme des lassos au-dessus des vaches, tombaient dans des flaques de sang. Le sang pissait de par tous les trous! Les moins dégoûtés enroulaient leurs extensions visqueuses autour de leurs bras. La maman épongeait le corps de sa fille avec des serviettes pour cesser les hémorragies. Chaque trou demeurait béant comme une paire de lèvres prête à cracher l’excédent. Comme une pieuvre à qui on aurait arraché les tentacules, Julianne restait là, sur sa structure, tandis que tout le monde fuyait. Seul Ottavio revenait parfois pour caresser le corps boursouflé de la jeune fille, pour lécher ici et là entre ses jambes les coulisses de sueurs rouges.

C’était terrible. Terrible. Je n’ai pas d’autres mots. Terrible parce que, suite à cela, on a dû passer une journée entière sans électricité. On peut dire que Julianne a bien su se venger, car même si elle est aujourd’hui morte et enterrée, on pense encore à cette sorcière de malheur chaque fois qu’il y a une panne ou que le Wi-Fi rentre mal.