Ma mère, j'ai tant de choses à dire à son sujet, et vous
m'excuserez d'en parler si souvent, vous qui l'avez à peine connue,
j'imagine votre désintéressement à l'égard de mes mots quand ils
débutent par un appel à ma mère, vous connaissez la suite, mes mots
redondonnent à n'en plus finir et je doute que vous en retiriez quelque
chose, sinon qu'une vaine explication du deuil inconnu d'un enfant qui
n'a plus sa mère, puisqu'elle est morte, je ne vous annonce rien, il n'y
a pas de punch, si vous en espériez un, il aurait fallu que vous lisiez
les romans en librairie, d'ailleurs je ne comprends pas ce que vous
faites là à me lire tandis qu'il y a tant de grands romans à lire, tant
de vrais auteurs, de vraies histoires à gober, à assimiler au point de
les retenir par coeur et de les raconter à vos enfants à vous, vous,
pères que vous êtes, pères déjà pères ou pères en devenir, car
avouons-le, la différence est mince entre une mère et un père, sinon que
chez l'une le cancer se présente dans le sein et chez l'autre, la
prostate, je le dis à titre d'information, je ne m'y connais pas, mais
n'empêche, vous m'excuserez de me répéter, j'ai tant de choses à dire au
sujet de ma mère que vous m'excuserez, encore une fois, mais il viendra
un temps où la vôtre aussi sera morte, et vous aussi vous aurez envie
de parler d'elle, et d'expliquer cette manie qu'elle avait de perdre ses
lunettes et de les retrouver sur son nez, et de ses recettes qu'elle
croyait avoir inventées alors qu'il y avait une raison pour laquelle
elles n'avaient pas été inventées, et c'était qu'elles étaient
indigestes, et ses jeux préférées, ses casses-têtes, ses cartes à jouer
devenues huileuses à force de se les passer sur une table trempée de
bols à soupe, sa toux, son asthme, sa vie, sa mort dont elle n'est pas
encore au courant et qui j'espère, ralliera les troupes, fera parler,
même si je n'ai pas de drapeau et qu'il n'y en aura peut-être jamais, en
vérité, sauf pour la lune, on ne fournit jamais de drapeaux parce
qu'une morte, ce n'est rien, ça crève et ça s'enterre, sinon ça
s'incinère, dans un feu de joie dont on récolte les cendres qu'on pleure
entre fils & filles, et ça se hume en privé, le dimanche
après-midi, les narines collées dans le fond de l'urne, dans la honte
d'avoir oublié d'avoir assez aimé, et puis on oublie, mort après mort,
que la mort d'un autre effacera celle de l'autre, et que chaque nouvelle
souffrance guérit la précédente, même si on lit pour ne plus guérir,
même si le deuil nous fait écrire en malades et qu'on espère que ceux
qui nous liront y penseront à deux fois avant de balayer du revers de la
main le texte d'un auteur qui, d'emblée, s'excusait de parler de la
mort de sa mère, le deuil ne se guérit pas. Il arrive parfois qu'on
souffre moins que hier et puis c'est tout.
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