12 novembre 2010

Quand la lune frôle

Je suis le jeune qui écrit. Je m’ancre dans la littérature. Chacune de mes lettres est une avancée remarquable pour tous mes écrivains contemporains. J’innove. Chacune de mes lignes est un document sur la façon dont les gens de mon époque vivaient. Mon paragraphe, c’est un manifeste. Je revendique. J’éclaire. J’ai repensé la perspective. Elle est à cheval sur l’everest, assise sur un angle. Elle a mal au cul. Je l’ai rebaptisée Josef Perspection. 

La perspective a un anus. Et elle se gratte constamment. Je le revendique.

Dans dix, cent, mille ans, ils retrouveront ce manuscrit. Ils liront ça. Ils verront ça. Ils. Eux. Les hommes du futur. Blindés dans des scaphandres. Ils enlèveront leurs thermopompes qu’ils ont de vissés dans la bouche et s’écrieront : eurêka une relique. 

Ils parleront de moi. Ils feront une étude sociologique du narrateur. L’un d’eux parlera d’herméneutique, probablement. Il en parlera trop longtemps et manquera presque d’air. Il saisira le boyau qui lui pend au bout du menton et le tiendra devant sa bouche. Il inspirera profondément, mais aucun gaz ne se rendra jusqu’à ses poumons. Il demandera à son ami Rwdhn de rebrancher son boyau. Ledit Rwdhn fera un petit acte de bravoure et tout le monde survivra. Cette péripétie n’aura servi à rien. À rien du tout. 

Tout le monde ne changera pas. Il est heureux. Je suis un produit de l’ancien temps. Le jour, j’imprime mes manuscrits. Mon dernier roman s’intitule Achever les chèvres. J’en ai imprimé douze cent exemplaires. Je n’ai pas fait ça pour les vendre. La nuit, je creuse des trous dans les forêts des Laurentides. J’ai fait douze cent trous la semaine dernière : dans chaque trou, j’enterre un exemplaire. On ne sait jamais où les hommes du futur iront fouiller. Je doute que les bibliothèques existent encore dans mille ans. Si je veux être lu, j’ai plus de chances avec mes trous de forêts qu’avec les maisons d’édition.

Achever les chèvres. Pour un archéologue du futur, ça sonne probablement comme « Aque vers laisse quai vresse »... ou comme quelque chose qui a été écrit dans une langue qui n’existe plus. Ça prendra des chercheurs pour traduire ce que j’écris... Et ça prendra des diplômés pour les lire... Moi, j’ai toujours voulu écrire simplement... dans l’espoir que tous me comprennent, même ceux qui n’ont pas d’éducation... 

Maison. Transport. Terre. Baleine. Tortue. Même si j’essayais d’écrire des mots indémodables, il y a toujours une chance que ces mots deviennent Casa, Transair, Earth, Balène ou Torte... Je suis le jeune qui écrit et à qui l’on demande s’il veut être écrivain. Moi, écrivain? En réalité, je n’éclaire pas plus qu’une toute petite lampe de poche balancée dans l’univers, en orbite autour de la lune. Les gens me confondent souvent avec les mouches. Je ne suis pas remarquable. J’écris quelque chose qui sera, un jour ou l’autre, effacé. 

Je ne veux pas être écrivain. Je déteste les écrivains. J’écris parce que j’y suis obligé. Je suis une mouche qui tient absolument à parler en silence. Et cela se fait avec les mots. Mais pour rien au monde j’accepterais d’entrer dans l’histoire triste de l’écrivain qui écrit sans se soucier qu’il n’existera plus dans mille ans.

Le cerveau de Pluche Crève

Je n’ai pas perdu la tête je la sens encore. Les souvenirs frappent fort, à mort, à ma mémoire : mon père m’a cloué sur le divan, m’a renié parce que je suis homosexuel et parce que j’ai une barbe. Quant à ma mère, je me souviens vaguement d’elle, soûle, qui joue aux cartes sur les bardeaux du cabanon et qui m’en veut de ne pas lui avoir téléphoné. Elle pleure. Mais elle chante avec le sourire. C’est Céline Dion. Je ne me souviens plus de ma mère, ni de Céline, mais je ressens encore quelque chose de déchirant. 

Je me souviens d’un tas d’autres choses intactes. Je sais encore très bien faire la différence entre deux et quatre font deux. Et les chiffres de pi, je peux vous les citer tout haut par coeur, trois, virgule, et puis c’est le genre de choses qui ne se perd pas. Quand toute votre vie vous avez couru sur des neurones, et quand toute votre vie le tricycle manquait de pédales parce que vous rouliez plus vite que le soleil!... C’est comme moi. Les tests médicaux, les opérations ; j’ai la cuisse en furie parce qu’ils me balancent une tige d’acier longue de vingt mètre de l’aine au cerveau chaque soir et je rêve fluo. Enfin. Leurs liqueurs radioactives, ce que ça peut faire.

Un accordéon s’est déplié dans mon cerveau. La secousse des branches à vent a provoqué un big bang et présentement, la lumière des étoiles nouvelles interfèrent avec quelques veines importantes. J’ai un peu de pertes de mémoire, un peu de difficulté à m’articuler, dont les rotules et mes calculs mathématiques qui finissent toujours en forme de i. 

J’ai dit qu’un papillon s’était éventré dans mon cerveau. Et c’est à cause de l’opération, mais aussi à cause de ma naissance. Des veines se sont enroulées autour de mes épaules, et depuis, la gravité de mon cervelet fait tomber ma conscience dans les plis de mes bras. Chaque fois que je les plis, ça me paralyse. Mon frère, c’est autre chose. À sa naissance, le cordon ombilical l’a étranglé et depuis, il fait de l’asthme, hyperventile et angoisse parce qu’il manque d’air.

Ce qui m’inquiète, c’est qu’un jour je ne puisse plus bouger. Vous imaginez, un physicien comme moi, incapable de pointer une baguette en bois sur un tableau? Les étudiants ne comprendraient rien à ce que je raconte. Les élèves ont toujours besoin qu’on leur pointe les chiffres, et surtout qu’on note leur présence dans un petit carnet, sans quoi ils se demandent où ils sont et ce qu’ils font. Je le sais. J’ai moi-même été étudiant jusqu’à ce que ma mère décide d’être morte.

Elle est morte un soir de balai, dans le téléphone. Je lavais les moulures du plancher avec une vadrouille en forme d’essuie-tout quand le téléphone est devenu inondé d’eau. J’ai su qu’elle était morte et j’ai arrêté d’ouvrir mes livres de mathématiques. J’ignore ce que j’ai fait après. Mon frère dit que je me suis lancé dans d’autres hypothèses.

- Tu t’es lancé dans une hypothèse... On ne sait pas comment ça va finir... Même le docteur n’en sait rien...

Je n’hypothèque rien. Je doute des autres. Je crois que les médecins ont fait une erreur lors de l’opération. Ils ont touché une veine qu’ils n’auraient pas dû. Et depuis j’oublie de pire en pire. J’ai oublié maman, sur le bardeau des feuilles, récitant son alléluia en riant des bêtises, et je commence à oublier papa sur le divan, sa mâchoire sur ma barbe. Il lèche mon hétérosexualité, heureux. Je m’en souviens encore en bribes, mais je l’oublie un peu, un peu. C’est à cause de l’opération. 

Quand je dis ça, ça choque les gens. Mon frère dit non.

- Ce n’est pas à cause de l’opération, Pluche! Tu n’as jamais eu d’opération! Tu l’as refusée! C’est la dégénérescence de ton cerveau qui fait ça... Tu deviens légume... S’il te plaît... Tu devrais te faire opérer...

J’ai beau lui répondre que c’est fait, que je me souviens très bien de l’opération, qu’on m’a anasthésié, et puis ouvert, et puis joué dedans, et puis frotté une veine qu’on ne devrait pas, et puis la mousse qui est sortie de ma bouche. Il n’en croit rien. C’est la même chose que chaque fois que mon docteur m’appelle : 

- Alors, Monsieur Crève, êtes-vous prêt pour l’opération? 

Je me sauve. Je pédale aussi vite que le soleil. Je me sauve de l’hôpital pour vivre encore et quand je suis épuisé, je m’endors sain et sauf sur un gazon. Je rêve alors qu’arrive le petit jour où j’oublie ma mère qui se soûle sur un toit, et mon père cloué sur ma barbe.

Mizola Mozzarella

Elle est venue chez moi une fois, dans mon salon, on a bu des bières sur le sofa et sa tête est tombée dans son assiette, dans les saucisses je l’ai soulevée dans mes bras. Je l’ai menée tout près du lavabo pour lui nettoyer le visage, mais j’ai dû la réveiller. Elle avait la tête qui dormait dans l’eau de la toilette. Je me suis demandé ce que je faisais et j’ai embrassé sa nuque et ses cheveux mouillés d’eau de pipi. 

Je me suis appelé une pizza et je lui ai appelé un taxi. J’ai payé le taxi, averti le chauffeur, crié au revoir, danser un pas de danse, crié encore un mot d’amour, massé ma rotule droite, gratté ma nuque sèche, ouvert les yeux, comme si je voyais clair, fait semblant d’être à jeun, sorti la langue et souri. Et rentré à la maison.

J’ai léché pendant deux heures la fourchette avec laquelle elle avait terminé les saucisses que je lui avais servies. Elle s’appelait Mizola. Je lui avais dit je suis ton pepperoni. Et c’est pourquoi la pizza, et c’est pourquoi elle a vomi. 

Le livreur a sonné, crié pizza toute garnie, il faut payer, vous avez de l’argent, beaucoup d’argent, forcé la porte, déposé la pizza au pas de ma porte et moi, je devais être en train de tituber près du cadre de porte. J’ai finalement ouvert, mais c’était trop tard pour payer. J’ai eu ma pizza gratuite et crié un mot d’amour, flatté rotule, gratté nuque, mastiqué dans les airs du vent, ri un peu, pris un air triste, sorti la langue souri. J’ai grimacé. Je ne savais plus comment sentir. J’ai mangé ma pizza sur le trottoir, après avoir goûté au carton de la boîte pas très bon. J’ai jeté dans la rue tous les pepperonis de la pizza en gromelant : et la boule de pâte, c’est qui?

J’ai regardé la boule de pâte de ma pizza, froncé les sourcils, craché par terre, dit tu veux te battre, et tu me cherches boule, mordu les lèvres, balancé la tête de gauche à droite, fait passer la paume de ma main dans mon toupet, crié la lettre a et sué plus qu’à l’ordinaire tapé du pied, crié un son bizarre bougnepin tâté mes cernes. 

« Je suis épuisé, boule... »

Mes rotules faibles et les arbres qui se demandent pourquoi l’hiver et moi la mozzarella. Une pierre et j’ai bombardé le taxi de ma belle sur sa route, écrasé la tôle de l’enseigne du taxi, écrasé la tête de Mizola et le vomi qui a surgi comme d’une fourmi. 

« J’ai aucun souvenir d’elle. Elle a marché sur mon plancher mais j’ai aucun souvenir d’elle. »

Et je suis rentré et toute la nuit. J’ai léché le plancher du salon.

Les avenirs mémorifiques

Dans les océans ou les terres masseuses, je ne sais pas où est passée ma mémoire, dans la tête des chevaux ou des astres, quelque part où je ne vois jamais l’intérieur en tout cas. Quand je parle, j’oublie le fur et la mesure. Mais quand je rêve, je me souviens de tout. Je me souviens surtout de tout ce que les autres ont ri de moi chaque fois que ma mémoire s’est vidée comme un crâne vide.

J’ai dit à Clandres que peut-être ma mémoire est passée dans le béret du vieil épicier que j’ai croisé ; ou dans la vieille qui s’est acheté de la pièce de viande chez l’épicier qui est vieux et qui porte toujours un béret, et qui a vendu une viande à une vieille dont j’ai peut-être parlé un peu plus tôt. Et Clandres m’a répondu « Lance la balle. C’est la récréation et je ne veux pas perdre ma récréation à parler de ta mémoire. » 

Pour Clandres, il n’y a que deux choses qui comptent : la récréation, et puis l’autre chose, c’est un peu flou. Je crois que c’est la balle qu’il utilise à la récréation, ou alors c’est un animal qui est peut-être son animal de compagnie, qui est un chien, qui aime bien aller chercher la balle que Clandres aime lancer à la récréation. 

J’oublie tout. Je pense que je suis comme les poissons morts les yeux ouverts dans les vitrines. Les poissons n’ont pas de mémoire et moi aussi, moi aussi je veux mourir les yeux ouverts dans de la petite neige derrière une vitre. Clandres a ri de moi, que je me souviens, de ses ridules et son narquois de moqueur de sourire parce que lui s’amuse à se souvenir de tout : « Les poissons n’ont pas de paupières! Ils n’ont jamais les yeux fermés! Hihihi! Tu ne savais pas ça, Juvalien? »

Moi, quand il a dit ça, j’ai eu envie de rire parce que c’est ridicule ce qu’il a dit. Mais la professeure avait l’air d’être d’accord d’avec lui. Alors je n’ai rien dit. Pourtant, j’ai fait le test de ne pas cligner et j’ai essayé de ne pas cligner des yeux, mais mes yeux ont pleuré pour me dire que j’avais raison.

On ne peut pas être meilleur que Clandres. Il gagne toujours. Plus tard, il veut jouer dans les sports avec une balle, qu’il lancerait très rapidement, ce qui lui permettrait de gagner le match, ce qui lui permettrait de gagner beaucoup d’argent, et ce qui me permettrait de continuer à dire que Clandres gagne toujours.

Moi, j’ai répondu à la professeure que plus tard, je ne savais pas ce que je voulais faire. Elle a dit le mot pompier, mécanicien, et j’ai dit non, et Clandres a dit le mot horloger et toute la classe a ri de moi. Et je n’ai rien dit parce que je ne sais pas ce que le mot horloger veut dire. J’ai cru que ça avait rapport aux aiguilles monumentales de New York et de Londres, mais j’ai resté muet. 

La professeure a été mal à l’aise d’avec mon silence et elle a dit les mots pompier et mécanicien. Mais je pense que je l’ai déjà raconté et que c’est après qu’elle ait dit ça que j’ai dit non, et que Clandres a dit le mot horloger.

Clandres connaît tout ce qui se peut que c’est énervant : de l’année de la date de Napoléon allée jusqu’à l’arrivée de l’Australie, koalas et kangourous avec ça, et sur la littérature itou, il a la mémoire éléphanthèque. Il connaît tous les poèmes, toutes les phrases et toutes les rimes de hugo, balzac, montpassé, montaigne, et la vie de ces gens-là. D’un exemple? Il m’a raconté la vie de georges fandes qu’il a dit que ça, c’est un auteur garçon que tout le monde a cru pour une fille dans le temps mais qu’aujourd’hui, on sait que c’est un mâle mais on le lit quand même. Je trouve que ce qu’il raconte est beaucoup trop compliqué je trouve.

Moi, j’ai écrit mon poème à la professeure mais elle a dit que les mots « ignorance stupidité moquerie Juvalien ridicule » sont peut-être des mots qui riment dans ma tête, mais ils ne riment pas pour de vrai. Alors j’ai eu la note zéro. J’ai dit que zéro rimait avec nul, mais encore elle a dit que je n’avais rien compris. 

Clandres il est le seul à comprendre tout. Je ne sais pas d’où il est né, mais je crois que c’est d’une coquille dans l’océan, d’où il m’a volé ma mémoire, et d’où les poissons vivants lui ont dit qu’il s’appellerait Sixpé Clandres dans l’avenir. Mais je crois que j’ai déjà dit tout ça.

Je ne suis pas le spécialiste du temps. Je me promène tous les jours dans des mots qui ne veulent rien dire pour moi, parce que leur définition n’est jamais évidente, et ce que je dis n’est jamais évident non plus, parce que les mots que je dis, ils ont des définitions que je trouve qu’elles ne sont pas... Pas toujours... J’ai oublié le mot. 

Ce matin, j’ai dit à ma professeure que je voulais devenir horloger. Elle m’a demandé si je savais ce qu’était un horloger. J’ai répondu non. Elle m’a lu la définition du mot horloger, et j’ai trouvé que la définition n’était pas évidente (évidentes! c’est le mot que je cherchais!). Je ne me souviens plus de la définition du mot horloger, mais je sais que je veux en devenir un. 

- Tu veux vraiment devenir horloger? qu’a dit Clandres. Tu fais une bêtise! Ça n’existe plus, les horlogers! Tout est numérique maintenant!

Je ne sais pas ce que veut dire le mot numérique. Mais je ne sais pas non plus ce que veux dire le mot horloger. Ça s’équivaut, ou ça s’annule. Mais il faut bien vouloir faire un rêve. Le monde est compliqué je trouve. Dans mes rêves, je rêve d’être un poisson mort les yeux ouverts sur la petite neige. Mais en vrai, je rêve d’être horloger...

Bibola

Monsieur Bibola, Frédéric de son prénom, était un homosexuel garçon aux cheveux noirs et assez épais (je parle de l’épaisseur de son corps, de sa chevelure et de son caractère ; les trois en même temps). Il n’aimait pas les femmes, mais seulement les gens qui avaient un anus, une bouche et un pénis, ce qui correspond assez bien à la description habituelle d’un garçon je trouve.

À trente-cinq ans, Bibola était le propriétaire d’Aphis, une boutique de bijoux sur la rue Galipond à Montréal. Les gens du même sexe que lui étaient la bienvenue à la boutique, mais les femmes, il leur empêchait l’entrée et les repoussait en disant qu’un vagin ça ne sert à rien : « C’est un trou de trop, voilà ce que c’est! » À mon avis, Bibola ne voulait pas d’enfants, parce que quiconque prévoit accoucher par le trou du cul réalise que, dans ces conditions-là, un vagin n’est pas « de trop ».

Bibola ne voulait peut-être pas d’enfants, mais il les adorait. Il adorait surtout les garçons de plus petite taille, c’est-à-dire ceux de sept à douze ans. Il disait qu’à cet âge-là, tout est plus petit, donc plus étroit. Quand Bibola poussait de toutes ses forces pour entrer son pénis dans l’anus d’un enfant de sept ans, il avait l’impression d’avoir un très gros pénis et cela lui plaisait beaucoup. De la même façon, lorsqu’il voyait son pénis dans la main minuscule de l’enfant, son membre lui paraissait gigantesque. Cela procurait une immense satisfaction au gros homosexuel qui riait alors d’un rire gras, fier de sa grosseur vis-à-vis de celle du jeune maigrichon. 

En quinze ans, Bibola a abusé sexuellement de trente-deux garçons, tous âgés entre sept et douze ans. Voilà comment il en abusait sans jamais se faire arrêter par la police : d’abord, les jeunes victimes se présentaient d’eux-mêmes à la boutique Aphis en disant vouloir acheter un bijou pour leur maman. Comme ils n’avaient jamais suffisamment de sous pour payer (lorsqu’ils avaient assez de sous, le propriétaire augmentait le prix du bijou), Bibola leur promettait qu’ils n’auraient rien à payer s’ils venaient l’aider à enlever son pantalon dans l’entrepôt. 

Neuf fois sur dix, les enfants acceptaient le deal. Il faut croire que les mamans aiment beaucoup les bijoux : leurs enfants sont prêts à faire n’importe quoi pour leur en offrir à leur anniversaire. Bibola se retrouvait donc sans pantalon devant l’enfant et, rendu là, il feignait l’inquiétude : « On dirait que mes fesses ne sont pas comme d’habitude, peux-tu vérifier? » Il demandait à l’enfant de jouer un peu dans son anus et d’y entrer un doigt et, l’air toujours aussi anxieux à propos de sa santé, il suppliait l’enfant de le laisser comparer son trou de cul avec le sien. C’est là que Bibola reniflait l’anus du petit et qu’il y entrait parfois la langue, parfois le pénis, tout dépendant de l’innocence de l’enfant. 

À la fin du jeu sexuel, l’enfant sortait de la boutique avec le sourire aux lèvres, ignorant l’impact de ces nouveaux souvenirs dégueulasses que Bibola avait dissimulés sous le poids d’un bijou qui vaut cher.

***

Puis un jour, à la boutique, est arrivée Cignalée Newman, une femme que je ne trouve pas super intelligente mais qui avait réussi à élever un enfant qui semblait très bien élevé parce qu’elle l’habillait très serré dans un petit uniforme chic qu’on aurait dit un étudiant en finances. 

- Salut mon gros, qu’elle a dit à Bibola. Tu ne retournes pas mes appels alors je viens te voir directement. 

Le gros gras hétérophobe a été effrayé à la vue de cette femme qu’il prenait pour une hallucination :

- Je te croyais déménagée en Chine, avec ton Chinois...! Tu es revenue?! 

- Je suis venue te montrer ton fils, Médéric, qu’elle a dit en souriant au petit garçon en uniforme. Tu n’as pas toujours été homosexuel, Frédéric, tu m’as déjà dit je t’aime, et tu m’as déjà fait l’amour...

- C’était une erreur! qu’il a crié comme une femme. J’ai réorienté ma vie sexuelle et c’est mieux comme ça... 

- Tu te trouves normal? Tu n’as jamais pensé que la nature avait créé les hommes et les femmes pour qu’ils puissent se reproduire, et que toi, tu empêches tout ça?! 

- J’y ai pensé, mais...

- Non tu n’y as pas pensé. Tu as dévié. Tu es un dévié. L’homosexualité, c’est une erreur de la nature.

Bon, dire ça ou dire que le vagin est un trou de trop... La conversation a duré extrêmement longtemps et ce n’était pas très intéressant, parce que elle, elle n’est pas intelligente, et lui il est con. Je vous raconte l’histoire comme elle est, le plus justement possible, mais si j’étais un narrateur un tantinet plus courageux, je vous les ferais tuer sur-le-champ grâce à une bombe atomique inventée, et nous aurions la paix. Mais leurs dialogues continuaient. Elle a dit :

- Je fais du composte moi pour préserver l’espèce humaine! Mais ça ne donne rien si, de leur côté, les homosexuels ne respectent pas la nature! Si tout le monde était comme toi Frédéric, il n’y aurait plus d’enfants et l’espèce humaine n’existerait plus! 

- Et si tout le monde était comme toi, qu’il a répondu, il n’y aurait pas plus d’enfants parce que personne ne voudrait se reproduire avec une fêlée comme toi!

À vrai dire, si j’étais un très bon narrateur, je ferais en sorte qu’ils s’entretuent. Avec des couteaux ou des bijoux coupants. Et là, vraiment, on aurait la paix. De mon point de vue, le problème, c’est que je ne suis aucunement impliqué dans cette histoire. Je ne connais aucun Bibola. À mes yeux, ce n’est même pas un nom de famille. On dirait plutôt un mélange entre Bilbo le hobbit et Rocky Balboa. Quant à Cignalée, je suppose qu’elle se prénomme de cette façon parce qu’elle est venue « signaler » son homophobie. Franchement, je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je trouve que cette histoire manque de subtilités. 

***

Cignalée a arrêté de signaler son désarroi. Elle a cessé de parler et a décidé de remettre son fils entre les mains de Bibola pour l’après-midi. De toute façon, elle n’était pas venue à la boutique pour argumenter, mais plutôt parce qu’elle avait senti que son fils avait besoin de connaître son père. Elle les a donc laissés seuls ensemble dans la boutique pendant qu’elle, elle faisait du shopping dans une autre boutique dans le but de trouver une chemise blanche pour son mari chinois très gauche qui salit toujours ses chemises en préparant de la sauce pour spaghettis. 

- C’est bientôt l’anniversaire de ta mère, Médéric, a dit Bibola à celui qui vient tout juste d’être nommé

- Pas vraiment... c’est dans longtemps encore... que le petit a répondu.

- Il faut se prendre d’avance! Regarde ce bijou-là. Il est beau hein? Tu crois que ta mère l’aimerait? 

- Oui.

- Tu pourrais l’acheter et lui offrir pour son anniversaire. Je suis sûr qu’elle serait très, très contente! 

- Je n’ai pas assez de sous.

- Ah ça... ça peut s’arranger...

Et comme il l’avait toujours fait aux autres enfants, Bibola a attiré son propre fils vers l’entrepôt où, en échange d’un bijou, il l’a obligé à le dévêtir. Médéric vivait ce que trente-deux autres jeunes garçons avaient vécus : défaire la ceinture de Bibola, déboutonner son pantalon, vérifier avec le doigt si l’anus semble normal. Puis, Bibola n’a pas perdu de temps : 

- Laisse-moi comparer tes fesses avec les miennes Médéric. Tu me laisses voir? Ça m’inquiète beaucoup... Enlève ton pantalon s’il te laît. Fais ça pour ton papa.

Médéric a évidemment exécuté les ordres de son père. Il n’avait pas le choix, surtout qu’il avait juré à sa mère d’être sage et de tout faire en son possible pour être gentil devant son père.

Mais quand Frédéric Bibola, pédophile d’expérience, s’est agenouillé tout près des fesses de son fils, prêt à lécher le trou qu’il y avait, il a été pris de panique en voyant que son fils n’avait aucun trou là où tous les autres en avaient un : son fils n’avait pas d’anus. 

Aussi vite que si la police l’avait surpris, il a remonté le pantalon de Médéric et s’est efforcé d’oublier ce qu’il venait de voir. Il s’est bien efforcé d’oublier l’image de l’anus inexistant de son fils, mais jamais il n’y est parvenu. Il est ressorti de l’arrière-boutique tout traumatisé. Au même moment, un homme est entré acheter un parfum, accompagné de son fils :

- Avez-vous le parfum qu’ils annoncent à la télé? C’est fait par un couturier je crois...

- Je ne vends pas de parfum, a dit Bibola. Allez voir à côté.

Le pédophile s’est assis à son comptoir et, sans trop savoir pourquoi, s’est mis à empêcher tous les clients d’entrer : 

- Je ne vends pas de boucles d’oreilles, disait-il ; non, je ne vends ni bracelets, ni colliers! ; non je ne vends pas de bagues! Sortez d’ici!

Jusqu’à ce qu’enfin Cignalée revienne chercher son fils et qu’il ferme la boutique. Bibola ne savait pas s’il irait travailler le lendemain (mais moi je sais qu’il n’y est pas allé le lendemain), mais il savait que ce n’était maintenant qu’une question de temps avant que sa boutique fasse faillite. 

C’est dommage que l’histoire doive se terminer maintenant, car c’est à ce moment-là (à la toute fin), que Bibola commençait à avoir un peu d’humanité. Il avait décidé qu’il voulait se rapprocher de son fils, cette fois non pas en lui reniflant le derrière pour du sexe, mais simplement pour créer avec lui un lien plus « normal ». Ce soir-là, en barrant les portes d’Aphis, il a proposé à Cignalée d’aller au restaurant tous les trois. Mais elle a décliné l’invitation en disant : 

- Je ne peux pas. Médéric doit se coucher tôt. Il a rendez-vous demain matin chez le médecin. Il a un problème au niveau du postérieur... Ce n’est rien de grave tu sais, parfois, ce n’est pas tant un problème de santé, mais la nature qui se protège, tout simplement...

Le pauvre salaud de Bibola avait les yeux tout écarquillés en entendant cela. Peu de temps après, sa boutique a fait faillite et aujourd’hui, un Mexicain l’a achetée pour y vendre des ceintures et des objets en cuir. Bibola n’a plus jamais touché à un enfant, ni même à un anus adulte. C’est bête, mais il n’a plus jamais eu d’activité sexuelle. Enfin, aux dernières nouvelles, on dit qu’il est tombé amoureux d’une fille qui ressemble très beaucoup à un garçon mais qui, au lieu du pénis, a un trou de trop.

Lolande la grosse

CHAPITRE UN

À la naissance, l’obésité de Lolande était déjà morbide. Ses pieds étaient comparables à ceux d’un bébé ours et ses jambes, aussi grosses que les plus grosses miches de pain que vous ayez vues chez le boulanger. Sa tête, on ne la voyait pas : elle était enfouie quelque part derrière ses nombreux mentons visqueux. Il faut dire que son corps était si corpulent, et si compact, mais surtout si poilu, qu’il était presque impossible de repérer ses bras et ses mains. Naturellement, les docteurs ont dû sortir le bébé par césarienne, car un tel tas de graisse n’aurait jamais pu sortir par le vagin de Bénà.

La grossesse n’avait pas été facile pour Bénà. Comme toutes les mères, elle se plaignait d’avoir toujours faim. Pourtant, elle mangeait plus qu’un éléphant. Si j’énumérais tout ce qu’elle pouvait manger en une journée, vous en auriez pour plus d’une heure rien qu’à lire les sortes de fromages et de pièces de viande qu’elle ingérait. Chose étrange : elle ne grossissait pas d’un centimètre. Sitôt qu’elle avalait quelque chose, la nourriture allait directement dans le ventre de Lolande. Si bien qu’aux termes de la grossesse, la pauvre Bénà n’était pas plus grosse qu’une patère sans manteaux.

Un an après l’accouchement, Bénà avait réussi à reprendre un peu de poids, mais Lolande avait toujours autant d’appétit : elle pouvait passer une nuit entière à téter le sein de sa mère tandis que celle-ci dormait. Et lorsque le sein droit était vide, elle vidait le gauche. Chaque matin, Bénà n’avait plus de seins. Elle était à plat. Le soir de sa mort, Bénà ne pesait plus que 21 kilos. Et ça, c’est le poids normal d’un enfant de sept ans.

À sept ans, Lolande pesait 80 kilos. Le fait de grandir l’avait toutefois avantagée. On avait découvert que ses mentons cachaient le plus beau visage que la terre ait connu. C’était réellement, physiquement, un visage sans imperfection, sans cernes, sans acné, sans poils, sans rides, ni trop gros ni trop maigre bref, parfait. Et n’allez pas croire que c’était le visage d’une fille de sept ans. Pas du tout. C’était le visage d’une femme de vingt ans, ou plutôt trente, ou même quarante, mais belle au point que c’en était bizarre. Lorsqu’on lui parlait, on avait l’impression que la plus belle fille du paradis était sortie du corps le plus hideux de l’enfer pour nous adresser la parole, à nous pauvres mortels, pour nous demander le nom d’une rue, d’une épicerie, d’un supermarché...

Ensuite, Lolande n’a plus eu d’âge. Son visage ne vieillissait plus. Qu’elle ait eu quinze ou vingt-cinq ans lorsqu’elle a commencé à s’épiler sur tout le corps, personne ne l’a remarqué. Il y a eu, oui, quelques changements au niveau de ses vêtements, car ses goûts changeaient au fil des ans de même que son poids, mais aux yeux des gens, elle n’était toujours qu’un énorme tas de bourrelets surmonté d’une tête irrésistiblement belle.

Trente ans après sa naissance, Lolande pesait 192 kilos. Elle n’était pas grande. Un mètre vingt-cinq tout au plus. Elle était constituée d’une dizaine d’étages de graisse qui n’allait pas plus haut que le coude d’un homme, mais qui allait en s’élargissant. Lorsqu’elle allait faire son épicerie, elle était si large qu’elle avait peine à marcher entre les allées. Souvent, elle entrait au supermarché à neuf heures pour n’en ressortir qu’à dix-sept heures. Son énorme poids la ralentissait, mais son appétit également. La moitié de ce qu’elle achetait, elle le mangeait avant de l’avoir payé. L’allée qu’elle préférait, c’était la numéro trois, intitulée « biscuits - craquelins - céréales - sauces ». En n’arrêtant jamais de pousser son panier, elle pouvait dévorer un sac de chips au vinaigre et une boîte de fudgee-o. Elle n’osait ouvrir aucun pot de sauce, ni aucune boîte de céréales, car cela la gênait beaucoup lorsque, à la caisse, elle rapportait un item à moitié mangé.

Arrivée à la caisse numéro quatre, elle sortait de son panier tous les paquets, tous les sachets et toutes les boîtes qu’elle avait vidées ainsi que toutes les bouteilles qu’elle avait bues. Elle se retrouvait chez elle, le soir, en fin de compte, avec la moitié de ce qu’elle avait prévu acheter. Elle mangeait cette moitié durant la soirée et le lendemain, elle terminait les restes de la veille avant de retourner au supermarché, toujours vers neuf heures, acheter d’autre nourriture.

***

Mauric était le caissier qui, de neuf à dix-sept heures, travaillait à la caisse numéro quatre. Chaque jour, il passait la commande de Lolande sur le scanneur. Lolande ne comprenait pas comment il faisait pour ne pas dévorer toute la nourriture qu’il voyait défiler devant lui. Elle était convaincue qu’il était trop maigre et qu’il allait mourir de sécheresse. Son visage très blême lui faisait penser aux raisins secs enrobés de yaourt blanc qu’on vend en vrac dans les pots de plastique de la rangée six.

Mauric n’a jamais vraiment remarqué l’obésité de Lolande. Normal, puisque de son point de vue, le corps hippopotamesque de Lolande était caché par le tapis roulant de la caisse. Il ne voyait que la tête magnifique de Lolande qui suivait du regard les pâtisseries sur le tapis. Les tartes aux pommes faisaient saliver Lolande, mais elle ne salivait pas pour vrai : jamais une goutte de salive n’osait importuner les lèvres parfaites de Lolande. Il n’y avait rien dans la tête de Lolande qui était imparfait. Rien ne bougeait : elle ne bâillait pas, n’éternuait pas, ne toussait pas, ne souriait pas. Elle était belle, c’est tout.

- Cinq cents quatre-vingt-un et cinquante-trois. Je prends votre numéro de téléphone?

Dans ce supermarché, les clients n’avaient qu’à donner leur numéro de téléphone pour être éligibles à un concours. Cette fois-là, si le numéro de Lolande avait été tiré à la fin du mois, elle aurait remporté cinq cents quatre-vingt-un dollars et cinquantre-trois sous. Mais elle a refusé de participer.

Est-ce possible de croire que, pendant deux ans et trois mois exactement, Mauric et Lolande ne se soient jamais parlé, l’un passant la commande silencieusement, et l’autre salivant fictivement devant les tartes de la boulangerie sur le tapis roulant de la caisse? C’est pourtant le cas. Tous les jours, pendant plus de deux ans, Mauric a défroissé les emballages des barres au chocolat que Lolande mangeait à la centaine dans les allées du supermarché. Plus de cinquante fois, Mauric a commis une infraction aux lois de l’établissement : subtilement, il jetait les sachets de bonbons que Lolande avait mangés sans même les lui charger. Et il ne disait pas un mot. Jusqu’au jour de son renvoi : 

- C’est la dernière fois que je vous vois mademoiselle. Je prends votre numéro de téléphone?

Pour la première fois de sa vie, Lolande a grimacé. Elle est devenue toute étourdie, plus malade que lorsqu’elle avait déposé le sac de galettes de riz entamé sur le tapis de la caisse. Elle avait toujours refusé de donner son numéro de téléphone aux inconnus, mais cette fois, c’était différent. Pour elle, Mauric n’était pas un étranger. Elle le voyait chaque jour depuis plus de deux ans et puis, Lolande s’est surprise à penser à voix haute : « Un inconnu ne serait pas au courant de tout ce que je mange pendant la semaine. Mauric est plus qu’un inconnu. » Elle ne comprenait pas pourquoi Mauric s’était fait renvoyé. Elle l’a compris le jour suivant, quand le nouveau caissier de la caisse numéro quatre lui a facturé huit cents dollars une commande qui, d’ordinaire, ne lui coûtait que cinq cents dollars.

***

Mauric avait conservé en mémoire le numéro de téléphone que Lolande avait accepté de lui donner. Le soir, chez lui, il avait transcrit ce numéro sur un bout de papier, mais ce n’était pas parce qu’il avait peur de l’oublier ; rien n’aurait pu lui faire oublier ce numéro, d’ailleurs il disait mieux le connaître que son propre prénom. Il l’avait transcrit pour avoir une preuve tangible de l’existence de Lolande et pour pouvoir, avant de s’endormir, embrasser quelque chose qui soit plus représentatif d’un être humain qu’un emballage de Kit Kat.

Sur le babillard de sa chambre, Mauric avait accroché tous les emballages qu’il avait secrètement retirés des commandes de Lolande. Il adorait passer ses soirées à observer ces emballages. Il se disait que, grâce à lui, Lolande avait sauvé un peu d’argent, et que grâce à elle, il avait perdu cet emploi qu’il détestait plus que tout.

De son côté, Lolande était malheureuse. Elle n’avait ni amoureux, ni travail. Elle s’était depuis longtemps résolue à n’être qu’une baleine. Personne ne veut d’une baleine, qu’elle se disait, ni dans un lit, ni dans un bureau... Elle voyait diminuer de jour en jour l’argent qu’elle avait reçu suite à la mort de sa mère et se disait qu’un jour elle ferait comme dans La grande bouffe, le film de Ferreri : elle inviterait des amis à dîner et elle leur demanderait de la gaver de petits gâteaux sur la table, jusqu’à ce qu’elle meurt.

Mais elle ne pouvait pas inviter d’amis à dîner. Elle n’en avait pas. Elle n’en avait eu qu’un seul, et il était à moitié un inconnu : Mauric. Lorsque Lolande a reçu le coup de fil que vous attendez tous, elle a répondu qu’elle était occupée. Mais dès que Mauric s’est présenté, elle a eu le souffle coupé. Puis elle a crié : « J’ai gagné le concours! Cinq cent dollars!? » 

- Non... Pas tout à fait... a dit Mauric.

- Pourquoi vous m’appelez alors?

- Parce que... Oui non mais, non, pas tout à fait, je veux dire pas tout à fait cinq cents dollars, parce que tu as gagné cinq cents un dollars et cinquante-trois! Tu as gagné le concours, bravo... Quand est-ce qu’on pourrait se rencontrer pour que je te remette l’argent?

- Tout de suite?!

Mauric devait trouvé cinq cents un dollars et cinquante-trois sous, tout de suite. C’était impossible. Il avait rendez-vous avec Lolande au restaurant le Belmité à vingt heures. Cela lui laissait dix minutes, quarante-neuf secondes. Quarante-huit. Quarante-sept. Je pourrais continuer à faire le décompte jusqu’à zéro, mais Mauric n’arriverait jamais à temps à son rendez-vous. Alors je vais m’arrêter là. 

Sur son chemin vers le restaurant, Mauric est arrêté à la banque pour retirer tout ce qu’il avait : trois cents dollars. Pour le reste, il s’est dit qu’il inventerait quelque chose. Il a couru pour être pile à l’heure au rendez-vous. Lolande l’attendait déjà, assise sur la première banquette à l’entrée du restaurant. Quand Mauric est apparu devant elle, elle a sourit. Lui, il a ri nerveusement. D’abord, il est vrai qu’il n’avait jamais réalisé à quel point elle était mastodonte. Le fait de la voir dans d’autres lieux qu’à l’habitude lui avait causé un choc, mais je crois que son rire n’avait rien de méchant. Peut-être même était-ce un rire amoureux, un rire qui exprimait à la fois la joie de la voir enfin telle qu’elle était, et la surprise de voir sa grosseur comparée à celle de la serveuse.

- Je vous offre un verre? a dit la serveuse.

- Quatorze... a dit Lolande, devenue soudainement abrupte à cause du rire de Mauric qu’elle avait trouvé moqueur.

- Vous êtes sérieuse? Quatorze? a demandé la serveuse.

- Ça va, a dit Mauric, apportez-lui six bières et moi, je vais en prendre juste une. C’est moi qui paie!

Mauric, excité par la rencontre qu’il espérait depuis longtemps, s’est empressé de s’asseoir. Il n’a pas eu à se demander s’il devait s’asseoir en face où à côté de Lolande : il s’est assis en face d’elle, sur une chaise, car la totalité de la banquette était occupée par les fesses de Lolande. 

- Je suis content, a dit Mauric, de vous rencontrer ailleurs qu’au travail. Ça me fait tout drôle de...

- Il est où mon argent? qu’elle a demandé, l’air pressé.

- L’argent... a dit Mauric bien embêté. Il faut que je vous dise que ça ne sera peut-être pas vraiment cinq cents parce que... 

- Parce que je suis grosse.

- Non, ça n’a rien à voir... J’aurais aimé vous donner cinq cents mais...

- Vous vous êtes rendu compte que ça ne valait pas le coup. 

- ...? a dit l’air interloqué de Mauric.

- Gaspiller de l’argent pour une grosse. Vous préférez garder l’argent parce que de toute façon, vous vous dites que la grosse va crever bientôt avec tout ce qu’elle mange en une semaine.

Les sept bières sont arrivées sur la table. Le bruit des bouteilles a claqué et c’est à peu près tout le bruit qu’il y a eu à cette table suite à ce que Lolande venait de dire. Mauric fixait le vide. La serveuse demandait à être payée, mais personne ne disait rien. Lolande s’est levée brusquement de table et elle est sortie du restaurant sans dire au revoir à personne. 

En rentrant chez elle, elle a fait un arrêt à l’épicerie. Elle a déposé quatorze boîtes de petits gâteaux dans son panier sans en ouvrir une seule. Elle les gardait pour chez elle. En réalité, elle avait l’idée de se gaver et de mourir, étouffée par le dernier gâteau. 

À la caisse numéro quatre, elle a salué le nouveau caissier, les larmes aux yeux : « Bonsoir Luc. » Mais Luc ne lui a jamais répondu. Il a passé la commande en moins de cinquante-neuf virgule sept secondes. Lolande a payé crédit. Elle a signé la facture sans regarder le montant affiché et, traînant lentement son panier personnel qui lui servait aussi de marchette, elle est retournée chez elle. 

Ce que Lolande ignorait tout ce temps-là, c’est que Mauric était sorti du restaurant peu de temps après elle, sans payer. Secrètement, il l’avait suivie jusqu’à l’épicerie, puis jusqu’à l’allée numéro trois. Il l’avait vue mordre de rage le carton des boîtes, et il l’avait vue également payer à la caisse de Luc avant de repartir, lourde et triste. Cela dit, Mauric savait parfaitement comment fonctionnait les caisses du supermarché. Il n’avait eu qu’à attendre que Luc ait le dos tourné pour appuyer sur un bouton et prendre l’argent du tiroir-caisse.

Lolande, dans sa cuisine, a ouvert les quatorze boîtes de gâteaux, les a déballés et les as alignés sur le comptoir. En retirant la quatorzième boîte, elle est tombée sur la facture de Luc : soixante-dix dollars et vingt-trois sous. Elle pensait : « Du temps où Mauric était à la caisse, ces mêmes quatorze boîtes m’auraient coûter tout au plus soixante dollars... » Elle ne comprenait pas pourquoi Mauric avait préféré garder les cinq cents dollars qu’elle avait gagner au concours. 

Tant pis, qu’elle se disait en avalant un premier gâteau, puis un deuxième. La bouche pleine, elle scandait : « Fe foir ve meurs! », ce qui, en langage bouche-pleine, voulait dire : « Ce soir je meurs. » Elle en était à son onzième gâteau quand la sonnerie de la porte s’est fait entendre. Lolande s’est relevée de la table du salon où elle se gavait couchée sur le dos. 

- C’est qui... qu’elle a répondu par l’intercom. 

- C’est Mauric! a dit celui qui est justement en train de se présenter. 

- Je ne veux pas vous voir...

- J’ai ton cinq cents dollars! Est-ce que tu m’aimes!?

- Quoi?

- Est-ce que tu m’aimes! Dépêche-toi de répondre parce que la police est là! 



CHAPITRE DEUX

Lolande était incapable de franchir les portes du supermarché où elle avait rencontré Mauric. Elle ignorait pourquoi, mais à la seule vue des portes automatiques, ses yeux se remplissait d’eau. Et pire encore que ses yeux, c’est sa peau, d’un teint habituellement parfait, qui rougissait. 

Son voisin lui avait conseillé d’aller chez Doctons. Lolande n’aimait pas le nom de cette nouvelle épicerie, car il ressemblait au mot docteur mêlé au mot téton. Elle n’aimait pas non plus son voisin, Franc, parce qu’il était assistant-gérant de cette épicerie et parce qu’il parlait toujours d’argent. Mais elle avait pitié de lui, qu’elle disait, parce que ses parents lui avaient donné un prénom qui ne lui allait pas du tout. C’est par pitié, donc, qu’elle avait promis à Franc qu’elle passerait à l’épicerie.

Le jour où elle s’y est présentée, le gérant lui-même est venu l’accueillir. Il disait être enchanté de la rencontrer, mais semblait surtout ravi de voir que la grosse barrique qui avait fait augmenter les ventes du supermarché d’à côté était à sa porte. 

- Offre-lui ce qu’elle veut! disait le gérant à Franc. Saucisson, pogo, fromage, crème glacée, va nous chercher ça!

- Non merci, a rétorqué Lolande. Je ne prendrai rien. Je fais attention à ma ligne.

- Votre ligne?! Vos lignes sont parfaites Madame! Regardez votre visage! Vous n’avez pas besoin de faire attention, allez, dites-moi ce que vous voulez manger et je vous l’apporte...

Lolande avait tenu sa promesse : elle était passée à l’épicerie. Maintenant, elle voulait retourner chez elle. Tandis qu’elle marchait lentement vers la sortie, elle donnait des coups d’épaule pour se déprendre des mains de Franc qui tentait de la retenir. Il lui demandait de lui promettre de venir faire son épicerie chez Doctons le lendemain matin. Il avait besoin de cette promesse, sans quoi le gérant refuserait de lui donner une augmentation de salaire. Mais ça, il ne le disait pas tout à fait. Il disait : 

- Promets-le! en la secouant. Promets-le Lolande!

Voyant qu’elle était déterminée à sortir, il a finalement accepté de la laisser partir, mais cette fois en chuchotant pour lui-même : « Promets-le, grosse vache... »

***

Lolande est rentrée chez elle et n’a rien mangé. Depuis que Mauric était en prison, elle passait ses journées entières dans son appartement de la rue Rue à boire de l’eau et à jouer aux cartes sur l’ordinateur. Elle savait que Mauric sortirait de prison dans six mois, et elle s’était donné pour mission de perdre 100 kilos pendant ces six mois. Il fallait qu’à son retour, Mauric la trouve encore plus belle qu’il pouvait l’imaginer en mémoire.

Lolande parvenait assez bien à ne plus manger. Lorsqu’une fringale la tenaillait, elle repensait à la gaffe qu’elle avait faite en n’ayant rien répondu à Mauric le soir où il lui avait demandé si elle l’aimait. À coup sûr, cette terrible erreur réussissait à lui couper l’appétit.

Quant à l’exercice, c’était une chose à laquelle elle n’avait jamais été habituée. Tout ce qu’elle savait au sujet du sport, c’est que son père était joueur de tennis professionnel et que c’est pour cette raison qu’il avait dû partir de la maison peu avant la naissance d’une horrible baleine. Enfin, si elle avait connu son père, peut-être aurait-il pu lui apprendre à aimer un sport, mais sinon, c’est en revenant de chez Doctons que, pour la première fois de sa vie, elle a ressenti le besoin de l’effort et de la souffrance physique. 

En gardant en tête l’image du gérant de chez Doctons, elle a pu se défouler jusqu’à faire cinq push-ups. Ensuite, elle s’est écrasée, toute en sueur. Puis, elle a imaginé la tête de Franc, ce qui lui a permis d’en faire cinq autres. Je pourrais vous décrire exactement ce à quoi ressemblait Franc, mais je ne crois pas que l’apparence y soit pour quelque chose. Et de toute façon, vous êtes bien capables de vous l’imaginer vous-mêmes. Non vraiment, je crois que c’est la haine qui était à la fois la source d’énergie et la nourriture de Lolande. 

Elle misait sur cette haine pour perdre du poids, et ça fonctionnait. En trois mois, elle avait perdu 52 kilos. Si tout s’était déroulé comme prévu, elle aurait eu 104 kilos en moins le jour du retour de Mauric. Mais comme rien n’est jamais comme prévu, de malheureuses excuses sont survenues. Franc a été le premier à laisser un message sur la boîte vocale de sa voisine :

- Salut Lo. Je ne voulais pas te brusquer chez Doctons... C’est juste que c’est payant pour moi quand j’amène de nouveaux clients tu comprends? Je suis désolé...

Son message semblait sincère aux oreilles de Lolande. Elle a soupiré très fort et, du coin de l’oeil, elle a remarqué les trois petits gâteaux qui dataient de sa dernière tentative de suicide. Sa tête s’est tournée en leur direction et elle a sourcillé. Puis, elle a soupiré une deuxième fois en apprenant qu’il y avait un deuxième message dans sa boîte vocale, soit celui du gérant de chez Doctons qui, d’un ton un peu plus diplomate, s’excusait lui aussi : 

- Bonjour Madame. Au nom de chez Doctons, je m’excuse pour la façon dont notre rencontre de vendredi dernier s’est terminée. Nous avons peut-être été trop enthousiaste face à votre arrivée chez nous... Quoiqu’il en soit, vous êtes toujours la bienvenue et puis...

Et puis le message continuait, mais c’est à ce moment-là que Lolande a cessé de l’écouter. Je n’écrirai pas la suite du message, car même si je le voulais, je ne la connais pas. De toute façon, je ne veux pas l’écrire. Je ne veux pas vous ennuyer avec le baratin du gérant. Ce qui vous intéresse, c’est le retour de Mauric. 

Vous vous demandez peut-être quel genre de narrateur je fais... Et vous vous dites peut-être que ça ne se tient pas. Certains d’entre vous prétendent peut-être que je suis un narrateur omniscient, et d’autres disent peut-être avoir deviné que je suis Lolande, ou Mauric, ou Franc, ou le père de Lolande, ou même, les petits gâteaux de Lolande... Si vous voulez mon avis, vous vous posez trop de questions.

***

Depuis sa dernière tentative de suicide, les petits gâteaux de Lolande sont devenus secs, un peu pourris, un peu verts, mais ils ne savent toujours ni parler, ni écrire. Ils ont, sans le vouloir, provoqué l’appétit de Lolande, qui les a mangés, les trois d’une bouchée. 

Suite aux excuses téléphoniques des deux radins, ce n’était soudainement plus la pesanteur de la haine qui alimentait le ventre de notre baleine, mais plutôt une gentillesse aussi légère qu’une galette de riz ; une sympathie insignifiante qu’elle avait envie d’étouffer par le poids d’une nourriture grasse et hypercalorique. En réalité, le sentiment d’être remplie d’un sentiment lui avait beaucoup plu. Mais désormais, seul un cheeseburger pouvait la satisfaire. 

Chaque soir, pendant les deux mois qui la séparait du retour de Mauric, elle s’est empiffrée de cheeseburgers et de frites au Belmité. En somme, le jour où Mauric est revenu sonner à la porte de Lolande, non seulement elle avait regagné ses 52 kilos perdus, mais elle en avait accumulé trente de plus.

- Lolande! criait Mauric, à une heure du matin, en dévalant la rue Rue. 

Une fois arrivé aux pieds de l’édifice où Lolande logeait, il a continué, sans même avoir sonné à la porte : 

- Est-ce que tu m’aimes! Tu ne m’as jamais répondu! 

Lolande entendait l’appel de Mauric mais elle n’osait encore rien répondre. Plutôt que de s’approcher de la porte, elle s’en est éloignée. Elle s’est couchée à plat ventre sur la table du salon, plus monstrueuse que jamais, et elle a poussé un cri qui était si énorme, que je le définirais comme étant lolandesque.

Mauric a entendu le cri effrayant de celle qu’il aimait, sans toutefois attendre qu’elle sorte de chez elle. Il trouvait qu’il avait suffisamment attendu. Heureux de ne plus être derrière les barreaux de sa cellule, il avait besoin de profiter de la vraie chair des femmes, de leurs fesses presque nues et de leur amour qu’elles sont capables de donner sans réfléchir. Puisque Lolande ne répondait pas, il a choisi de passer la nuit sur le boulevard Boulevard, là où les boîtes de nuit scintillent comme les verres remplis de glaçons et de gin tonic, et les paillettes des jupes des filles soûles qui dansent sur les poutres et les torses des garçons libérés de prison.

Il s’est soûlé au bar Verti. Vers quatre heures du matin, il ne se souvenait ni de son séjour carcéral, ni de la langue de Bollus, le sadique de la cellule 460, qui lui était entré si profondément dans la gorge qu’il avait eu peine à respirer pendant trois jours, ni de Lolande... Les fesses de Vane ont frôlé son nez, puis Mauric a croqué, puis il a salivé sur ce qu’il croyait être un soleil, un peu effrayé, mais surtout très rose et soulagé de ne pas être en prison. Il ne comprenait rien. Vous non plus.

Au même moment, à quatre heures dix-neuf du matin, Lolande s’est décidée à ouvrir la porte de son appartement. Elle a descendu les escaliers jusqu’à dehors, mais Mauric n’y était plus. Elle aurait pu se pointer au Verti, et surprendre l’homme qu’elle cherchait en train de s’amuser avec un tas d’autres filles. Elle aurait pu entrer dans le bar et, comme un tracteur, sur son passage tuer les trois filles qui trouvaient Mauric-l’ex-détenu de leur goût. Ou elle aurait pu engueuler directement Mauric. Elle aurait pu l’insulter et lui jeter sa bière en plein visage. Elle aurait pu affirmer, et avec raison, qu’il s’amusait à se trouver beau. Et elle aurait pu ajouter que la prison l’avait peut-être rendu très musclé, mais qu’à ses yeux, il était toujours aussi laid. 

Elle aurait pu lui dire tout ça. Mais elle n’avait aucune idée de l’endroit où il était, et de ce qu’il faisait à quatre heures dix-neuf du matin. Alors elle est rentrée chez elle sans dire un mot. De toute façon, même si je disais que, par une illumination quelconque, elle avait deviné où Mauric se trouvait, et si elle allait le rejoindre, vous diriez que c’est improbable, et que j’invente, et que je fais un très mauvais narrateur. 

***

Vers neuf heures, en réalité, le lendemain de cette nuit bizarre où à peu près rien ne s’est véritablement passé, Lolande est sortie de chez elle pour aller, comme elle en avait l’habitude depuis trois mois, s’empiffrer au Belmité. Je ne sais pas si c’est elle qui traînait sa marchette, ou si c’est la marchette qui la traînait, mais elle avait l’air démolie, tout comme Mauric d’ailleurs, dont la tête, endormie sur le pas de la porte, a failli se faire écraser par la marchette de Lolande.

La baleine s’est arrêtée. Elle a soufflée un peu. Un soupir humide est sorti de sa bouche, et un sourire aussi, lorsqu’elle a vu son homme recroquevillé aux pieds de sa marchette. 

- Mauric je t’aime.

C’est Lolande qui vient de dire je t’aime. Vous l’aviez compris, sinon qui voulez-vous que ce soit? Il n’y a personne autour d’eux. Et je ne vois pas pourquoi Mauric, qui de toute façon dormait, se serait réveillé en disant « Mauric je t’aime ». Cette possibilité est absurde.

Et puis ce n’est pas moi non plus qui ai dit « Mauric je t’aime ». Si vous croyiez que je puisse être un personnage qui pourrait prendre part à l’histoire, et dialoguer à l’aide d’un tiret, détrompez-vous. Je ne vois pas quel intérêt j’aurais, de toute façon, à avouer mon amour à un personnage qui n’existe pas et qui ne me ressemble pas. D’ailleurs, je ne vois aucun rapport entre cette histoire et moi. J’aurais mieux fait de ne jamais accepter le rôle de narrateur. Et vous auriez mieux fait de ne jamais lire ce récit. Tout cela aurait causé bien moins d’emmerdements, et je n’aurais pas eu à vous livrer la fin de l’histoire.

En réalité, parce que je déteste cette partie qu’on appelle la fin mais qu’il faut bien un jour ou l’autre que vous soyez mis au courant, disons simplement que Lolande, qui n’existe pas plus que le pauvre Mauric, a affirmé son amour pour lui. Lui, presque écrasé par la marchette de la tonitruante, a ouvert les yeux, tout souriant et tout amoureux. Ils se sont promis fidélité, et aussi peu probable que cela puisse paraître, la grosse et le maigrichon devenu musclé se sont embrassés. 

Je suis désolé si vous étiez en train de manger. 
Je sais. C’est un peu dégueulasse.

23 septembre 2010

Les tulipes cavernicoles


Je ne vois pas pourquoi il faut que je commence par le début. Moi, ce que je me rappelle, c’est surtout la fin. Ça m’a marqué qu’on a trouvé les tulipes et il y avait, dans les fentes de roches, des multi-minis milliers de coccinelles roses. Elles piquaient, et ça on ne le savait pas alors Judith est morte à cause de ça. C’est bête.

Je ne connais pas la biologie. Et les morsures et les fleurs non plus. Et la péliponisation des abeilles, les insectes, rampants, piquants, les écosystèmes... Je n’ai jamais vu d’écosystème en vrai. Je trouve que c’est une histoire difficile à raconter parce qu’il y a de tout ça dedans. 

Pour vous raconter, le professeur en français a dit que je pourrais me baser sur ce que mes amis m’ont dit, ou sur les films que j’ai vus, ou les livres que j’ai lus ou les rêves que j’ai eus. Mais je n’aime pas les livres parce que ça sent mon grand-père qui est mort. Les films, j’aime ça, mais je n’ai jamais le droit de regarder à la télé. Et puis les amis, non plus parce que je suis toujours privé de sortir. Alors il y a juste sur mes rêves que je peux.

Je ne sais pas pourquoi le professeur a décidé que j’étais le narrateur de mon histoire que je raconte. N’importe qui d’autre que moi aurait mieux fait que moi. Moi, le dictionnaire, je le prends avec moi quand je vais à la toilette, mais je ne lis pas les définitions. Je souligne en rouge les mots que j’aime et je mets un chiffre à côté. Je m’amuse à faire des phrases avec les chiffres qui correspondent. L’autre jour, j’ai écrit 3-168-4 avec la crème à raser dans le bain et ma mère n’a rien dit mais ça voulait dire maman-suce-papa.

Je ne sais pas si j’ai le droit de dire ça. Le professeur a dit qu’il voulait que je sois un narrateur « objectif » pour l’histoire de Judith. Il a dit que, objectif, ça vient du mot objet, et il faut que le narrateur soit sans émotion comme les objets. Mais dans les films que j’ai eu le droit de regarder, les objets avaient des émotions. Ils pleuraient, ils riaient, ils parlaient.

Judith aurait été bonne pour être la narratrice de l’histoire. Mais elle est morte à la caverne et moi on ne m’a rien dit de ce qu’il fallait que je fasse pour être le bon narrateur. Le professeur a dit que je pouvais poser des questions aux lecteurs, mais pas trop souvent. Alors est-ce que vous aimez le hockey?

Il a dit aussi que je devais faire des descriptions. Je trouve que j’ai déjà décrit les coccinelles en disant qu’elles étaient roses. Sinon je peux décrire la forêt de par où on est passés.

C’était le bois des trois pas. Il y avait, je dirais, le tiers du feuillage des arbres qui était vert, l’autre tiers qui était jaune, l’autre tiers qui était rouge, l’autre tiers qui étaient, disons, un peu brun et sec à cause des animaux minuscules et rongeurs, et l’autre tiers qui était blanc à cause de la lumière du soleil. Mes bottes étaient sales et de la même couleur que l’avant-dernier tiers. C’est très compliqué. Et puis le cul de Judith était plein de boue! On a ri de ça, ça je m’en rappelle. 

Là, il me reste le début à raconter. Mon professeur il a dit : le plus important dans ton histoire, c’est que tu mettes le début, le milieu et la fin. Le début, c’est dans le cours d’écologie avec Madame Filière qui nous a demandé vingt dollars pour aller voir l’écosystème des tulipes et que mes parents n’ont pas voulu payer alors elle a payé à ma place. Le milieu, bah je dirais que c’est quand Carl a nettoyé les pantalons de Judith, elle a arrêté de marcher et ça a duré trop longtemps.

La fin je l’ai déjà dit : c’est quand Madame Filière a dit à Judith de mettre sa main sur les roches pour laisser les coccinelles monter sur son bas. Après il fallait que je me mette ma main moi aussi, mais j’avais trop peur parce que Judith venait d’être morte.

Dans mon histoire, le narrateur c’est moi. Et je dirais que Carl est mon adjuvant, parce qu’il n’a pas fait grand-chose mais qu’il m’a raconté une blague à un moment donné : « Qu’est-ce qui est vert, plein d’eau, et qui ne pique pas en plein milieu d’un désert? Un porc-épic qui construit un barrage de cactus! » (et je pense que je n’ai pas compris mais que la blague pourrait compter pour une précipécie). Le héros, je crois que c’est Madame Filière, parce que c’est grâce à elle si on a vu les coccinelles qui ont tué Judith. 

Il manque encore deux précipécies à mon histoire pour faire trois, alors je dirais que j’ai couru après que Judith ait été morte et que Carl n’a pas voulu me suivre parce qu’il continuait de nettoyer les fesses de Judith. Je me suis foulé le genou et Madame Filière m’a aidé à retourner jusqu’à sa voiture et là, je ne me souviens plus mais, je crois que ça fait au moins trois précipécies.

Le professeur a dit que mon texte pouvait se terminer par une conclusion où là je peux dire mon opinion sur ce qui n’est pas objectif et parler normalement. Alors je vais concluer en disant que je trouve ça nul de raconter les histoires compliquées que je connais déjà.

Je ne me souviens pas du jeudi 15 septembre 1994

C’était le jeudi, 15 septembre, 1994, 9h08, peu après le passage des éboueurs, plus exactement 3 heures trente-cinq minutes après le lever du soleil, sur Montréal (longitude 73° 39' ouest ; latitude 45° 31.2' nord). 

C’est tout ce que je peux dire. Je ne me souviens de rien d’autre. Je devais avoir à peu près neuf ans, un mois et quinze jours. L’odeur des ordures laissées sur la rue ne m’a pas marqué. C’était un jeudi, jour d’école, et je n’étais pas à l’école. Je devais probablement penser à mon professeur qui, à l’époque, devait être Lucien Lustre. Je devais me dire à moi-même que, même si je partais tout de suite, et même si je prenais ma bicyclette la plus rapide (celle avec les autocollants) et que je pédalais très vite jusqu’à l’école, j’arriverais en retard. Je m’imaginais sûrement devant Monsieur Lustre, et je m’imaginais n’y pas rester longtemps, car il m’enverrait, comme d’habitude, chez le directeur. 

Lucien Lustre : RETARD! LALIER! SORS DE LA CLASSE! Tu es encore en retard! 

C’était un jeudi, jour des poubelles. Je me tenais tout droit sur le trottoir, prêt à être ramassé par les éboueurs. Ils étaient déjà passés, mais même si je les avais manqués, je me disais qu’ils reviendraient peut-être reprendre les bouts d’ordures qui traînaient encore sur les pelouses. Sinon, je crois que j’étais prêt à attendre le jeudi d’après. Je préférais encore passer la semaine au bord du chemin, plutôt que de rentrer dans la maison d’où j’étais sorti. 

En fait, ce jeudi-là, j’ai dû passer plusieurs heures à essayer de décoder le mot que ma mère avait écrit une fois, en lettres attachées, sur une enveloppe déchirée : « mon fiils a raison, écoutez-le! c’est de ma faute si il est sorti tard, pardon! prenez-le! ».

Souvent, lorsque j’arrivais en classe, Monsieur Lustre me demandait si j’avais sur moi un mot de mes parents pour expliquer mon retard. Ma main droite, tout au fond de la poche de mon veston, chiffonnait ce vieux bout d’enveloppe. Je me disais qu’une fois, peut-être, je pourrais le sortir et m’en servir pour excuser mon retard. Mais j’imaginais la tête de mon professeur en train d’essayer de lire les gribouillis de ma mère, et je me disais qu’il la traiterait de dyslexique, ou d’analphabète, ou d’alcoolique, alors je préférais toujours dire la vérité.

Moi : J’ai raté les éboueurs... Alors j’ai décidé de venir à l’école mais...

Lucien Lustre : Tous les jeudis, c’est la même histoire! Si tu dois mettre les poubelles au chemin, mets-les plus de bonne heure, venise!

Le jeudi, 15 septembre, 1994, 9h08, peu après le passage des éboueurs, j’ignore ce que je faisais. Mais à 5h33, quand le soleil s’est levé ce jour-là, je devais être là, au bord de la route. J’avais dû suivre les conseils de mon professeur : j’avais sorti les poubelles plus tôt que d’habitude. J’ai attendu que le soleil se lève et j’ai compté les minutes. J’ai dû voir les éboueurs au bout de la rue. Je les ai peut-être salué, ou alors je me suis mis à trembler. 

Éboueur : Lâche la poubelle, mon petit! Il faut que je la vide dans la camion! Qu’est-ce que tu fais là? Tu devrais pas être à l’école, toi?

Moi : Tu peux pas me prendre avec la poubelle? 

L’éboueur a dû refuser de me jeter dans le camion. « Je ne prends pas ça », qu’il a dû me dire, comme si j’étais du recyclage. Il allait me laisser sur le bord de la route quand j’ai dû sortir ma main droite de mon veston. J’ai dû ouvrir la main, et tendre vers lui mon bout d’enveloppe. En lisant « prenez-le », l’éboueur a dû penser que ma mère voulait me jeter aux ordures. 

Éboueur : Elle t’a jeté ou quoi?! Je vais aller lui parler.

Le jeudi, 15 septembre 1994, à 9h08, peu après le passage des éboueurs, je devais penser que même les ordures n’avaient pas voulu de moi. J’ai probablement vu l’éboueur courir jusqu’à la porte de chez moi, et l’ouvrir avec une clé, car il n’a rien forcé pour entrer. Il a dû engueuler ma mère, et elle a dû l’engueuler aussi. Et c’est probablement ce jour-là qu’ils ont divorcé.

L'alcoolique

Vous savez moi monsieur j’ai toujours fait tout, j’ai travaillé, je me suis exilé, j’ai appris sur moi et j’ai évolué, et ensuite je crois que si les gens n’ont pas évolué au même rythme que moi, ce n’est pas ma faute. Sincèrement, si j’ai été témoin d’un acte de violence comme vous le dites, je ne m’en souviens pas. Ceux qui sont violents, je les oublie. Voilà. J’oublie ce qui est mauvais.

Alors si vous espérez que je vous raconte l’acte violent qui apparemment ce serait déroulé sous mes yeux, vous vous mettez le doigt dans l’oeil, parce que je ne m’en souviens pas. De toute façon, je n’ai rien à raconter, je ne suis pas narrateur moi, je suis, triste je parle. Comme ça, je vous parle. Si vous voulez, on peut sortir d’ici, aller prendre un verre ensemble et discuter. C’est joli votre uniforme. Je ne dois pas être le premier qui vous le dis! C’est très répandu, les fantasmes reliés à l’uniforme, je pense que c’est l’autorité qui nous excite. Je suis ouvert aux propositions vous savez, on peut rester ici, mais je prendrais bien un verre de vin blanc avant.

Vous ne prenez jamais d’alcool? Vous devriez, ça détend. Moi je prends deux bouteilles de vin blanc par jour, je n’ai pas honte de le dire. Toutefois, un jour, on m’a dit que l’alcool me rendait trop affectueux, alors depuis, je fais attention au nombre de caresses que je distribue par jour. Sinon, le vin blanc me rend juste parfaitement heureux. 

Vers les dix heures le soir, il m’arrive de pleurer un bon coup, signe que l’alcool élimine les idées noires. Je les transpire par les yeux. Je pleure surtout pour... Je ne sais plus pourquoi. J’oublie ce qui est mauvais. Je pleure, c’est tout. Ensuite j’appelle mes enfants et je pleure un peu au téléphone. Je pense que c’est bon, qu’ils entendent leur père pleurer de temps en temps. Je leur demande s’ils m’aiment, et je leur dis que je les aime, et ensuite je leur redemande s’ils m’aiment, et je leur dis que je les raime. Je pleure avec eux. Mais eux, ils ne pleurent pas. Lorsqu’ils me raccrochent la ligne au nez, je continue de pleurer, mais lorsqu’ils ne me raccrochent pas la ligne au nez, je pleure quand même. Ça m’émeut beaucoup de leur parler lorsque j’ai bu. Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça. Peut-être parce que j’ai un peu bu.

Vous ne buvez pas? Vous devriez. Ça détend. Je vous ai vu bouger la jambe. Vous êtes nerveux. Moi, c’est le vin blanc qui me permet d’être bien, juste assez mou. Vous avez des tics nerveux, comme mon fils. Ça vous dit qu’on s’embrasse, là, maintenant? Ça vous détendrait. Un petit french kiss, ça n’a jamais fait de mal à personne. 

Oui, je bois souvent, mais je ne fais de mal à personne. Mon mari, lui, lorsqu’il boit, il devient violent. Il a un problème avec la boisson. Je pense qu’il devrait arrêter. Souvent, le soir, lorsque je finis ma troisième bouteille de vin, étendu, très détendu, sur le plancher du salon, très tranquille, il vient m’insulter. C’est presque violent, je vous dis, sa façon de jeter les chaises sur les murs. Je m’inquiète pour lui. Vous devriez l’interroger. C’est lui qui a un problème. Vous voulez sortir prendre un verre? 

Je peux appeler mes fils, ils ont votre âge, on pourrait sortir tous ensemble! Franchement, je n’ai rien de plus à vous raconter, je ne vois pas de quel acte de violence vous voulez parler. Vous me parlez de cette soirée où mon mari et moi étions allé chez mon garçon, je me souviens avoir mangé, mais de toute façon, cette soirée est oubliée. 

Ça m’étonnerait que l’un ou l’autre de mes fils ait été tué par mon mari cette soirée-là, parce que j’ai parlé à mes fils encore hier soir, pendant la nuit, ou alors c’était avant-hier, le matin, ou la semaine passé, ou le mois passé enfin, Monsieur, répondez franchement : vous vous souvenez, vous, de la soirée que vous avez passé chez votre garçon le mois passé? Je suis sûr que non. Tout le monde oublie, et c’est bien normal. 

Si j’avais le choix, écoutez, j’ai souffert, moi, dans la vie... Si l’alcool finissait par me faire oublier mes fils, est-ce que je continuerais à boire oui, je crois que oui. La question ne se pose pas. Mourir soûl mort, personnellement, à mon avis, il n’y a pas de plus belle mort. D’ailleurs, j’ai toujours dit à mon mari que j’aimerais mourir ivre mort.

Et si je peux vous dire un secret, je crois que c’est pour cette raison, qu’il essaie de me tuer, toutes les nuits avec une chaise, alors que je dors sur le plancher du salon...

Le téléroman

Je suis tanné d’écrire. Mes histoires tournent en rond. La recette est toujours la même. Je pars d’une idée de base : par exemple, « c’est l’histoire de Justin qui prend un bain ». Avant même de commencer à écrire, je sais d’emblée que quelqu’un mourra dans ce bain, par suicide ou par meurtre, comme si tout devait toujours finir par la mort de quelqu’un ou de quelque chose.

Je suis incapable d’écrire une histoire téléromanesque, où il y aurait par exemple un homme nommé Gilles qui jouerait au foot et qui se casserait la jambe, et après un séjour à l’hôpital, on lui découvrirait également une tumeur à la rotule, après quoi il deviendrait chauve, ou rasé, et sa femme Lili le supporterait dans ses traitements parce qu’elle est passionnée de lui, mais aussi passionnée de randonnées pédestres dans les montagnes feuillues du Québec, alors elle serait supra déçue le jour où le médecin Fontaine lui apprendrait qu’il devra opérer son mari pour lui retirer sa rotule tuméfiée. 

Lili remettrait son couple en question et tout le kit, puis elle irait faire de la randonnée pédestre avec Luc, un scientifique qui en connaît large dans le domaine de la rotule et qui adore le sexe, les lofts, la céramique multicolore, les lavabos carrés, les usines d’épuration d’eau et Lili. Il serait un peu plus vieux qu’elle, mais ça ne l’empêcherait pas de courser avec elle jusqu’à tout en haut de la montagne, avec son bâton de marche orange fluo, et d’avoir encore assez de souffle pour rire comme une mouette.

Luc sortirait une pomme verte de sa sacoche brune et dirait que lui, il est une pomme ; contrairement à elle, qui est une roche. Tout cela deviendrait poétique et/ou romantique sur la falaise et les cris des mouettes autour seraient inaudibles grâce à la perche du preneur de son : Luc cognerait la pomme contre la roche pour exprimer à quel point il se sent démoli chaque fois qu’il tente d’approcher Lili. 

Puis il tenterait sa chance, sachant que Gilles n’a plus de rotule pour gravir les rochers. Luc approcherait sa grosse tête en gros plan de celle de Lili, et Lili accepterait son baiser et ce serait super beau, mais aussi super dégueulasse parce qu’on verrait quasiment les langues se flatter le dos, et aussi honteux parce que Lili serait devenue la pute aux yeux des téléspectateurs conservateurs qui eux, préfèrent le pauvre Gilles qui souffre avec sa rotule et qui passe son temps à écrire des lettres d’amour pour sa Lili qui vient le visiter chaque soir et un soir, ce serait ce soir-là où elle lui apporterait une pomme et la mise en scène et les dialogues à ce moment-là seraient méga symboliques alors Lili retomberait dans les bras de sa rotule et avec la trame sonore d’une larme, l’épisode s’achèverait. 

On ferait défiler le générique où il y aurait des noms très fameux, et les comédiens reviendraient à l’écran dans un petit cadre pour nous montrer ce qui se passera dans le prochain épisode et on verrait Gilles qui rencontre Luc en sortant de l’hôpital, mais ils ne se connaissent pas alors il ne se passerait rien, ou alors Luc qui revoit la femme de Gilles avec Gilles, au restaurant du coin, et qui s’interpose entre les deux avec une pomme dans la main, ou encore Gilles qui surprend Lili et Luc ensemble, au restaurant du coin, et qui s’interpose entre les deux avec une rotule dans la main. 

Mais je n’écris pas ce genre de choses. J’écris plutôt dans les draps nostalgiques, dans les univers poreux où tout le monde meurt sans trop de raison, sinon la fin du récit elle-même, ou parfois aussi, dans la cuisine, ou plutôt, dans les troubles psychologiques d’un psychopathe dans une cuisine, dans la sur-multiplication des doubles, des êtres bizarres, vicieux, incestueux, alcooliques ou mauvais, gentils pour personne ou dans la folie, autiste, dans un garçon qui ne sait pas plus parler que je ne sais écrire.

Je n’ai rien de véritable à écrire. Rien auquel un lecteur normal pourrait se rattacher. Je perds mes lecteurs par de trop grandes et inutiles questions et je les perds, j’en suis sûr, dès la première ligne.

Et quand, à la fin, je suis sûr que plus personne ne me lit, je réécris les seuls mots qui sachent me délivrer de l’anxiété, pour me faire vivre encore : poisson cru.

Les deux maniaques



Deux maniaques au visage masqué par une cagoule ont défoncé la porte du petit Fern et ont réussi à entrer chez lui pendant qu’il dormait. Ils ont tout saccagé. Ils cherchaient de l’argent. Le petit Fern, lui, tremblait dans son lit comme une guenille sur un vibromasseur. 

Il aurait pu appeler le 911, il aurait pu le faire, mais lui était fier comme un lustre à l’halogène. Il a préféré rassembler les miettes de courage qui s’étaient éparpillées dans ses draps et attaquer les cambrioleurs avec le canif qu’il gardait dans un tiroir de sa chambre.

Le petit Fern s’est présenté devant les deux cambrioleurs en criant que la fête était terminée. Le petit Fern n’a rien pu crier d’autre, car deux secondes après, il s’est fait trancher le cou par son propre canif. Il s’est effondré par terre et s’est mis à grouiller sur place comme un poisson hors de l’eau. 

Les cambrioleurs ont pris la télé, les meubles, et l’argent qu’ils avaient trouvé dans un éléphant en porcelaine, puis ils sont partis. 

Une ambulance s’est stationnée dans la cour du petit Fern. L’ambulancier en uniforme a traîné le corps de Fern jusqu’à son ambulance. Il l’a couché sur une civière et lui a posé quelques questions :

- Comment vous sentez-vous? 

- Ça va... a dit Fern. Le coup de couteau n’a pas atteint les veines... Seulement la nuque... Je vais m’en sortir... Mais ces deux hommes avec les cagoules... Il faut les arrêter, ils m’ont tout volé...

- Ils ont volé quoi?

- Ma télé, mes meubles, mon argent...

- C’est pas mal... Ils ont trouvé l’argent que vous cachiez chez vous?

- Oui...

- La somme s’élève à combien environ?

- Cent... Peut-être deux cent mille dollars... 

- Vraiment? Alors il faut vraiment que je retrouve les deux cambrioleurs. Tout ce que j’ai réussi à voler aujourd’hui, moi, c’est une ambulance et un uniforme d’ambulancier!

Le faux ambulancier a laissé le petit Fern au bord de la route, sur une civière, puis il est parti à la recherche des deux voleurs.

18 août 2010

Le gaspillage du sperme

Ma femme déteste le gaspillage. Elle refuse de faire l’amour si ce n’est pour avoir des enfants, prétextant qu’elle ne veut pas participer au « gaspillage du sperme ». Moi, je veux jouir. Alors elle me dit d’aller jouer ailleurs. Je veux bien, moi, mais ce n’est pas comme si tous les trous avaient été conçus pour se faire jouer dedans.

D’abord, ce n’est rien pour me vanter, mais mon pénis est trop gros pour entrer dans une bouteille. J’ai déjà fouillé toutes les rangées de l’épicerie à la recherche du goulot idéal. Vous avez les bouteilles de bière, les bouteilles de liqueur, de jus, de sauce, de vinaigrette... mais tous ces goulots sont trop étroits. Ensuite, vous avez les cruches d’eau, dont le goulot est plus large, mais encore là, ce n’est pas suffisant pour y entrer un pénis. Et puis vous avez les pots. Mais les pots, comme les gobelets de yogourt, sont toujours beaucoup trop larges. Mon pénis y entre, mais ce n’est pas comme dans un vagin.

J’ai su assez rapidement que l’âme-soeur de mon pénis ne se trouvait pas parmi les bouteilles et les pots. C’est pourquoi je me suis tourné vers les fruits. J’ai d’abord vidé une banane de sa pelure. Mais l’ennui, avec les bananes, c’est que la pelure s’éventre et s’ouvre complètement dès que le pénis s’y enfonce frénétiquement. En creusant un trou de la grosseur de mon pénis dans un pamplemousse, j’ai cru que l’orifice résisterait davantage à mes ébats, mais au contraire : dès que j’y allais et venais, le trou s’élargissait et devenait tout béant. J’ai bien pensé changer encore de fruit, et prendre la pastèque, mais sa chair était si dure que... enfin... vous voyez ce que je veux dire. Sans plaisir, je n’ai pas d’érection.

Alors je me suis tourné vers le pain. J’ai fait l’amour à deux tranches de pain que j’avais trempées dans la crème et le beurre d’arachides. Mais mon gland, trop brusque, a tout écrasé et la mie s’est engluée sur mes testicules. J’ai dû prendre une cuillère pour tout retirer de mes poils, puis une douche, après quoi je suis retourné à la cuisine où j’ai fait griller deux tranches de pain. Cette fois, c’était pire : les miettes grillées ont irritées mon gland. J’en ai saigné. Finalement, je me suis dit qu’il ne me restait plus que la viande.

Le problème majeur avec la volaille, c’est que l’anus du poulet est trop gros. On peut y entrer un oignon, mais pour un pénis, c’est comme faire l’amour dans le vide. Sachant cela, hier soir, j’ai acheté le plus petit des poulets et je lui ai fait l’amour cru. En exerçant une pression sur son dos, j’ai pu ressentir assez d’effets pour éjaculer dedans. Mais ce n’était rien de magique enfin, c’était très peu. Ce n’était pas comme un vagin. 

N’allez pas vous imaginer qu’on arrive à de meilleurs résultats en taillant une fente dans un rôti de porc : ce n’est jamais évident de se faufiler entre les nerfs qu’il y a là-dedans. Encore une fois, c’est peut-être moi qui suis trop brusque, mais à force d’agitations, les nerfs se dilatent toujours et des morceaux se perdent. Avec le rôti de boeuf, c’est la même chose, à la différence qu’au bout du compte, je me retrouve les culottes tachées de sang.

Je sais très bien qu’il y a une solution à mon problème : le fromage. Je me rappelle avoir eu du plaisir, un soir, avec un camembert. Sa pâte molle épousait parfaitement les formes de mon sexe et sa croûte était bonne à défoncer. Mais, le lendemain matin, l’odeur qu’il y avait dans mon caleçon était impossible à faire disparaître. Vous comprenez, il me faut quelque chose qui puisse me procurer du plaisir sans laisser de trace. Sans quoi ma femme se pose des questions.

Ce matin, quand elle a vu le poulet cru dans les poubelles, elle a eu la brillante idée de le récupérer en le nettoyant dans le lavabo :

- Chéri, c’est quoi ce gaspillage? C’est toi qui as jeté ce poulet entier dans les poubelles?!

- Le poulet? Oui, que j’ai dit, mais je ne sais pas comment le faire cuir et de toute façon, il n’est plus bon non?

- Mais bien sûr que si! J’ai retrouvé l’emballage et la date d’expiration est dans trois jours. Il suffit de le rincer pour enlever le sang qu’il y a dessus... 

Ce soir, ma femme fera cuir un poulet au sperme et je ne voudrai pas le manger avec elle. Elle boudera mon absence à table. Elle dira que je suis distant et, comme d’habitude, je n’aurai pas droit à son vagin cette nuit.

Peu importe. Moi demain, je crois que je me paierai un bon camembert.

Ma vie de merde


Y en a marre de cette vie de merde ; 

C’est une vie qui ne sent rien, qui pue sans odeur. Une vie qui s’enlise dans un sable boueux, brun merde, une vie qui rampe dans la fiente de mouette. C’est une vie blanche dont le noyau est un trou noir, couleur asphalte, qui s’écrase et avale toute la merde des autres à côté. 

Ma vie s’avale elle-même, comme un bol de toilette, elle est de merde et elle se torche et ne se lave jamais les mains ; elle est sale, sans pudeur, elle se fout des autres mais, comme une fontaine, elle pleure ceux qu’elle aime.

Ma vie est de merde, elle n’a pas appris à être propre. Elle n’a pas eu de mère, ni de père, on dirait qu’elle est née clocharde et le restera. Mendiante et dégueulasse. Elle se vomit dessus. Elle veut s’étrangler, se pendre, elle est une bête sauvage sans intelligence.

Ma vie est soûle. Elle est traître dans ces temps libres et sinon, elle quête le bonheur des autres. Elle est suicidaire et ne connaît pas la puissance des pilules qu’on lui offre. Elle n’a plus de jambes depuis le jour où elle a tenté de se faire baiser, mais elle a toujours la honte qui est venue avec. Elle est bourrée de sentiments qui la rendent coupable de tout. 

Ma vie est coupable. La plupart du temps, elle joue la froide. Elle a tué ses émotions dans l’espoir de ne plus exister. Mais elle reste noire de crimes. Les meurtres imaginaires y volent comme des mouches et, moi-même, je balaie la hache pour tuer les plus lumineuses d’entre elles. 

Je suis mort d’envie de vivre une vie, mais la mienne me dégoûte. Elle est poussiéreuse, déjà vieille, et plus elle s’anime, moins elle fait d’heureux. Elle est le contraire de tout ce que j’ai espéré enfant. Elle est salope, grave, hideuse, mal-aimée, destructrice et kamikaze. Je ne veux plus de cette vie. Je veux la vendre.

J’attends encore que quelqu’un puisse m’aimer suffisamment pour l’acheter. Que quelqu’un me libère de ma crasse. Je crois qu’en échange, je pourrais apprendre à aimer...