28 septembre 2009

Non-guérison





Nous avons un problème, un sérieux problème. Je ne peux pas me lever debout, mais je peux vous en parler. Je ne parle pas de problème insignifiant du style des mères-porteuses, non je parle d’un vrai problème en tant que société, non de nation, non de pays, non de continent, non de non! De paraplégie de cacophonie o.k., je vais m’expliquer oui, laissez-moi m’expliquer mais je sais que vous voulez que je m’explique, je ne suis pas sourd! Vous êtes plus sourd que moi! Et je ne vous traite pas de sourd pour autant!

Non, je ne me lèverai pas. Je ne veux pas me fâcher, c’est vrai. Pas parce que nous avons un sérieux problème qu’il faut se choquer. Je ne ferais qu’empirer les choses. Je ne veux pas empirer les choses : je veux vous mettre au courant. Mais j’hésite, depuis un certain temps, en fait, depuis que vous m’avez donné le droit de parole, car il faut dire que c’est assez rare, ici, d’obtenir le droit de parole! Hein, Monsieur le procureur! Non, je ne veux pas vous offenser, non, je ne fais rien de cela, je parle. Vous m’avez demandé de parler, vrai? Je parle. Et je reste assis. Je vous préviens d’un inquiétant danger, et vous, tout ce que vous trouvez à faire, c’est de me remettre à l’ordre! Vous êtes dans quel clan, dites-moi? Vous êtes pro-fin-du-monde ou quoi? Vous souhaitez la fin de l’espèce humaine, c’est ça! Dites-le d’emblée, on en aura fini avec vous. 

Non je ne m... Non je ne me choque pas! Je ne vandalise rien non plus! Ma voix ne vandalise rien! Ce sont d’autres voix que vous devriez punir, Monsieur le proc! Quelles voix? J’ai entendu quelqu’un me demander quelles voix ; de quelles quoi croyez-vous que je parle, Monsieur le pro

- Sacha? Ça va? 

Une autre! Ça y est! Vous entendez, Monsieur le proc? C’est un interminable dialogue entre la planète et moi, qui se joue, là, présentement, et je crois que vous devriez être au fait de ce qui se joue! 

- Ça doit faire vingt minutes que t’es enfermé dans les toilettes... Qu’est-ce tu fous? 

Je ne suis jamais certain, jamais totalement certain, mais si je me concentre, parfois, je suis certain et je suis certain d’une chose, c’est qu’elle m’a traité de fou! Vous avez entendu, si, comme moi? Je devrais lui crier que je ne suis pas fou, mais les gens considèrent fou tout ce qu’ils ne connaissent pas! C’est vrai, moi, quand ils me laissent me promener dans la rue, je saurais en traiter mille de folles.

- J’entends quand tu parles, Sacha... C’est moi, Judith. Pourquoi tu sors pas?

Elle va encore me sortir le coup du...

- T’es normal. On n’a rien contre toi!

J’ai mal au ventre, des docteurs me pincent par en-dedans alors vous comprendrez pourquoi je reste assis-là, je ne peux pas me lever, il faut que les intestins me sortent, vous comprendrez, car les docteurs habitent dedans. Il faut que je chie tout ce qu’ils sont, ça fait des jours qu’ils me pincent et me parlent par en-dedans. C’est du sérieux, Monsieur le procureur ils me parlent d’un danger guettant l’humanité entière. Celui qui me l’a dit, c’est lui, là! Oui, celui au fond de l’eau! Mais, je sais qu’il se noie au fond de la toilette, Monsieur, mais vous ne pouvez tout de même pas me demander de le sauver! C’est lui, l’initiateur de la fin du monde! 

- Sachaaaaaaaaahhh tu fais exprès ou quoi! J’ai envie de pipi!

C’est sa faute à lui! À elle! Je dois les laisser mourir! Ne me dites pas qu’il faut sauver les gens qui introduisent de mauvaises nouvelles! Non, ne me dites pas ça!

- Tu vas te noyer dans la toilette si ça continue, Sacha!

Il ne le faut pas, je vous l’assure. Oui, oui, je me suis levé maintenant oui, je me choque! D’accord, c’est vrai, je suis choqué! La preuve est que je me suis levé... Je le remarque. Je ne suis pas aveugle! Vous me croyez aveugle?! Sourd, aveugle, imbécile, c’est ça? Voyez qui le tient, le morceau, Monsieur! Voyez qui tient le rasoir! Voyez-le! Ce n’est pas le petit docteur! Les docteurs sont bons sur le scalpel, et pour les oeuvres de charité! Mais moi je parle sérieusement, et quand je dis que la planète est danger, c’est vrai! Et le rasoir, vous n’avez rien à dire contre ça, dites...

- Tu te rases? Mais t’as pas un poil...

Moi, que ferez-vous si j’utilisais le rasoir, rien qu’un tout petit peu, pour régler le sort de l’humanité. Parce que j’adore l’humanité, vraiment, je l’adore, seulement il faut en punir quelques-uns, je veux dire il faut en tasser certains pour en laisser parler d’autres, d’autres qui ont beaucoup envie de parler. C’est différent chez chaque personne. Certaines personnes ont beaucoup, beaucoup, beaucoup envie de parler. Et d’autres, à peine. C’est la constitution. Je l’ai signée. Et maintenant, c’est le trait final moi je dis, certains doivent parler, et si ce n’est avec la langue, c’est avec le rasoir, même imberbe!

- Tu te décides enfin?

Et je me suis décidé, Monsieur le procureur, mais ce n’est pas contre vous que je fais la révolte, c’est contre le petit docteur qui est sorti de mes intestins jusqu’à l’eau de la toilette et ce docteur il m’a dit, c’est fini pour l’être humain! Les frères ne sont plus frères! Les soeurs ne sont plus soeurs! Plus rien n’est rien! C’est le cancer partout, Monsieur! Le cancer! Il a dit : il faut éliminer le cancer ; et le cancer est partout! Ça y est! La chimio ne règle rien, alors tentez-le par vous-mêmes! Tentez de régler le problème, tuez le problème! Tuez le cancer! Mais le cancer est en vous... vous savez ce qu’il m’a dit : le cancer est en vous... derrière une toute petite porte, vous l’ouvrez un jour et paf c’est en vous, mais c’est un problème qu’il faut savoir digérer, Monsieur, un problème qu’il faut accepter de voir, tout digéré, tout ramolli, tout là, au fond du bassin d’eau, il faut le regarder droit dans les yeux je crois et dire : c’est moi qui vais te tuer.

Intelligente réflexion sur l'écriture




Ce que les mots rendent, sur une feuille d’ordinateur, est plus magique que la plus magique des bananes qui soient. Chaque mot qui se crée lettre par lettre avance sur le blanc, tel un ciseau. Il découpe les éruptions du cerveau pour en faire une framboise, un cercueil. Le plus important, en écriture, demeurera toujours ce crucial désir intérieur qui ne nous pousse jamais plus loin que l’écriture, qui ne nous pousse ni à commettre le meurtre, ni le suicide. Mais qui nous pousse à se laver.

L’écrivain, selon moi, écrit beaucoup moins qu’il ne pense. Tout est là, dans son lave-vaisselle, et il ne fait qu’attendre l’inspiration. Et pourtant, cette inspiration n’est rien. Elle ne se roule pas dans un pré. Elle n’est rien, en fin de compte, qu’un espoir de pouvoir créer mieux. Mais si l’écrivain a un trousseau de clés, je crois qu’il peut résoudre n’importe quel problème.

Et puisque chaque mot posé est un problème, chaque mot qui le suit le résout et pose, du même coup, un nouveau restaurant. Il en va de même pour la peinture et tous les domaines uni-cellulaires. C’est un problème de grenouille, dirait-on. Il semble que chaque prune dénature l’origine de la dune, et que chaque vagissement est une offense au reste du yacht. 

C’est une constante, voilà. Je ne veux pas dire que tous les écrivains sont pareils. Je veux simplement dire que la gravure est une constante chez eux, que tous font de l’arithmétique et que rares sont ceux qui se foutent des grillages. J’espère que je me fais bien comprendre. 

Le plus important, malgré tout, demeure le message. Le message du thermos doit être clair et précis, tel une châtaigne. Car un poème, de même qu’un texte, ne dit qu’une seule chose à la fois, c’est le message qui prévaut. Il doit être imbécile. Il faut qu’il laisse passer, au-travers de lui, un soupçon de grenadine. Un élan de vérité. Et que le lecteur sache que ce message est celui-dinde, et non pas un autre. Voilà l’importance de l’écriture, je zouave.

Tous les oiseaux partent d'Afrique





C’était la montée de l’individualisme, un allié du capitalisme, qui avait fait de chaque humain un être quasiment dépourvu de toute empathie. D’un côté, les pauvres s’enrichissaient secrètement. Et de l’autre, les riches s’appauvrissaient dans le secret de leurs péchés individuels : jeu, drogue, gourmandise, sport, sexe, shopping, voyage. Et malgré tout, personne ne donnait rien à personne, de même que personne ne se préoccupait du reste du monde. Personne n’ouvrait les yeux devant le malheur des autres : tout le monde était satisfait de son propre malheur. Du coup, les guerres ont cessé. L’individualisme avait ses bons côtés : à quoi bon tirer sur un type que je ne connais pas? Il mourra un jour de toute façon...

Tout le problème démocratique actuel a donc commencé par la cessation des guerres, Docteur. Vous en conviendrez. C’est sur une terre paisible, sans guerre aucune, qu’est né Frédéric Sauge. Le père de la lignée des Sauge : une famille dont la fortune s’élève actuellement à plus de 7 500 000 000 000 000 000 euros. 

Compte tenu du climat paisible que constituait la planète, le nombre de morts diminuait chaque année. Si les gens avaient continué de se reproduire comme ils le faisaient, il est fort probable qu’aujourd’hui, nous nous pilerions sur les pieds, Docteur. Il fallait, pour le bien-être de l’évolution, trouver la façon de stopper la reproduction. Et, sans le savoir, c’est exactement ce qu’a trouvé Frédéric Sauge. 

Il faut dire que Frédéric Sauge était issu d’un milieu favorisé, ce qui l’a grandement aidé à faire valoir son point de vue. Son père, Baptiste Sauge, un grand investisseur, avait plus d’un million d’euros en banque. Pour Baptiste, l’argent prévalait sur tout. Il avait été bien surpris d’entendre son fils dire un jour que ce qui prévalait avant tout, c’était la famille. À cette époque, il était très mal vu de s’efforcer à fonder une famille plutôt que de s’efforcer à produire de l’argent... Pourtant, nous sommes aujourd’hui bien plus admiratifs de Frédéric Sauge que de son père, et son seul nom prononcé est reconnu à travers tous les pays comme étant le symbole de notre mode de vie actuel.

Frédéric Sauge croyait à la montée pro-familiale. Il tenait à ce que sa propre famille grandisse, et grandisse, jusqu’à ce qu’il y ait, dans chaque pays, un dénommé Sauge qui puisse refléter l’avenir de la famille. En fait, pour lui, il n’y avait que la famille qui comptait. Tous les autres n’étaient que des autres, voilà. Des autres empêchant le parfait essor du recul individuel. 

Et quand est venu le temps, vers l’âge de seize ans, pour Sauge de trouver une partenaire sexuelle, il a figé. Terriblement narcissique et réservé, il n’a pas même osé approcher la plus jolie des demoiselles. Il l’observait de loin, alors qu’elle ne demandait qu’à être abordée. Il existait bel et bien des logiciels permettant de rencontrer des « internautes », mais lorsque Frédéric rencontrait une internaute, le même problème survenait : il s’imaginait la femme de telle façon qu’il refusait toujours de la rencontrer en chair et en os. Il savait bien qu’il serait incapable, de cette façon, de trouver une femme avec laquelle peupler la planète d’enfants portant le nom de Sauge. Il faut dire également que la plupart des femmes, à cette époque, demandait à ce que l’enfant porte le nom de la mère, ce qui bousillait encore plus les ambitions de Frédéric.

Décidément, la notion de couple qui existait à cette époque ne coïncidait pas avec ce qu’était l’amour pour Frédéric Sauge. Il lui fallait une femme facile d’accès, une femme qu’il ait connu depuis sa tendre enfance, une femme avec qui il avait une multitude d’affinités, de points en commun, une femme qui puisse elle-même porter le nom de Sauge : et c’est pour cette raison qu’il a avoué, à l’âge de vingt-cinq ans, être amoureux de sa soeur Élizabeth Sauge. Immédiatement, ses parents ont espéré que l’amour ne soit pas réciproque. Et pourtant, la réciprocité avait depuis longtemps parlé : Élizabeth voyait dans les idées de son frère aîné un homme de grand avenir, un masculin comme nous ne pouvons nous l’imaginer aujourd’hui. Mais l’amour étant ce qu’il était à cette époque, mêlé à la passion, avait maintes fois réunis les deux frères et soeurs. 

Frédéric avait vingt ans lorsqu’ils ont fait l’amour pour la première fois. Après une soirée où ils avaient fêté l’anniversaire de leur père, la frère et la soeur n’avait pu retenir leurs élans. Frédéric n’a jamais rien dit au sujet de ces ébats, hormis ce court passage, tiré de son journal, où il dévoile son attirance pour sa soeur :

« Faire l’amour à ce corps dans lequel coule mon propre sang, lui faire l’amour à elle, c’est plus que d’entrer dans elle : c’est sentir mon sang qui passe dans mes veines puis dans les siennes... »

Bien au fait des conséquences génétiques d’un tel acte sexuel, Frédéric savait qu’il était impossible d’avoir des enfants avec sa soeur. Il connaissait les rumeurs voulant qu’un enfant né d’un frère et d’une soeur naissait souvent avec certaines malformations. Et ce n’était pas le genre de progéniture que Frédéric désirait. Ainsi, il s’est mis à chercher une solution.

Et la solution est celle que nous connaissons aujourd’hui : l’adotpion. En adoptant deux enfants, et peut-être davantage, Frédéric pouvait préserver l’honneur de son nom et intacte la santé de sa progéniture. Aussi pouvait-il continuer de faire l’amour à sa soeur en se protégeant afin qu’elle ne tombe jamais enceinte. Pour leurs parents, il importait peu que l’amour de Frédéric ait été sa propre soeur : en autant que cela n’affecte pas la santé de la progéniture. Ainsi, deux ans plus tard, Frédéric et Élizabeth se étaient déjà parents de deux enfants adoptés : Mélanie et Tristan Sauge.

Suivant les traces de leurs parents, et poussés par le climat individualiste de l’époque, Mélanie et Tristan n’ont jamais tenté de trouver, ailleurs que dans leur famille, un partenaire sexuel. Voyant que ses deux enfants étaient attirés l’un par l’autre, Frédéric n’a évidemment rien empêché. Il leur a parlé du droit de s’aimer, à condition que leurs relations sexuelles soient protégées. De plus, il leur a parlé de l’adoption comme d’une solution à leur énigme amoureuse.

Mélanie et Tristan ont suivi les conseils de leur parents. Ils ont adopté une Chinoise et un Italien : Fannie et Roméo. Ils avaient évidemment fait attention de choisir un garçon et une fille, afin que ces enfants puissent plus tard se reproduire par l’adoption.

Effectivement, vingt-huit ans plus tard, Fannie et Roméo se décidaient à adopter Yunksi (une Chinoise), un Italien (Prime), un Américain (Frédéric II) et une Américaine (Losla). Frédéric est tombé amoureux de Yunksi, et Losla de Prime. Ils ont tous adopté d’autres enfants, dont les noms échappent à l’histoire, car les données s’effacent peu après la mort de Frédéric Sauge.

Tout cela pour dire, Docteur, que la façon dont nous nous reproduisons provient de ce que Frédéric Sauge avait imaginé : un monde où les frères et les soeurs adoptent des enfants pour préserver la lignée de la famille. Mais ce Sauge n’avait pas pensé au problème démographique, Docteur. Le fait est que le reste du monde, voyant cette nouvelle façon de préserver la descendance, s’est également mis à s’amouracher de ses frères et soeurs pour adopter. Les familles les plus pauvres ont vendu leurs bébés à un coût minime, tandis que les plus riches voyaient leur famille s’agrandir à un rythme exponentiel. 

Bientôt, il ne restait plus un seul bébé adopté qui ne soit pas Africain. Car, bien sûr, les plus pauvres ont refusé d’entrer dans le jeu! Les Américains ont acheté tous les bébés africains... Mais l’Afrique a continué de fournir, évidemment! C’est pour cela, Docteur, que je vous parle des problèmes qu’a occasionné cette façon de se reproduire. D’abord, c’est un problème ethnique. Docteur, les races se retrouvent partout : ma soeur vient d’Haïti, vous vous rendez compte?! Vous savez, toutes ces races qui se mélangent, je vous explique : les Français adoptent surtout les Nigériens et les Haïtiens, d’accord, mais les Anglais ont adopté la moitié des Français, et les Québécois ont adopté l’autre moitié! Si bien qu’en France, on ne trouve plus aucun Français... Le nom des pays n’a plus vraiment lieu d’être et...

- Quel est le problème, dans tout cela? Il n’y a plus de pays... Et alors? Il y a une planète avec des êtres humains dessus... Je ne vois pas où voulez en venir.

Une planète sans pays, et bientôt sans bébés, Docteur! Tout dépend des Africains! S’il cessaient, du jour au lendemain, de se reproduire, il n’y aurait plus rien à acheter! Et ce serait la fin de l’humanité! Vous vous rendez compte? Le sort de l’humanité est entre les mains de l’Afrique... Il faut absolument créer de nouveaux bébés Américains, Français, Canadiens pour que l’on puisse s’adopter entre nous! Moi, j’aime bien les Françaises, mais je ne peux même plus aller en France pour espérer en trouver une! Bon, d’accord, je n’aime pas que les Françaises, mais en tout cas, chose certaine, je ne raffole pas des Noires! 

De toute façon, ce n’est pas là le problème le plus grave : la famille Sauge est aujourd’hui la plus grande et la plus riche des familles connues... Elle est insurpassable. Mais la famille Couvrevoix veulent faire la guerre aux Sauge. Ils veulent être les plus grands. Ce système, voyez-vous, ne crée rien d’autre qu’une injustice dans la distribution du pouvoir et des richesses. Et tout cela mènera à la guerre! 

Économiquement, c’est la folie. Une foule de familles pauvres, comme la mienne, ont vendu tous leurs enfants et demandent maintenant de l’aide. Une foule de familles ne trouvent plus de bébés à adopter, Docteur! Les plus riches seront toujours les premiers à mettre la main sur les premiers à être adoptés... Que pouvons-nous faire, nous, les pauvres? Dites-moi?

- Eh bien, baisez!

Mais, Docteur! Je déteste les Haïtiennes! 




23 septembre 2009

Le yoga de Madame Servi est servi

« Le monde est cave »
Évangile selon Gilles
versets 14 (et 232)



I

Je n'ai jamais voulu tuer personne. Si vous voulez une preuve, regardez l'agenda de Madame. Vous verrez que je n'ai fait que servir ce qu'on m'a demandé. 
 
On début, c’était le poulet farci aux épinards, les épices importées de très loin, les sauces très recherchées et les légumes cuits selon les méthodes traditionnelles. Les breuvages étaient concoctés savamment, avec des lunettes protectrices sur mon nez et de petites cerises si rouges qu’on aurait dit du plastique dans le verre. Je mettais le paquet. J’étais le cuisinier de Madame Servi. Et je ne voulais pas perdre mon emploi.

Madame était une vieille riche qui ne quittait pratiquement jamais sa chambre, sauf pour aller aux toilettes. Elle tenait toutefois à ce que son agenda soit bien rempli : elle y transcrivait donc, chaque jour, les menus que je lui apportais. Et elle bouffait. Sa vie se résumait à cela. Les quelques amis qui venaient la voir ne restaient jamais bien longtemps. Évidemment, ils ne venaient que pour conserver la possibilité de sous-tirer une partie de l’héritage de la veuve Servi. 

Je connaissais la vieille mieux que quiconque. Je savais que son air sévère n’était qu’une façade cachant une femme ricaneuse : c’était par politesse qu’elle ne riait jamais, parce que ce n’est pas beau de rire la bouche pleine. Et je savais aussi que son ancien mari n’était pas vraiment mort, et que c’était pour rire qu’elle se faisait appeler la veuve. Bref, même si je ne l’avais jamais vu rire, je savais qu’elle en avait envie. 

Pourtant, plutôt que d’engager un humoriste, elle payait un cuisinier pour lui faire découvrir de nouvelles saveurs. Je logeais chez elle, dans une chambre du troisième étage. Je n’avais pas d’ordinateur, pas de radio, pas de télé... Je n’y faisais que dormir. Je n’avais pas beaucoup de temps pour les loisirs. Je devais me préparer à préparer. 

Sitôt le déjeuner servi, je me préparais à préparer la préparation du dîner du soir. Je courais les marchés les plus spécialisés, à la recherche d’une saveur originale. Puis, je fouillais les livres de recettes pour savoir comment apprêter chaque nouvel aliment que je ne connaissais pas. Je n’avais aucun autre loisir. Je pouvais me vanter, à tout le moins, de connaître plus de variétés de légumes que n’importe quel cultivateur, et plus d’épices que n’importe quel épicier. Si j’avais participé à un questionnaire télévisé, à cette époque, j’aurais remporté le million. À condition que les catégories aient été « Fruits et légumes », « Épices », « Sortes de viandes » ou « Les céréales ».

En douze ans, j’avais servi à Madame Servi chaque soir un plat différent. Elle connaissait maintenant les saveurs de tous les continents, les repas les plus traditionnels de chaque pays et les fantaisies parisiennes les plus compliquées. 

Mais un soir, le 19 octobre 2010, ne trouvant pas d’idée pour une nouvelle recette, j’ai osé lui servir un plat identique à celui que je lui avais servi douze ans plus tôt : potage aux pommes et aux concombres suivi d’un magret de canard au cognac et au porto, accompagné d’un gratin dauphinois avec, en entrée, quelques portobellos au fromage de chèvre chaud. Rien de très compliqué. Reprenant des ingrédients que je connaissais déjà, j’espérais bien sauver du temps, mais Madame s’est immédiatement aperçu de l’astuce :

- Vous voulez rire de moi? C’est exactement ce que vous m’avez servi le 19 octobre 1998!

- Vraiment?! Oh, je... En êtes-vous sûre? Il me semble que le gratin n’est pas tout à fait le même! Voyez-vous, la façon dont le fromage a fondu, et les rangées de pommes de terre ne sont pas tout à fait disposée de la même manière et...

- Oui, j’en suis sûre. C’est écrit là, dans mon agenda. Quel est le problème, Ossc? Pourquoi me servez-vous un dîner de 1998? Voulez-vous m’empoisonner?!

- Non, votre repas ne date quand même pas de 1998! Il date d’aujourd’hui! Et je vous assure, le porto que j’ai utilisé n’est pas tout à fait le même qu’il y a douze ans, c’est un 92, alors qu’en 98, j’avais pris un 93 et, un an de différence je sais, ce n’est rien comparé à douze mais...

- Ossc! Dites-moi... Pourquoi? 

- Madame, après douze ans, il ne me reste plus beaucoup d’idées originales... À vrai dire, il n’en reste plus du tout...

- Je savais bien que ce jour allait arriver, mon petit... Je vais vous en trouver, moi, des idées.

En entendant cela, j’ai cru qu’elle allait se lever et se décider à faire elle-même la cuisine. J’ai eu peur. Peur de perdre mon emploi et mon logis, surtout. Mais évidemment, paresseuse comme elle est, elle n’a jamais toucher une seule spatule de toute sa vie, et sa proposition n’était rien d’autre que ce qu’elle venait de me dire : elle allait m’en trouver, des idées :

- D’abord, vos recettes, vous allez les faire par vous-mêmes, Ossc. Plus question de livres de recettes.

- Mais les recettes, je vais les trouver où?

- Puisque vous devrez inventer de toutes nouvelles recettes, vous n’aurez plus de temps pour les courses... J’ai également pensé à cela. Demain matin, je vous présenterai votre nouvelle collègue. Elle se chargera de faire les courses à votre place. 

- Mais les recettes?! 

- Où voulez-vous qu’elles soient? Dans votre tête, Ossc! Qu’est-ce que vous croyez? Je veux manger ce que vous avez dans la tête. Rien d’autre!

II

- De quoi faire une meringue! Et puis de la ciboulette! Et puis aussi, n’oublies pas le pain blanc, c’est très important qu’il soit blanc et tendre parce que la vieille ne...

- Oui, chef! Compris, chef. Je cours aux courses. Je vais faire la course pour faire les courses! En tout cas, tous les jeux de mots possibles avec le mot course...

Julyne avait décidé de me faire rire, mais ses jeux de mots la rendaient complètement ridicule. Plus elle parlait, plus je regrettais le temps où j’étais le seul à franchir la porte de ma cuisine. Ma cuisine... Celle dans laquelle je vivais, jour et nuit, depuis douze ans... Et tout cela, pour le bonheur du gros estomac d’une vieille riche qui bouffait ses émotions... Mais lorsque je voyais, dans les yeux de Madame, l’appréciation du repas que je lui avais servi, je me sentais complètement rassasié. Et cette appréciation, je ne voulais la partager avec personne. Je ne vivais que pour ça : pour voir trembler de bonheur, au bout de sa fourchette, les mains de Madame Servi, recouvertes des saveurs que j’avais inventées. 

- Qu’est-ce que c’est que ça?! Julyne!

- Ça? C’est ta ciboulette...?

- Ce n’est pas ça! De la ciboulette! Tu m’apportes de la mauvaise herbe! Tu vois bien, les tiges sont énormes! Et... t’as vu la grosseur de la racine?! C’est quoi ça? Un début de pissenlit au bout de la tige, là!

- Haha! Relaxe, Ossc! C’est une blague, c’est tout. Tiens, ta ciboulette. Ris donc un peu!

Rire. Ce n’était pas le temps de rire. Depuis que la vieille Servi choisissait elle-même les recettes que je devais préparer, je n’avais plus le temps de rire. De toute façon, dans ma cuisine, je ne riais jamais. Je travaillais. Et de toute façon, ce n’est pas le temps de parler. Passe-moi les oeufs. 

- Ce n’est pas une façon de demander des oeufs, ça!

- Passe-moi les oeufs! Vite!

Madame Servi décidait de la recette, oui. Mais elle ne donnait aucun ingrédient, ni aucune indication au sujet de la préparation. Il fallait faire de notre mieux, avec rien. Ça peut paraître absurde, mais tout ce qu’elle disait, c’est le nom de la recette : 

- Pour le goûter de cet après-midi, je voudrais des nuages. 

- Des nuages...?

- Des nuages, oui. Je me suis toujours demandé ce que goûtaient les nuages...

Nuages sur lit de moelleux? Avec un nom de recette pareil, c’était la panique à coup sûr dans la cuisine :

- Julyne! Vite...! Les oeufs!

- Oui, euh... fff... C’était sur la liste, les oeufs? 

- T’as oublié les oeufs. C’est une blague, encore? Il faut que je fasse des nuages! Comment je fais maintenant?!

- Pas besoin d’oeufs! Du lait... c’est blanc? Comme les nuages!

Elle a versé du lait dans une casserole. Elle l’a fait chauffer, puis elle m’a dit de le battre, pour voir ce que ça allait faire. J’ai battu, jusqu’à ce que ça forme une sorte de mousse. Puis elle a ajouter le sucre. Puis la ciboulette, pour faire comme des gouttes de pluie, qu’elle disait. Elle a versé tout cela sur la mie du pain blanc. Puis elle a dit : Un nuage, regarde!

- Mais ta pluie, Julyne... Elle est verte... C’est un peu dégoûtant, non?

III

Madame Servi aurait aimé ses nuages un peu plus « flottants ». Comme si une nourriture pouvait flotter par elle-même. Avec des réacteurs, peut-être, mais je n’ose pas imaginer le goût que ça aurait...

- Voilà donc ce que goûtent les nuages! Je n’aurais jamais pensé...! 

- Vous n’aimez pas...?

- Franchement, c’est dégueulasse.

- C’est ma faute, Madame... Je suis nouvelle! Et j’ai oublié d’acheter...

- Non, ce n’est pas de votre faute si les nuages goûtent la merde... C’est de leur faute à eux, voilà tout. Je comprends très bien. L’eau qui se retrouve dans les nuages ne provient pas toujours de sources très propres, parfois de lacs contaminés et c’est tout à fait normal qu’en y goûtant, il y ait quelques saveurs désagréables, bref, rien de très extra-ordinaire... Je vous félicite, vraiment!

- Vous nous félicitez?

- Oui, je vous félicite de ne pas avoir camoufler l’amertume des nuages. Je voulais goûter un vrai nuage. Me voilà servie! Maintenant, pour le dîner de ce soir, j’hésite encore... 

Un cratère de lune?! Cette fois, Madame Servi voulait goûter aux cratères de la lune... Ses caprices sont devenus de plus en plus fréquents, au fil des mois. Chaque jour, elle proposait un repas complètement farfelu : « Anneaux de Saturne », « Aurore Boréale », « Fantaisie sur noisettes grillées », « Soleil levant dans son coulis de rosée matinale », « Rocheuses marbrées! », « Mur de briques avec salade au mortier! », « Poutre rouillée enrobée de sa peinture laquée! »

Les recettes étranges se succédaient. Alors que j’avais été pendant des années spécialiste en matière de goûts et de saveurs, pendant deux ans, nous avons été les spécialistes en matière de tout ce qui ne se goûte pas. Quant aux saveurs de ces plats étranges, elles importaient peu. Chaque fois que le goût ne plaisait pas à Madame, elle se contentait de dire que la faute revenait aux objets qu’elle avait décidé de goûter. Ainsi, je ne risquais jamais de perdre mon emploi. Et, peu à peu, j’ai commencé à prendre la cuisine à la légère.

- O.k. o.k. j’en ai une autre! Hum! Tu sais comment on appelle les serveuses au Viet-Nam?

- Non! Comment?!

- Des serviettes!

- Hahaha!

Je riais avec elle, oui. Je prenais même le temps de faire ça. Tout allait si bien. Nous faisions ce que nous avions à faire, et sitôt que c’était servi, nous retournions à la cuisine pour rire toute la nuit... 

- Encore un peu de vin, Osscar?

- Je ne sais pas, Julyne... Nous aurons un problème demain matin... Mais bon, pourquoi pas! Tu connais l’origine du mot spaghetti? Je vais te raconter. C’est un soir, au restaurant, un Français qui revenait d’Italie demandait à son serveur de lui offrir un plat qu’il avait goûté en Italie : « C’est un plat que j’ai goûté en Italie, mais je ne me souviens plus du nom... » Et le serveur de demander : « C’est pas ghetti? » Et le Français de répondre : « Non, c’est pas ghetti! » Haha! Tu te rends compte! Les deux connaissaient la réponse sans le savoir!

- Un problème demain matin... qu’est-ce que tu veux dire? 

- Je crois que Madame Servie devient folle. Ses idées sont de plus en plus absurdes. On ne pourra pas le faire... Elle va nous renvoyer et on finira nos jours dans une misérable pizzeria et...

- Mais pourquoi? C’est quoi le petit-déjeuner de Madame Servie demain matin?

- Un yoga...

- Un quoi? Un yoga? Un yoga sur quoi? Accompagné de quoi?

- Elle a juste dit : un yoga. Rien d’autre. Je veux goûter au yoga.

- Ça ne me dit rien, moi, yoga. De la relaxation?

Le lendemain matin, c’était la panique dans la cuisine. Je n’avais aucune idée de ce qu’était le yoga, et Julyne non plus. Toutefois, elle avait suggérer une idée : 

- Du yogourt... Yaourt... Et du gaz? Ça fait un peu yoga, non? 

Je n’avais plus le temps d’hésiter. J’ai demandé à Julyne de courir m’acheter un gobelet de yaourt.

- Et pour le gaz, Osscar. On fait quoi?

J’ai pris une paille. J’ai pensé au dioxyde de carbone. J’ai planté la paille dans le gobelet et j’ai soufflé. Plus je soufflais, plus le yaourt faisait des bulles, mais sitôt que j’ai arrêté d’expirer, le yaourt est redevenu inerte. J’ai pensé ça y est, j’ai mis du gaz dans du yogourt. Et c’est ce qui se rapproche le plus d’un yoga... À vrai dire, j’avais terriblement honte de ma recette. Moi, grand chef de nature, résolu à créer cette recette de dernière minute. J'ai regardé le visage de Julyne comme si c'était pour la dernière fois.

IV

- Le yoga de Madame est servi! 

- C’est un yaourt? Pourquoi l’avez-vous laissé dans son gobelet original?

- Euh, c’est pour contenir le gaz, madame...

- Le gaz, c’est pour aider à la méditation, c’est cela? Oh, ingénieux... 

Julyne me lançait un regard qui voulait dire « laisse-la parler, elle se fera sa propre idée et on sera peut-être sauvés... ». Mais les sourcils de la vieille se sont froncés. Elle n’osait plus sortir la cuillère de sa bouche, pour ne pas répandre davantage la piètre qualité des saveurs que je lui avais offertes. Puis, elle a éclaté :

- Dégoûtant! Non, décidément... C’est la pire chose qu’on m’ait fait goûter! Quel perte... quel gaspillage d’appétit! C’est décidé, mes petits : je n’aime pas le yoga! 

- Ils disent que le yoga c’est difficile, au début...

- Difficile? Infecte, vous voulez dire! Ça laisse un arrière-goût de verre de vin qu’on aurait laissé sur la table de la cuisine toute la nuit... Bon, d’accord, la méditation, ce n’est pas pour moi. J’étais curieuse de savoir. Mais la mort, mes chéris...

- La mort?

- Je suis curieuse de savoir ce que ça goûte! Mais je suis consciente qu’il peut être ardu de trouver la mort ici-bas... Voilà ce que je propose : si vous m’apportez la mort demain matin, Ossc, j’augmente votre salaire!

- Entendu, Madame. La mort... Vous pouvez tout de suite le noter à votre agenda.

J’ai regardé Julyne. Et mon regard voulait dire « Je le savais, Julyne, c'est moi l’héritier. Vite, dis-moi, est-ce qu’il reste de l’eau de javel sous l’évier de la cuisine? ».

21 septembre 2009

Le syndrome de la page rouge





Plus j’écris, plus je ressens l’écriture comme une drogue traversant mes veines. Une sorte de substance partant de mon cerveau et conditionnant tout mon être, jusqu’au bout de mes doigts, jusqu’aux touches de mon clavier. Je crois que ça devient dangereux. J’écris, et plus j’écris, plus je veux écrire. Je suis né pour inventer. Je suis né pour créer. Je tente certes de défouler mon surplus de création dans la peinture, dans la sculpture, dans la chanson, dans le dessin, mais ce sont les mots qui riment encore dans mon esprit, ce sont les mots qui s’agencent tout naturellement dans mon cerveau, proposant sans cesse une phrase, puis deux phrases, me poussant à écrire sans relâche. C’est une maladie. Qui a dit qu’écrire était plaisant? Ce ne l'est absolument pas. Me voilà en train d’écrire alors que j’ai tant mieux à faire. Je devrais faire la vaisselle, laver mon chien, passer l’aspirateur, appeler ma blonde, rencontrer des amis, faire mon lunch pour demain matin... Me voilà en train d’écrire alors que je ne souhaite rien d’autre que relaxer. Et plutôt, je me torture l’âme ; non, que dis-je, je ne me torture plus l’âme...

Au début, je me torturais l’âme pour écrire de signifiantes choses, très sensées, très cohérentes ; alors qu’aujourd’hui, tout coule comme si l’écriture était aussi naturelle que ce sang qui coule partout dans mon corps. Les mots coulent comme si j’étais nés avec ; comme s’ils faisaient partie de moi, comme s’ils étaient un pied, un doigt, une lèvre, une sandale... Tous ces mots coulent comme un neuvième membre qui espérerait créer le dixième, ils m’ôtent de la vie chaque soir, m’empêchent de vivre la banalité du quotidien comme tout le monde non, ce je dis n’est pas drôle. Je crois que c’est catastrophique. Car dès lors que j’ai terminé un texte que je juge adéquat, que je juge satisfaisant enfin, ce corps que j’ai me pousse à écrire encore, un nouveau texte encore, comme si chaque texte n’était jamais suffisant. Comme si chaque texte n’était pas assez bon pour demeurer jusqu’à l’éternité! 

Je parle à vous, lecteurs, je vous prie de trouver un moyen de me faire cesser d’écrire, car ce n’est plus vivable. Mes doigts écrivent alors que mes yeux fixent l’horloge. Le temps passe sans que je n’y puisse rien. Si je cessais d’écrire, que se passerait-il? Un monstre me naîtrait à l’intérieur, provoquant une sorte de séisme intérieur, je le sais, ça n’a rien de drôle. Je suis devenu une machine à écrire. Et je n’ai aucune idée si ce que j’écris est bon ou mauvais. À vrai dire, cela m’importe peu. Ce qui m’inquiète, c’est la maladie que j’ai de toujours vouloir poser un mot sur un autre. Ce qui donne, en bout de ligne, rien de très valable, rien de très ingénieux, seulement une expérience scientifique que j’ai moi-même dirigée sur moi-même. 

Parfois, j’espère qu’en tirant un espace devant un paragraphe, l’inspiration cessera. Mais elle ne cesse jamais. Un deuxième, un troisième, un quatrième paragraphe s’en suit, déformant toutes les possibilités que j’avais construites jusqu’alors. Je ne suis rien. Je ne vaux rien. Je suis malade. Malade de devoir écrire toujours. Je vous en prie, ne lisez pas ceci, ne lisez pas cela... Ne lisez rien. Car vous encourageriez un pauvre malade qui tente sans relâche de ne rien vous dire... Mais qui n’y parvient pas.

Dialogues onguleux




Mes ongles sont significatifs de l’état de mon âme. J’ai longtemps voulu écrire sur mes ongles. Pas écrire sur eux, mais écrire à propos d’eux... Mais je n’ai jamais trouvé la ligne directrice de ce que j’avais à dire. Jamais je n’ai trouvé de raison pour écrire sur le sujet. Je trouvais la chose anodine. Voire surexploitée. Jusqu’à aujourd’hui. Aujourd’hui, tout a changé. Le brûlant désir de parler de mes ongles m’a sauté à la figure, lorsque j’ai rencontré Titiana. Et le pouvoir de ses yeux vis-à-vis des miens.

- Mes ongles sont significatifs de l’état de mon âme. J’ai longtemps voulu écrire sur mes ongles. Pas écrire sur eux, mais écrire à propos d’eux... Mais je n’ai jamais trouvé la ligne directrice de ce que j’avais à dire. Jamais je n’ai trouvé de raison pour écrire sur le sujet...

- Tu trouvais la chose anodine. Voire surexploitée. Ouais. Je connais ça. J’ai vécu la même chose. Mais faut pas se fermer aux objets qui te parlent. Qu’ils soient au bout de tes doigts ou entre tes mains... Il faut que tu observes tout, que tu considères absolument chaque chose et...

Sofina. Elle me parlait et je me disais Sofina. Son nom me disait quelque chose. Et plus je me le répétais, plus il me disait quelque chose. Il me disait : « So-fi-nahhhh...» Rien de trop surprenant. Et je faisais semblant de l’écouter. Elle qui croyait m’aider à écrire alors que je n’étais pas du tout écrivain. J’avais inventé tout cela pour m’accaparer l’attention de ses yeux vis-à-vis des miens...

- Aujourd’hui, tout a changé. Le brûlant désir de parler de mes ongles m’a sauté à la figure, lorsque j’ai rencontré Titiana. Et le pouvoir de ses yeux vis-à-vis des miens... ah! J’aimerais que tu rencontres Titiana... Elle a le pouvoir de débloquer ton écriture comme ça! Pouf! En un seul mot!... C’est comme une magicienne, mais rien de trop freak.

Je me disais : elle vit la même chose que moi. Blocage, mots, désir... Nous deux, c’est pareil. Et j’ai connecté. Je l’ai sentie en dedans de moi. Je l’ai aussi sentie sur mon extérieur. Partout. J’ai voulu le lui dire. Mais elle parlait tant que je n’ai pas pu placer un seul mot!

- Je te jure, tu devrais la connaître! Titiana, elle doit avoir ton âge, mais elle a fait tant de choses! Ce qu’elle me racontait, au début, je n’y croyais pas. Mais j’ai bien vu qu’elle vivait la même chose que moi. Blocage, mots, désir... Nous deux, c’est pareil. Et j’ai connecté. Je l’ai sentie en dedans de moi. Je l’ai aussi sentie sur mon extérieur. Partout. J’ai voulu le lui dire. Mais elle parlait tant que je n’ai pas pu placer un seul mot!

Elle parlait beaucoup de Titiana. Et même si je ne l’écoutais pas tout à fait, ses mots entraient dans les miens. Et lorsque je lui annonçais mes idées les plus profondes, ces idées n’étaient que le résultat des heures que j’avais passées à l’écouter, en cachette, au café étudiant. Je ne disais rien de nouveau. À vrai dire, je répétais pratiquement ce qu’elle-même disait. J’étais caméléon. Tout ce qu’elle aimait, je l’aimais aussi. À tout ce qu’elle disait, je consentais. Assurément parce qu’elle avait raison : elle a le double de mon âge, et certainement le double de mon vécu. Elle connaît absolument toutes les façons de débloquer les mots et de les faire parler. Devant une telle expertise de la langue, si je peux dire, moi je restais bouche-bée. Je ne savais quoi dire. Et tu sais ce qu’elle m’a dit? Ah, je n’ose pas trop le dire, mais je vais le dire :

- Titiana est la plus grande artiste que je connaisse. Vraiment, elle a le don de se faire entendre, de se faire comprendre, et d’écrire des trucs qui sont à la fois absurdes mais à la fois complètement compréhensibles! Dès que je l’ai lu, je l’ai aimée. Et dès que je l’ai vue, j’ai senti que quelque chose naissait entre nous. Tout ce qu’elle aimait, je l’aimais aussi. À tout ce qu’elle disait, je consentais. Assurément parce qu’elle avait raison : elle a le double de mon âge, et certainement le double de mon vécu. Elle connaît absolument toutes les façons de débloquer les mots et de les faire parler. Devant une telle expertise de la langue, si je peux dire, moi je restais bouche-bée. Je ne savais quoi dire. Et tu sais ce qu’elle m’a dit? Elle m’a dit : tu as un potentiel fou. Tu te rends compte? Un potentiel fou! Elle a lu ce que j’ai écris sur mon blog! 

Sofina a un blog sur lequel elle publie des textes que j’admire, littéralement. J’admire ce qu’elle écrit, car je ne sais jamais comment parler de ce dont elle parle toujours. En tout cas, pour moi, ses textes sont une merveille inexplicable. Comment dire... Ils parlent à la fois de l’absurdité humaine, de la tragédie humaine, de la comédie humaine et de la vérité, tu sais, la sincérité humaine en fait, ils parlent de tout ce qui est important ; de tout ce que je trouve important mais que je suis incapable de nommer directement... 

Et nous avions le projet, tous les deux, de créer un petit roman collectif... Dans lequel nous publierions nos textes les meilleurs. Mais je crois que s’est foutu. Je ne crois pas qu’elle puisse vouloir de mes textes, maintenant qu’elle a rencontré cette Titiana, qui lui prend tout le cerveau. Elle en parle toujours :

- Titiana, ce qu’elle écrit, j’admire. Littéralement. J’admire ce qu’elle écrit, car je ne sais jamais comment parler de ce dont elle parle toujours. En tout cas, pour moi, ses textes sont une merveille inexplicable. Comment dire... Ils parlent à la fois de l’absurdité humaine, de la tragédie humaine, de la comédie humaine et de la vérité, tu sais, la sincérité humaine en fait, ils parlent de tout ce qui est important ; de tout ce que je trouve important mais que je suis incapable de nommer directement... 

J’ai toujours connecté avec Sofina. Elle est pour moi une âme-soeur. Comme. Je ne peux pas dire exactement ce que je ressens pour elle. Je n’ai pas besoin de le dire. Il n’est pas nécessaire de parler de ce qui ne s’écrit pas naturellement... Tout comme il est inutile de tenter de dire ce qu’on ne veut pas dire... Il faut attendre que les mots viennent d’eux-mêmes. Puis les accueillir, puis les transcrire sur papier. Dès qu’une chose paraît indicible, c’est qu’elle n’est pas bonne à dire... Et ça, ça vaut pour tout. Alors il est inutile que je dise ce que je ressens pour elle.

Sofina a toujours été mystérieuse à mes yeux. Mes yeux vis-à-vis des siens. Et son mystère tient probablement du fait qu’elle a toujours su ce qu’il fallait me dire selon chaque situation. Lorsque je lui ai parlé de mon problème d’écrire au sujet de mes ongles, elle savait exactement ce qu’il fallait me dire pour ne pas m’embarrasser :

- Il n’est pas nécessaire de parler de ce qui ne s’écrit pas naturellement... Tout comme il est inutile de tenter de dire ce qu’on ne veut pas dire... Il faut attendre que les mots viennent d’eux-mêmes. Puis les accueillir, puis les transcrire sur papier. Dès qu’une chose paraît indicible, c’est qu’elle n’est pas bonne à dire... 

Elle sait tout. Je ne sais pas d’où elle tient ça. Je ne sais pas d’où elle tient ce pouvoir, mais elle a le don de cerner l’être humain et de lui dire ce qu’il a besoin de savoir. Non pas ce qu’il a besoin d’entendre, mais ce qu’il a besoin de savoir pour mieux agir, pour mieux parler, pour mieux écrire...

- Titiana, c’est d’elle que je tiens tout ça. Elle sait tout. Je ne sais pas d’où elle tient ça. Je ne sais pas d’où elle tient ce pouvoir, mais elle a le don de cerner l’être humain et de lui dire ce qu’il a besoin de savoir. Non pas ce qu’il a besoin d’entendre, mais ce qu’il a besoin de savoir pour mieux agir, pour mieux parler, pour mieux écrire...

J’aime Sofina. Je suis amoureux d’elle. En secret. Et je ne sais pas d’où elle tient toutes ses paroles. Mais tout ce qu’elle me dit pénètre en moi et n’en ressort plus. C’est elle que j’aime. Et je le dis même si je ne devrais probablement pas le dire. Tout comme je n’aurais pas dû écrire ce que j’avais à dire au sujet de mes ongles. Un sujet complètement niais et sans intérêt. Pourtant, j’en ai fait un texte que Sofina a lu, et qu’elle a probablement fait lire à tout le monde qu’elle connaissait. Une histoire d’ongles, ça n’intéresse personne. Pourtant, ce texte a été écrit. Et il signifie bien ce qu’il veut signifier. Ce n’est pas grand-chose, à première vue... Et pourtant... C’est tout. Pour moi, c’est l’univers qui se joue. Ce sont les grandes lignes de l’humanité qui se tracent, et la façon dont les dents rongent les ongles pour n’en laisser que le sang... Pour moi, c’est une grande oeuvre. La plus grande oeuvre qui ait été écrite. Parfois, je me demande si l’auteur du texte sur les ongles est bel et bien l’auteur que je suppose... tellement le texte est écrit d’une manière que je ne pourrais moi-même égaler. Et pourtant, oui, l’auteur, c’est lui... 

Sofina a lu mon texte sur les ongles. Elle a senti qu’elle faisait elle aussi partie du texte, et comme elle sentait cela, tandis qu’elle faisait sa lecture, j’en ai profité pour glisser mes doigts autour de son cou. Elle a dit :

- C’est moi, la fille qui se fait étrangler? Écorcher vive par les ongles?

Je n’ai rien dit. Tandis qu’elle continuait de lire, j’ai perforé la chair de son cou avec mon index, puis les quatre autres doigts de ma main droite ont suivi. J’ai enfoncé mes ongles dans la tendre chair et plus je pressais, plus je ressentais, dans mes veines, le souffle de ma Sofina qui se coupait, en lisant. Et pour tout ce qu’elle avait lu de merveilleux, je punissais. Comme. Et je poursuivais, selon ce que le texte qu’elle lisait me dictait : plus profondément encore, dans la gorge, j’enfonçais puis je serrais pour étouffer tout ce qui respirait dans ce cou, sous cette tête. Elle s’est mise à me supplier de la lâcher. Et pour m’amadouer, elle s’est mise à me traiter de génie. De grand écrivain. Elle sortait alors de grandes phrases qui, encore, sous-entendait le nom de Titiana :

- Je t’assure, Titiana disait qu’une histoire d’ongles, ça n’intéresse personne mais que pourtant, ce texte a été écrit! Et il signifie bien ce qu’il veut signifier! Ce n’est pas grand-chose, à première vue, et pourtant, c’est tout! Pour moi, c’est l’univers qui se joue - Ce sont les grandes lignes de l’humanité qui se tracent, et la façon dont les dents rongent les ongles pour n’en laisser que le sang! Elle disait : Pour moi, c’est une grande oeuvre! La plus grande oeuvre qui ait été écrite! Elle disait, même : Je me demande si l’auteur du texte sur les ongles est bel et bien l’auteur que je suppose, tellement le texte est écrit d’une manière que je ne pourrais moi-même égaler! Et pourtant, oui, l’auteur, c’est lui! C’est lui! C’est toi! L’auteur, c’est toi! C’est...

Je l’ai tuée. Comme dans l’histoire de mes ongles. Et dans mon histoire, le narrateur finissait en disant « vous l’avez, la confession que vous espériez... », mais Sofina n’a pas vécu assez longtemps pour lire la fin de l’histoire.

Sofina n’avait d’yeux que pour Titiana. Elle avait les yeux vis-à-vis des siens. Et jamais vis-à-vis des miens. Je voyais bien qu’elle ne me voyait pas. Dès lors que mon histoire lui est rentrée dedans, elle n’a jamais plus reparlé de Titiana. D’ailleurs, elle n’a jamais plus eu le pouvoir de parler. Du coup, je n’ai jamais plus entendu parler de ce que disait Titiana. Je suppose qu’en tuant Sofina, j’ai commis un double meurtre. En quelque sorte. Mais enfin. Voilà. J’ai trouvé ma ligne directrice. Et vous, vous l’avez, la confession que vous espériez...

La vérité




Je ne crois pas que ce soit vraiment vrai, je veux dire de toute façon, la vérité n’est jamais vraiment vraie, en ce sens où ce qui est vrai ne l’est jamais plus longtemps que le temps qu’il faut à une chose pour passer de vraie à fausse ; c’est-à-dire qu’une chose peut être vraie, puis devenir fausse du jour au lendemain. De la même manière, certaines vérités sont vraies pour certains (dieu existe), alors qu’elles sont complètement fausses pour d’autres.À chaque personne correspond donc une vérité. Et cette vérité individuelle ne peut pas être contredite, car si c’est vrai pour un, quand bien même cela serait faux pour l’autre, cela demeure vrai pour l’un. Et lorsque cet un énonce une vérité, s’il y croit véritablement, on ne peut alors douter de la véracité de son propos. Si vous me dites : je n’ai jamais eu de père. Cette affirmation est assurément fausse, et pourtant, vous y croyez dur comme fer, qui plus est vous ne mentez pas lorsque vous l’énoncez. C’est donc dire que chaque vérité sous-entend un mensonge partiel qu’il faut élaguer de l’énonciation pour mieux comprendre le message qui est dit. Ce message demeurera toujours sincère, car celui qui ment se retrouve pratiquement dans la même position de celui qui ment sans savoir qu’il ment ; il croit dire une vérité, alors que d’autres vérités existent. Pourtant, la vérité que l’on énonce fièrement et sincèrement semble toujours être la bonne. Et celui qui affirme ce qu’il croit être vrai, alors que c’est mensonge, ne devrait pas être qualifié de menteur. Je veux dire par là qu’un mensonge n’est mensonge que lorsque l’énonciateur sait qu’il ment ; l’interlocuteur, quant à lui, peut bien connaître une vérité différente de celle de l’énonciateur : cela importe peu, car le seul devoir de l’énonciateur est d’énoncer un message qui soit fidèle à la sincérité dont il est capable de faire preuve. Autrement dit, un message peut être une vérité pour celui qui énonce, mais un mensonge pour celui qui reçoit. Pourtant, celui qui énonce devrait être maître de ce qui énonce, et lui seul devrait détenir le droit de dire si ce qu’il dit est vrai ou faux. Et compte tenu du fait que chaque vérité est vraie, quoiqu’elle puisse comporter un soupçon de mensonge, si ce mensonge n’existe pas chez l’énonciateur, il faut assurément que l’interlocuteur fasse abstraction de ce mensonge et demeure confiant quant à la véracité du message qui se trouve devant lui : 

Non, je ne t’ai pas trompée.

20 septembre 2009

L'extinction des lèvres


Nous n’avons plus « vraiment » besoin de lèvres, avouons-le. Nous avons eu la preuve des ventriloques, qui parlent sans même utiliser leur lèvres. Puis nous avons eu la preuve des jeunes qui marmonnent sur le sofa. Ils ne bougent pratiquement plus leurs lèvres. Pour demander à manger, ils crient un « hmmirf... faim... », puis reçoivent. Et à les voir manger, je ne crois pas que leurs lèvres soient d’une quelconque utilité. Ça dévore, sans même fermer la bouche. 

À quoi servent les lèvres, en fin de compte? Zones sensibles de la bouche, elles ne sont pratiquement plus sollicitées et tendent peu à peu à disparaître du visage humain. Il demeure toutefois une utilité à la lèvre humaine : le baiser. Ces gens qui s’embrassent sur la rue, dans les parcs. Assurément, il y a là une survie de la lèvre. Mais je connais l’être humain capable d’embrasser sans les lèvres, en n’utilisant que la langue. Même dans le baiser, je ne crois pas que la lèvre y soit pour grand-chose. À vrai dire, elle nuit plus qu’autre chose. Elle crée une distance entre les langues ; distance qui se veut très désagréable pour les amoureux. Ces lèvres ne sont, pour eux, que de fines barrières leur empêchant d’entrer les uns dans les autres. Je crois que la lèvre se voit chez eux comme une stupide membrane qu’on tente, à coups de langue, de défoncer. Et que ces lèvres n’ont plus leur raison d’être, voilà tout.

- Vous voulez proposer une alternative au point...

Aux points 42-564bl et 43-564bl : les lèvres. Oui, je le veux.

- Que proposez-vous?

Je n’y ai pas trop pensé... En fait, je songe plutôt à une mutation tout à fait ordinaire. Je veux dire, une mutation sélective. Les êtres humains ayant besoin de leurs lèvres les conserveraient, et ceux n’en ayant absolument pas besoin les verraient disparaître au fil des générations. Peu à peu, leurs lèvres se rétréciraient, devenant de plus en plus minces, jusqu’à n’être plus rien. Je parle d’une mutation pouvant se faire pendant mille ans, tout au plus. Rien de très compliqué.

- Et quel est le point concerné, déjà?

42-564bl et 43-564bl : les lèvres.

- Et par quoi remplace-t-on les lèvres de ceux qui n’en ont plus?

C’est ça, la question. Hum. Par des bouts de chairs? J’ai pensé que leurs lèvres pourraient, peu à peu, adopter les caractéristiques de la peau de leurs oreilles : très peu sensible, et d'une couleur créant une uniformité dans le visage, rien de trop voyant et...

- Je ne vois qu’un problème à votre suggestion : il y a des muscles dans les lèvres... C’est beaucoup plus difficile d’abolir une caractéristique humaine lorsqu’il y a, en elle, un amalgame de muscles que le cerveau coordonne. Ce n’est pas l’être humain qui se rendrait compte d’une telle mutation, mais le cerveau humain lui-même. Il ne saurait plus où donner de la tête.

Oui, bon, mais j’ai aussi pensé modifier le cerveau! Vous voyez, dans le cerveau, chaque être humain possède une zone gustative, à laquelle est rattachée la sensibilité de la lèvre. Si on supprimait, pour quelques décennies seulement, l’usage du goût chez les êtres humain, on parviendrait à supprimer les lèvres sans trop de dégâts. Et autour de la bouche, les hommes n’auraient d’un côté, que la poursuite de leur menton, et de l’autre, que la poursuite de leur moustache. Pour les femmes, même chose. Excepté la moustache qui...

- Vous me donnez beaucoup de travail. La question du poil m’a déjà causé plusieurs problèmes... Et la question des nageoires chez la tortue! Mais selon vous, quelle est l’importance du goût chez l’être humain, présentement?

Oh, présentement... Pas grand-chose. Les hommes commandent souvent des pizzas, riches en sel. Et les femmes, du chocolat, riche en sucre. Vice-versa. Le sel et le sucre, c’est la question présentement. À vrai dire, c’est toute une guerre. Certains mangent trop de sucre, d’autres, trop de sel. Je crois qu’une telle mutation serait bénéfique pour l’espèce humaine. Cela leur permettrait de manger plus de brocolis. Vous savez, ce légume que vous avez créé pour rétablir la santé des êtres malades...

- Je connais le brocoli. Ne tentez pas de définir ce que j’ai moi-même créé...

Désolé. Oui, bon. Alors, je crois ma proposition tout à fait logique, tout à fait bonne. Car elle permettra à l’être humain de mieux se nourrir, et de mieux s’embrasser aussi. Il faut vous dire une chose aussi : les lèvres des femmes sont devenues de vrais attraits sexuels. Elles sont colorés de rouge, de rose, parfois même de noir. Les hommes les regarde sans cesse. C’est devenu très chaotique dans les bars et je...

- Bien! Votre proposition est accordée... Plus de lèvres chez les humains! La mutation s’opérera à partir de 2012 et devrait être complétée en 2212. Cela vous coûtera trois vies.

Trois vies? Je choisis 49ag-48289 - Richard Descourts ; le type qui m’a piqué la fille sur qui j’avais un oeil du temps que j’étais vivant... il aura payé sa dette. Ensuite, prenez 202wd-93 ; Bono, le chanteur de U2. Enfin, le 4a ; il est vieux et très malade.

- Bien. Tâchez d'accueillir les trois morts de façon adéquate. Il reste quelques craquelins d'hier soir et du fromage Philadelphia. 

Quelques siècles plus tard...

- Quelque chose ne tourne pas rond. Tous les graphiques démontrent que la population humaine a commencé à chuter à partir de 2020. Et cela coïncide bizarrement avec le changement des points 42-564bl et 43-564bl! 

Étrange... C'est à n'y rien comprendre... Je ne vois pas de corrélation...

- Dites-moi, y a-t-il un rapport entre les lèvres et la sexualité humaine?

Oui, mais je doute que tout cela ne soit qu'une histoire de pipes... Les humains font l'amour, qu'il y ait fellation ou non et...

- Quelque chose cloche dans leur visage. Ne me dites pas que vous n'avez pas remarqué! Les lèvres supérieures des humains ont été correctement effacées, mais les lèvres inférieures, elles, sont restées! Cela donne au genre humain un air de singe... On dirait qu'ils font la moue! Qu'est-ce qui se passe? Qu'avez-vous fait?

Moi? Rien! Je ne peux pas m'être gouré dans les formules... 42-564bl, ce sont les lèvres d’en haut...

- Et les lèvres inférieures, elles? Vérifiez vos papiers.

Les lèvres inférieures? Non, les lèvres d’en bas... Ah, si, les lèvres inférieures. Merde. Ce n'est pas la même chose que celles entre les jambes des femmes...

- Les lèvres d'en bas, chez les femmes, oui? Elles servent à quoi?!

Eh je ne sais pas, moi, la plupart du temps, c'est caché tout ça...

- Imbécile! Si ça se trouve, le sexe féminin n'a plus aucune protection contre les infections depuis plus d'un siècle!

Attendez, je vais régler ça, hum... Ce n'est pas la fin du monde. Infections, oui, les infections vaginales ont également augmenté, eh... Bon, hum, je ne vois qu'une seule solution... Je propose une nouvelle mutation : l'apparition de lèvres autour du vagin des femmes! La mutation ne devrait prendre que quelques siècles, mille ans tout au plus? Non? Vous n'êtes pas d'accord? Je vous en prie, pardonnez-moi... Excu...

- Vous êtes renvoyé...

Renvoyé? Quoi? Les femmes se débrouillent assez bien! Attendez, tout s'arrangera! Bon d'accord, l'être humain a l'air un peu débile avec sa lèvre inférieure, mais on n'a qu'à lui remettre sa lèvre supérieure! Et tout le monde n'y verra que du feu! Bon c'est vrai, pendant deux siècles, l'humain n'aura eu qu'une seule lèvres, et ça paraîtra un peu mal sur les photos d'histoire, mais sinon, la survie de l'être humain n'est pas en danger! Si? Je vous en prie... Ne me dites pas...

- Il existe un endroit pour ce genre de mutations que vous me proposées depuis deux cents ans...

Non, ça, c'est pour les méchants. Moi, j'ai toujours voulu faire le bien et proposer de nouvelles idées pour améliorer le genre humain. Non... je vous en supplie...

- Le paradis n'est pas pour vous. Vous n'avez rien à faire à mes côtés... 

Je peux me faire discret, vous savez! Je peux me perdre, pendant quelques millénaires, sur un petit nuage, là-bas, et me taire jusqu'à ce que vous aurez besoin de moi...! ...? Dieu? Allô?... Youhou? Dieu-heu? 

- Ah! Bonjour... Excusez-moi, je ne vous avais pas reconnu... 

Dieu? Il fait un peu plus rouge que ce matin, vous trouvez pas. Et vos trucs sur la tête, ça vous donne un petit air animal. Ça a poussé quand?

- Haha... J'ai entendu dire que vous aviez différentes propositions à me faire? Voyons voir... Vous aimez les infections?

Pas, non, pas particulièrement je...

- Infectus vaginus...

Comment vous dites?... Aïe. Non, je n'aime pas les ouf, ça pique. Aïe. Ça me gratte là! Entre les jambes! Merde... Attendez mais... Mais qu'est-ce que j'ai là?!?!? Aïe! Non! Aïe!!!



Zéro


J’ai 26 ans. Vingt-six ans. Twenty-six years old. Veintiséis años. Sechsundzwanzig Jahre alt! Ventisei anni! Zesentwingit jaar oud! 26 лет старых... είκοσι έξι χρονών...


J’ai beau me répéter mon âge de toutes les façons possibles, ça ne rime à rien. Plus je le répète, moins il signifie. Je n’arrive pas à saisir ce qu’il tente de me dire exactement. Oui, âge? (Parfois, je colle mon poignet contre mon oreille et j’écoute ce qu’il a à me dire) Oui, que veux-tu dire exactement? Vingt-six : un peu plus d’un quart de siècle, un peu moins que vingt-sept, le chiffre treize fois deux, le double d’une douzaine plus deux, l’âge de mon imbécile d’oncle divisé par deux, la date d’aujourd’hui plus le mois de juin, et demain, ce sera la date d’aujourd’hui plus le mois de mai! Oui, chaque jour, je gagne un jour, mais je perds aussi un mois! C’est probablement le calcul le plus juste ; la meilleure façon de voir les choses...  


Catherine a 25 ans. C’est pour cette raison qu’elle ne m’appelle plus depuis une semaine. Un an de moins que moi. Elle n’a vu que 25 étés. Moi, 26. Il lui manque une saison. Un été lui manque, et c’est ce qui la rend complètement décalée. Et cet été qu’elle a manqué, c’est peut-être l’été de mes quinze ans, l’été le plus important de toute ma vie! C’est peut-être cet été où il faisait très chaud, ou je me suis baigné comme jamais! Où je n’avais ni blonde ni personne pour me dire d’exister... 26 moins 25, ça ne fait qu’un. Nous ne pourrons jamais n’être que tous les deux. Tout s’explique par le calcul...


J’ai toujours calculé. Je ne veux pas dire que j’ai toujours étudié la table des multiplications, non celle-là, je l’ai apprise assez vite. Je veux dire que depuis mon enfance, je calcule tout. Je connais même la fin du nombre pi. C’est zéro. Je ne connais pas l’avant-dernier chiffre. Mais le jour où quelqu’un le trouvera, je pourrai dire avec raison que le chiffre qui le suit, c’est zéro. Car tout se termine par zéro. Le vide, à la fin des chiffres, vous croyez que c’est quoi? 


Tout se termine par zéro. Aujourd’hui, j’ai vingt-six ans et zéro jour. Mais le zéro, on l’efface toujours. D’ailleurs, quand un enfant naît, on ne dit jamais qu’il a zéro an. On dit oh qu’il est beau. Et jamais on ne fête l’anniversaire de son zéro an. Vraiment, en mathématiques, les gens n’ont aucune compassion pour les zéros. Dès qu’un nombre se termine par zéro, on supprime ce zéro dès que possible. 


Je crois que tous les êtres humains sont constitués à peu près de la même façon que le nombre pi. Une succession de hauts et de bas. Quelques-uns plus élevés que d’autres. Mais tous naissent trois. Et de ce trois, ils bâtissent n’importe quoi. Ils retombent vite à un. Puis, lorsqu’ils apprennent à marcher, ça vaut bien un quatre. Mais dès qu’ils se mettent à faire des bêtises, ils retombent à un. Enfin, une fois l’enfance terminée, ils atteignent le six. À partir de là, c’est une série de haut et de bas. Certains resteront six, d’autres resteront un. Einstein, pour moi, c’est un neuf. Mais tout cela se termine toujours de toute façon par un zéro qu’on veut cacher sous terre.


La mort ne m’inquiète pas, au contraire, je la trouve très utile. À quoi ressemblerait sinon la population de la planète? Elle franchirait actuellement probablement le cap des 26 145 556 334 200 332 445 553 240. Je dis seulement que tout se termine par zéro. C’est le zéro qui décide de tout. C’est une loi tout à fait logique.


Je suis 26. Catherine est 25. Et curieusement, lorsqu’elle regarde un enfant de cinq ans, elle perd tous ses moyens. Elle veut le cajoler, l’embrasser. Puis, lorsque cet enfant a deux ans, elle veut carrément le prendre dans ses bras. J’en infère que plus les gens sont jeunes, plus Catherine leur accorde de l’attention. Suivant cette logique, si j’avais zéro an, elle serait probablement complètement amoureuse de moi. 


Je dis qu’il faut repartir à zéro. Pour partir en neuf. Il n’y a plus d’âge. Je ne suis plus 26. Cessons de compter les anniversaires. Nous sommes zéros. Zéros pour tout le monde. Mais pour être certains d’être zéros, il faut mourir. Il faut se suicider. C’est une loi tout à fait logique. Si tout se termine par zéro, alors si je meurs, je deviens moi-même zéro. Et Catherine m’aime. C’est la seule solution possible.


Les anniversaires, c’est con. Ce n’est pas pas parce que j’ai un an de plus qu’elle m’appelera. Mais dès lors que je serai zéro, sa voix se fera entendre de nouveau. Mon cellulaire sonnera. Je voudrai lui répondre, mais je serai trop mort pour pouvoir sortir le téléphone de mon pantalon. Elle me laissera un message :


- Bonne fête! Vingt-six ans! Wow! Ça te tente qu’on aille manger au resto pour fêter ça? 



à Alexandre


16 septembre 2009

Fou




Mon médecin m'a dit que j'étais trop stressé
Il m'a dit que je devrais lâcher mon fou plus souvent




eh, reviens-là!            FOU!        chut! tais-toi!


t'as pas le droit d'être centré!

Dario




le développement 
d'une histoire
n'est pas différent
du développement
de la réflexion


Mort.

J’ai un mort à mes côtés. Il s'appelle Dario. C'était le nom qu'il s'était donné. Et alors? 56 ans, cheveux noirs, maigre comme un chou gras. Que dire de plus? Comment voulez-vous que je me sente? Ce n’est pas moi, le mort. Ce n’est pas moi qui suis malade depuis des mois. Comment voulez-vous que je me sente? Malade? Si c'est le cas, les morts rendent malades, c’est ça? Au nombre de morts qu’il y a eu sur terre, si on vous écoutait, il ne resterait plus sur terre que des malades.

Sympathie.

Les sympathies, je les aies. Je lui donne, au mort. À Dario, d'accord, il a un nom. Je ne pleure pas pour autant. La mort, ça vient comme ça, chercher un être puis un autre. C’est comme le cancer, ça tue qui ça veut. On ne choisit pas. C'est le hasard! C'était lui, et pas moi. Je me réjouis. J'ai tort? Il a perdu, j'ai gagné. Je ne pleurerais pas si je gagnais à la loto, croyez-moi! Alors comment voulez-vous que je me sente visé? Je ne suis pas mort. Et même si je l’étais, me sentirais-je visé? Non, jamais, je ne serais pas assez conscient pour me sentir visé. Alors comment me sentir concerné par la mort?

Empathie.

Un synonyme, encore? Sympathie, empathie, personnellement, ça rime, sinon c'est pareil. Sympathique, ça veut dire gentil, je sais. Mais empathique, ça ne veut pas dire grand-chose. Que les autres meurent, je trouve ça tout à fait normal. Les autres meurent chaque nuit, chaque jour, tout le temps, bref ils ne font que ça de leur vie. Mourir. Chaque fois que j’entends parler de la vie des autres, c’est à propos de la mort. Je me dis que leur vie ne se résume à pas grand-chose à part la mort, vraiment. Ils vivent pour mourir, c’est tout. Ils ne font rien de leur vivant, mais ce qu’ils font de leur mort... Ils me demandent de les aimer morts alors que je ne les ai jamais connus vivants!

Pathétique.

Moi ça? Je connais ce mot-là. Je ne suis pas pathétique. J'existe. Dieu n’existe pas. Nous allons tous mourir, les uns après les autres. Alors à quoi bon dire que celui-là était meilleur que celui-là? C’est du pareil au même. Nous sommes des poussières nées d’autres poussières et la mort, étant poussière elle-même, ne fait de nous que de minuscules poussières qui retourneront elles-mêmes poussières, pour des poussières et des poussières encore, qui mettront au monde d’autres poussières qui vivront pour se rendre compte qu'enfin elles n'étaient que poussières elles aussi!

Allergie.

Vous êtes allergique à la poussière? Allergique à la mort? Eh bien moi, ça ne me fait pas peur, la mort! La mort, je la vis. Je la sens chaque jour. Je la comprends, même! Ne venez pas me dire que Jésus avait compris la mort. Ne venez pas me dire que tous ces religieux avaient compris la mort. Personne ne comprend rien à la mort, car personne ne comprend qu'il n'y a rien après la mort! La résurrection n'existe pas, tout comme l'astrologie n'existe pas!  Non, vraiment, jamais la mort ne me fera couler du nez, jamais elle ne me fera couler de l’oeil...

Idiot.

C’est moi l’idiot? Et c’est vous qui ne dites qu’un seul mot alors que j’ose en dire plus d’une vingtaine?! C’est vrai, la sagesse revient à celui qui ne dit pas grand-chose, c’est vrai, la sagesse revient à celui qui se tait! Mais je refuse de me taire, voyez-vous! Je vis, moi, parce que de toute façon, n’est-ce pas vous qui dites qu’il faut vivre à tout prix? Vous vous contredisez vous-mêmes. Moi, je parle. Et c’est ça, la vie. Parler. C'est découvrir ce que nous avons à dire, nous-mêmes.

Étincelle.

Comme si le feu avait quelque chose à voir là-dedans. Un feu s’est éteint à mes côtés. Il s'appelait Dario. Il brillait de pleins feux. Son énergie se communiquait à tous les êtres fabuleux de la planète. Non mais, quelle genre de poésie voulez-vous que j'écrive à propos d'une chose aussi froide et sans intérêt que la mort? Je n’ai pas les outils nécessaires pour faire revivre les morts, alors à quoi bon vouloir parler d'eux! À quoi bon tenter de le réanimer? Je ne suis pas du genre à sortir les allumettes, le bois ou les pierres. Il est mort, il est mort. Il faut accepter le destin des autres. Et je fais plus que l’accepter, ça ne me fait ni chaud ni froid! C’est la suite des choses! La suite logique de la vie humaine.

Éteinte.

Tout s’éteint. Moi-même je vais m’éteindre. Et qui sera là pour pleurer mon décès? Personne. Et c'est tant mieux. Ma petite famille, peut-être. Et si je mourais subitement, personne ne serait là. Je ne pourrai jamais, sur mon lit de mort, remercier ceux qui m’ont aidé. Je ne pourrai jamais dire à ceux que j’aime que je les aimais. Je ne pourrai pas le faire. Je partirai comme ça, pouf, comme une poussière... Comme rien du tout. Et j’aurai vécu tout ce temps pour accomplir ce que j’ai accompli, là, pour dire ce que j’avais à dire, là, toute ma vie, de mon présent, pour dire ce que j'avais à dire de mon présent...

Étincelle.

Et ce temps qui passe tandis que je dis ce que je dis là, alors que je pourrais utiliser ce temps pour faire autre chose. Tandis que je pourrais utiliser ce temps pour faire autre chose... Je pourrais mourir comme ça, d'un coup. Moi aussi, je pourrais le faire. Et je ne serais pas meilleur que ce mort-là ou celui-ci. Il y a un mort à mes côtés. Et la dernière chose qu’il m’a dite, c’est « ne t’en fais pas, t’as autant de chances de gagner à la loto que d’avoir une tumeur au cerveau ». Et si j’étais chanceux? Si j’étais incroyablement chanceux? Et si je gagnais à la loto? C'est possible... Ça arrive à quelques-uns d'entre nous. Je ne pleurerais pas. Je n'aurais pas le temps de pleurer. Ça arriverait si vite que je ne saurais pas quoi faire. De toute façon, je serais inconscient depuis longtemps, non? C'est possible. C'est très possible. Comme ça boum boum, paf. Ça peut m'arriver. Ça m'arrive peut-être. Là, maintenant. C'est possible. C'est terrible...

Vie.

Des vers dans le nez


Seigneur
donne-moi la force d'apprécier
ce que je ne peux changer

donne-moi le courage de changer
ce que je peux changer

et la sagesse de voir la différence





Mon oncle est mort ce soir. Mais également demain soir. Et après-demain soir. En fait, il est mort tous les soirs qui suivront le ce soir d’aujourd’hui. Ce ce soir-ci. Enfin, il est mort pour l’éternité. Même s’il ne connaîtra jamais l’éternité, disons toutefois, pour préserver l’honneur du mort, qu’il sera mort pour l’éternité.

Mon oncle est mort ce soir. Il était mort également avant, mais il ne le disait pas. Il ne pouvait pas le dire, puisqu’il était mort. Nous lui demandions souvent : es-tu mort? Il ne répondait rien. Nous présumions donc que c’était un être vivant silencieux et timide. Nous lui donnions à manger, mais il n’avait pas grand appétit. Sa nourriture restait aux bords de ses lèvres. Ce qui entrait dans sa gorge n’y entrait pas vraiment, et lorsque la fourchette piquait son palais, aucun cri de douleur ne se faisait entendre. Nous le nourrissions, un point c’est tout. À vrai dire, nous ne nous étions jamais posé la question à savoir s’il vivait ou non. 

Lorsque je le voyais, le jour, inerte sur le divan, je croyais qu’il regardait la télé. Et lorsque je le voyais la nuit, inerte sur le divan, je me disais qu’il avait l’air de quelqu’un qui regarde la télé. Je ne me posais pas de questions. Déjà que j’étais celui qui faisait sa toilette... Personne ne m’en demandait davantage, et personne ne me demandait de compte-rendu quant à la santé du mort. Je m’occupais de lui, et je le faisais bien. C’est tout.

Je me souviens d’un après-midi. J’étais venu à son chevet pour lui nettoyer le visage. Et comme je m’apprêtais à passer la débarbouillette, j’ai vu sortir de sa bouche une dizaine de petits vers qui marchaient à la queue-leu-leu. Ils étaient mignons. Je les ai enveloppés dans un chiffon et je les ai gardés dans un bocal. Puis, j’ai attendu quelques minutes. Plus rien ne sortait du corps. J’ai promis à mon oncle que c’était notre secret à nous, et que je ne dirais rien aux parents. J’étais le seul à savoir que mon oncle mangeait des vers de terre en cachette.

Ma mère tenait beaucoup à ce que le mort soit en bonne santé. Étant donné qu’il maigrissait à vue d’oeil, elle s’est mise à le nourrir toutes les heures. Je préparais la purée de pommes de terre. Et comme je savais qu’il adorait les vers, je mettais le contenu de mon bocal dans son dîner, et j’ajoutais quelques vers de terre que j’avais cueillis dehors. Je pilais tout cela avec l’ustensile. Ma mère, voyant le brun dans la purée, croyait que j’avais ajouté des champignons à la recette.

Mon oncle n’avalait presque rien de tout le repas. Pourtant, moins il avalait, plus il ressortait de sa bouche ces petits vers translucides. Cet après-midi, alors que je venais faire sa toilette, j’ai voulu savoir d’où provenaient ces petits vers. J’ai regardé à l’intérieur de sa bouche. Puis, pour voir plus loin, j’ai écarté, avec mes mains, ses deux mâchoires. Sa mâchoire inférieure est tombé sur le canapé. J’ai pu voir l’intérieur de sa gorge : apparemment, c’est de là que provenaient les vers. Une multitude de petits insectes se promenaient là-dedans, comme s’ils voulaient faire une ruche avec sa langue. Sur les parois de sa gorge, j’ai glissé ma main, et elle en est sortie couverte de petits vers. J’ai traité mon oncle de tricheur. J’étais sûr qu’il mangeait des vers de terre en cachette. 

Il faut dire qu’en voyant cela, je me suis un peu fâché. Moi qui m’efforçais de lui faire de bon repas, voilà qu’il préférait les insectes du jardins à ma nourriture. J’ai alors décidé de tout avouer à ma mère. J’ai couru la chercher. Je lui ai montré ma main couverte de vers, puis la mâchoire disloquée de l’oncle. C’est alors que ma mère a proclamé la grande sentence : il est mort.

C’était l’après-midi. Mais par convention, nous disons qu’il est mort ce soir. Ça fait plus beau. Ma mère dit que ça fait plus juste. Il était 17h24, à vrai dire. Et ça c’est très juste. Il est parti comme un petit lapin. Une fois la mâchoire tombée, il n’a pas souffert du tout. Ça part vite les êtres humains quand ça a des bosse dans le fond du crâne. La dernière chose qu’il m’a dite, et ça fait longtemps de ça, c’est qu’il m’a demandé s’il m’avait remercié pour tous les repas que je lui apportais.

Ça devait faire au moins trois mois qu’il était malade. J’avais toujours été près de lui pour l'aider. Au début, il ne savait pas pour les vers de terre cueillis dans le jardin. Je les mélangeais discrètement à sa purée. Mais il a fini par prendre goût. Il en redemandait. Il n'en redemandait pas vraiment, parce qu'il ne parlait pas. Mais il ne disait pas non plus qu'il détestait ça. En fait, il ne disait rien. Mais qui ne dit mot consent. J’essaie de me défendre, mais les policiers disent que la mort c’est ma faute. Ils essaient de me sortir les vers du nez. Mais ils ne trouveront pas grand-chose dans mon nez. Je n’étais quand même pas assez con pour goûter la purée que je donnais mon oncle...





à Dario