29 février 2008
Entre rêve et réalité
13 février 2008
L'Oiseau de Plomb
11 février 2008
Le corps de l'Angoisse
Il était une fois l’Angoisse.
Il était, cette fois, une Angoisse qui n’avait pas de claire apparence; apparence qui n’existait que par la petite vapeur qui en émanait parfois, de cette angoisse, on ne voyait qu’une légère brume tantôt chaude, tantôt froide pour le reste, sa transparence échappait à tous ceux qui tentaient de l’approcher.
Il était, cette fois-là, chez cette Angoisse, un désir de trouver une apparence qui voudrait bien l’accueillir. Car l’Angoisse n’était alors pas plus remarquable qu’un nuage de poussières, elle voulut qu’on l’acceptât dans un corps visible.
***
Il était donc, cette fois, une Angoisse qui partit à la recherche d’un corps qu’elle pourrait s’approprier. Elle vit de grandes forêts, dans lesquelles poussaient beaucoup de végétaux : des milliers d’arbres, d’arbustes et de fleurs.
En ce temps-là, les arbres poussaient si vite que la hauteur d’un Chêne doublait en une seule journée;
En ce temps-là, les arbustes poussaient si vite qu’un Framboisier fournissait, en une seule journée, plus de framboises qu’il n’en fallait pour nourrir tous les oiseaux du monde;
En ce temps-là, les fleurs poussaient si vite qu’en une seule journée, on pouvait voir une Tulipe naître, s’épanouir et flétrir avant le coucher du soleil;
L’Angoisse s’arrêta au milieu de la Forêt. Elle y trouva un grand Sapin et lui dit :
- Bonjour, Monsieur le Sapin, je suis l’Angoisse!
Le Sapin étira ses branches, car il pouvait bien se mouvoir tout en croissant, il regarda de tous les côtés, mais ne vit pas d’où provenaient les sons qu’il entendait.
L’Angoisse poursuivit :
- Ne cherchez surtout pas à me voir, vous n’y verrez rien, Monsieur le Sapin, car je n’ai ni corps ni apparence! Je suis l’Angoisse!
Le Sapin cessa de chercher la provenance de la voix.
Il répondit à l’Angoisse :
- Que me voulez-vous? J’ai beaucoup à faire! Je dois m’étirer du matin au soir, croître, et doubler ma hauteur avant la nuit!
- Je vous parle, dit l’Angoisse, car je cherche à prendre corps. Les chênes n’ont-ils pas de beaux troncs gris? Les framboisiers, de beaux fruits rouges? Et les tulipes, de beaux pétales tout aussi colorés? Moi, qu’ai-je, sinon ma pauvre transparence? J’aimerais tant qu’un corps me définisse, et qu’on sache qui je suis par un simple coup d’œil! Enfin, Monsieur le Sapin, n’y a-t-il pas, entre vos branches, une petite place pour une toute petite Angoisse?
Le Sapin, songeur, hésita :
- Pourquoi vous cherchez-vous une place parmi les végétaux? Pourquoi vouloir mon apparence, et non celle d’un autre?
- Ah, parce que si vous me laissiez votre apparence, expliqua l’Angoisse, j’aurais le bonheur d’entendre chanter les oiseaux qui viendraient se percher près du vert de vos épines! Ils chanteraient : « Voici l’Angoisse! Bonjour, Madame l’Angoisse! Comme vous êtes belle, aujourd’hui! Vos branches et vos épines ont l’air en pleine forme! » Et cela vaudrait pour moi bien plus cher que toutes les reconnaissances du monde!
- Et si j’acceptais que vous me preniez le corps, continua le Sapin, en quoi me seriez-vous utile?
- Bien sûr, je rendrais en échange votre vie beaucoup plus facile. Je ferais en sorte que tous les végétaux mettent plus de temps à croître. Ainsi, vous vivrez beaucoup plus longtemps!
- Êtes-vous réellement capable de telles choses?
- Je le suis!
Et le Sapin accepta que l’Angoisse prît maison chez lui.
Tous les végétaux virent alors leur croissance ralentir.
***
Des années passèrent. Dans la sève du Sapin, l’Angoisse se dédoubla. Et ces doubles se dédoublèrent à leur tour. On vit de plus en plus d’angoisses, partout dans le tronc et les branches du grand Sapin.
Un hiver où le froid avait fait tombé les dernières feuilles des arbres, un homme vint dans la Forêt, une hache à la main. Il coupa un arbre.
D’autres hommes vinrent raser la Forêt.
Il ne resta plus que le grand Sapin :
- Madame l’Angoisse! dit le Sapin. N’aviez-vous pas prévu cela? Des hommes viennent en grand nombre prendre la Forêt! Il ne reste des chênes que des bouts de troncs! Je vous demande, Madame, de nous rendre notre vitesse de croissance, sinon nous perdrons le combat que nous livrent les hommes!
L’Angoisse n’eut aucun remords :
- Je ne peux rien vous rendre, Monsieur le Sapin! Vous avez accepté ma présence... Depuis, je me suis dédoublée. Vous abritez aujourd’hui plusieurs angoisses que je ne peux contrôler. Elles nagent dans votre sève comme volent les mouches!
- Mais, Madame, ces hommes me couperont aussi le tronc! Vous vous retrouverez sans abri!
- Croyez-vous? demanda l’Angoisse, inquiète.
- Je le crois! répondit le Sapin.
L’Angoisse fut bien embêtée. Elle voulut se départir du Sapin et lui rendre sa vitesse de croissance pour échapper au mal des hommes, mais elle dut poser une condition :
- Je vous quitterai, vous et tous les végétaux dont vous êtes roi; je partirai à la recherche d’une nouvelle apparence, cette fois chez les animaux. Si ceux-ci veulent bien de moi, et seulement s’ils m’offrent un corps, je viendrai reprendre les angoisses qui grouillent en vous. Telle est ma condition.
L’Angoisse et le Sapin conclurent donc un marché ce jour-là.
***
Le lendemain, l’Angoisse partit à la recherche d’un animal qui voudrait qu’elle lui prît le corps. Elle vit de larges savanes, dans lesquelles vivaient plusieurs animaux : des milliers de crocodiles, d’éléphants et de lions.
En ce temps-là, les crocodiles étaient si nombreux qu’aucun Homme ne pouvait s’aventurer dans les marécages;
En ce temps-là, les éléphants étaient si nombreux qu’aucune Gazelle n’avait de place pour courir;
En ce temps-là, les girafes étaient si nombreuses qu’aucun Oiseau ne pouvait voler sans heurter les longs cous de celles-ci.
L’Angoisse trouva, au milieu de la Savane, un Lion :
- Bonjour, Monsieur le Lion, je suis l’Angoisse!
Le Lion lâcha la peau d’une proie qu’il était à déchiqueter et tenta de trouver d’où provenait la voix qui lui parlait.
L’Angoisse reprit la parole aussitôt :
- Ne cherchez surtout pas à me voir, vous n’y verrez rien, Monsieur le Lion, car je n’ai ni corps ni apparence! Je suis l’Angoisse!
Et le Lion cessa de chercher la provenance de la voix.
Il répondit à l’Angoisse :
- Mais que me voulez-vous? J’ai beaucoup à faire! Je dois courir dans la brousse et chasser les gazelles pour nourrir ma famille, et voilà que vous m’empêchez de faire mon travail!
- Je vous parle, dit l’Angoisse, car je cherche une apparence qui voudrait bien de ma présence. Les crocodiles n’ont-ils pas de grandes queues magnifiques? Les éléphants, de grandes oreilles étonnantes? Et les girafes, de grands cous tachetés? Moi, qu’ai-je, sinon mon invisible dimension? Enfin, Monsieur le Lion, n’y a-t-il pas sous votre crinière une petite place pour une toute petite Angoisse?
Le Lion fut surpris de l’attention qu’on lui portait :
- Pourquoi vous cherchez-vous une place chez les animaux? Et pourquoi vouloir prendre un corps qui soit le mien?
- Ah, répondit l’Angoisse, si vous me laissiez vous prendre, j’aurais le bonheur d’entendre les oiseaux qui volent autour de vous! Ils chanteraient : « C’est l’Angoisse! Bonjour, Madame l’Angoisse! Comme vous avez une grande crinière aujourd’hui, vos poils ont l’air en pleine forme! » Et cela vaudrait pour moi bien plus cher que toutes les reconnaissances du monde!
- Et, en quoi me seriez-vous utile?
- Je rendrais votre vie beaucoup plus facile, Monsieur le Lion! Je ferais en sorte que vous n’ayez plus à chasser pour vous nourrir!
- Êtes-vous réellement capable de telles choses?
- Je le suis!
Le Lion accepta de prêter son corps à l’Angoisse.
Par conséquent, le Lion devint extrêmement fatigué, si bien qu’il dût rester à l’ombre toute la journée.
Son petit Lionceau l’appela :
- Papa! Que fais-tu? Ne vas-tu pas chasser quelques gazelles pour nous nourrir, mes frères et moi? Nous commençons à avoir faim!
- Ton père ne se sent pas très bien aujourd’hui, répondit le Lion, bâillant de fatigue. Demande donc à ta mère d’aller chasser à ma place!
Et la Lionne, mère du Lionceau, alla chasser. Elle rapporta la carcasse d’une gazelle pour que toute la famille mangeât à sa faim.
On donna d’abord la carcasse au Lion fatigué, qui fut le premier à manger.
L’Angoisse parla au Lion depuis l’intérieur du corps animal :
- Voyez-vous, Monsieur le Lion, comme je vous aide? Certes, je vous épuise, mais grâce à moi, vous n’avez plus à chasser! Votre Lionne fait tout le travail pour vous! Il ne vous reste plus qu’à déguster les parties les plus tendres de cette Gazelle!
Pour cela, le Lion dut remercier l’Angoisse.
***
Des années passèrent. Dans la crinière du Lion, l’Angoisse se multiplia. On vit de plus en plus d’angoisses, partout dans les crocs et les pattes de l’animal.
Un jour, vinrent quelques hommes dans la Savane.
Ces hommes tuèrent plusieurs crocodiles pour faire de leur peau différents objets;
Ces hommes prirent l’ivoire de plusieurs éléphants qui restèrent sans défense;
Ces hommes mirent en cage plusieurs girafes qu’ils emmenèrent dans des zoos;
Le Lion ne put rien faire pour sauver les animaux de la Savane. Il cria à l’Angoisse :
- Sortez de mon corps, Madame l’Angoisse! La Savane demande mon aide, mais votre présence me rend paresseux! Partez d’ici, afin que je puisse rétablir l’ordre! Partez d’ici, et redonnez-moi ma force, afin que je puisse redevenir roi de la Savane!
Mais, tout comme pour le grand Sapin, l’Angoisse expliqua au Lion la complexité de la situation :
- Je ne peux pas vous quitter si facilement! Il me faut trouver un corps dans lequel je serai tolérée. Plusieurs angoisses se trouvent déjà dans les forêts du monde. D’autres ont maintenant pris d’assaut les animaux des savanes. Je ne peux pas m’amuser à contaminer tous les êtres du monde!
Le Lion comprit que toute faute ne revenait pas à l’Angoisse :
- Je comprends votre malheur, Madame, mais ne voyez-vous pas ces hommes qui font partout ravage dans les forêts et les savanes? Ne seraient-ils pas pour vous un habitat possible?
L’Angoisse songea à prendre le corps des hommes. En effet, il devait bien avoir dans la tête des hommes suffisamment de troubles pour accueillir une toute petite Angoisse :
- D’accord, Monsieur le Lion, dit l’Angoisse. J’accepte de vous rendre votre liberté, puisque je vous nuis. Aussi je vous rendrai votre force : vous règnerez à nouveau sur tous les animaux et pourrez rétablir l’ordre dans la Savane.
Puis, l’Angoisse posa la même condition qu’elle avait posée chez les végétaux :
- Il faut pour cela que je trouve ailleurs un refuge convenable. Si les hommes m’acceptent et me tolèrent, je viendrai reprendre les angoisses qui dérangent les animaux et les végétaux. Telle est ma condition.
L’Angoisse et le Lion conclurent, ce jour-là, un marché.
***
Le lendemain, l’Angoisse partit rencontrer les hommes. Près des villages, l’Angoisse croisa plus d’un Homme : des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants.
En ce temps-là, les femmes étaient si peu nombreuses que les hommes se les arrachaient par amour;
En ce temps-là, les enfants étaient si peu nombreux que les hommes mouraient au combat pour leur assurer la vie;
En ce temps-là, les hommes étaient si peu nombreux qu’aucune Femme n’était mariée, de même qu’aucun Enfant ne vivait jusqu’à l’âge adulte.
L’Angoisse vit, à la campagne, un Berger. Elle l’appela :
- Bonjour, Monsieur le Berger, je suis…
- Quelle est cette voix que j’entends?! s’écria le Berger. Je ne vois pourtant personne!
Paniqué, le Berger laissa filer le mouton qu’il tentait de ramener au troupeau et se mit à trembler.
L’Angoisse tenta de le rassurer aussitôt :
- Ne cherchez surtout pas à me voir, vous n’y verrez rien, Monsieur le Berger, car je n’ai ni corps ni…
- Vous n’avez pas de corps! s’exclama le Berger. Mais c’est impossible!
Le Berger ne cessa pas d’interrompre l’Angoisse. Elle ne put s’expliquer davantage.
Le Berger courut jusqu’à sa maison voir la Femme qu’il aimait :
- Que se passe-t-il? demanda la Femme au Berger.
- J’ai entendu une voix, répondit le Berger, une voix!
- Une voix? Dans les champs, une voix qui venait de nulle part?
- Oui, c’est bien cela! Mais, à bien y penser, je crois savoir de quelle voix il s’agit! Cette voix venait du ciel! C’est Dieu qui m’a parlé! C’est Dieu! insista le Berger.
L’Angoisse abandonna, car le Berger vit toujours en elle ce qu’il eut envie voir : Dieu.
Le Berger visita plusieurs villages. Il raconta son histoire et persuada tous ses proches de ce qu’il avait entendu. Cela prouva bien l’existence de Dieu, mais jamais ce jour-là l’Angoisse ne parvint à prendre un corps humain.
**
L’Angoisse ne put rester plus longtemps à la campagne. Elle se rendit dans une ville, où elle aperçut un Artiste qui peignait une grande toile. Elle l’appela :
- Bonjour, Monsieur l’Artiste, je suis…
- Quelle est cette voix que j’entends?! s’écria l’Artiste. Suis-je devenu fou?!
L’Artiste laissa tomber le pinceau qu’il tenait et se mit à avoir peur.
L’Angoisse tenta de le rassurer :
- Ne cherchez surtout pas à me voir, vous n’y verrez rien, Monsieur l’Artiste, car je n’ai ni corps ni…
- Vous n’avez pas de corps! C’est bien ce que je croyais! Je suis fou! Serait-ce l’Angoisse qui me prend? Je la sens! Il me faut la peindre! Ou alors il faut m’enfermer!
L’Artiste redouta l’Angoisse, mais ne lui accorda aucun mot.
Il peignit ce qu’il crut être l’Angoisse. La peinture donna bien une apparence à l’Angoisse, mais il fut impossible que celle-ci habitât dans une toile.
Cela ne régla rien, car jamais ce jour-là l’Angoisse ne parvint à prendre un corps humain.
***
L’Angoisse jugea bon de s’éloigner des hommes. Car ceux-ci avaient peur d’elle, ils refusaient de l’entendre, et c’est bien pour cela que se mêlèrent mélancolie, détresse et dépression dans l’Angoisse :
- Ces hommes ont peur de moi! se dit-elle. Ils refusent de m’entendre et me prennent tantôt pour Dieu, tantôt pour l’objet d’art! Ah, ces hommes me négligent et ne m’aiment pas!
Elle pensa :
- Jamais aucun Homme n’acceptera donc mon existence? Je ne peux pas, non plus, forcer les choses : la première tête humaine dans laquelle j’entrerais se suiciderait sur-le-champ! C’est peine perdue, car tous ces hommes jureraient mon corps dans un grand tourment!
L’Angoisse s’éleva dans les airs en un grand tourbillon. Elle passa au-dessus d’une grande Mer.
Personne ne vit l’Angoisse crier à la Mer :
- Madame la Mer! Voudriez-vous de moi?
La Mer ne répondit pas.
Personne ne vit l’Angoisse crier encore :
- Madame la Mer! Je me sens si seule! Avalez-moi, je vous en prie… Si je vous prenais le corps, je mourrais en vous, mais cela m’est bien égal, puisqu’il m’est impossible de vivre dans un corps, aussi bien mourir dans le vôtre!
La Mer ne répondit pas.
Personne ne vit l’Angoisse crier une dernière fois :
- Je n’ai fait sur la terre que le malheur! Les forêts ont été détruites par ma faute! Aussi les animaux sont-ils morts par ma faute! Car je ne mérite pas de vivre, voici maintenant mon suicide! Je vous en prie, Madame la Mer, laissez-moi mourir! Je ne sais nager! Et je ne sais respirer sous l’eau!
Cette fois, une voix parvint jusqu’à l’Angoisse :
- Bonjour, Madame, je suis l’Aveugle!
L’Angoisse, sur le point de se jeter à l’eau, s’étonna de la réponse :
- Un Aveugle? demanda-t-elle. Mais je ne vous vois pas. Êtes-vous sur la plage? Sur un quai? Ou alors sur l’eau? Là-bas? Sur ce voilier? Dites-moi où vous êtes, que je me fasse voir!
- Je suis sur ce voilier, répondit l’Aveugle, mais ne cherchez surtout pas à vous faire voir, Madame, car je ne vois ni corps ni apparence! Je suis l’Aveugle!
L’Angoisse rasa la mer jusqu’au voilier. Elle y vit cet Homme aux yeux blessés sous une voile. Jamais les paupières de l’Aveugle ne bougèrent :
- J’ai cru vous entendre crier que vous ne saviez pas nager, dit-il. Étiez-vous en train de vous noyer, Madame?
- Je l’étais… répondit-elle. J’ai demandé à la Mer qu’elle me prenne, car je ne sais où aller… Mais elle ne m’a pas répondu.
- Pourquoi ne viendriez-vous pas sur mon bateau? demanda l’Aveugle. Il me semble y avoir suffisamment de place pour deux!
- Ah, si vous n’étiez pas aveugle, Monsieur, vous ne proposeriez pas une telle chose! Ma voix vous ferait trembler de peur!
- Je vous imagine pourtant très belle, Madame! avoua-t-il.
- Êtes-vous certain d’une telle chose?
- Je le suis!
L’Angoisse monta à bord du voilier. Elle parvint même à s’étendre tout près de l’Aveugle :
- Puis-je venir vivre avec vous? supplia l’Angoisse. Cela me rendrait si heureuse! Sur votre voilier, j’entendrais les oiseaux chanter : « Comme vous êtes belle, ce matin, Madame! Ces cheveux vous vont à ravir! Et ces yeux, comme cela est charmant! Et ces bras, ces jambes, vous m’avez l’air en pleine forme! »
L’Angoisse avait retrouvé l’espoir de prendre corps. Cet aveugle lui parlait. Mais elle voulut comprendre les raisons de sa solitude sur la Mer :
- Que cherchez-vous, Monsieur, sur la Mer? N’avez-vous pas d’amis sur la terre?
- Je cherche à m’éloigner de la terre, dit l’Aveugle. Avez-vous vu la terre, comme elle n’est plus ce qu’elle était? Ah, je ne souhaite qu’une chose, Madame, et c’est que les hommes soient punis pour tout ce le mal qu’ils ont fait! Avez-vous vu ces forêts, comme elles meurent? Avez-vous vu ces chênes dont il ne reste que le tronc? Avez-vous vu ces savanes, sèches et désertes? Avez-vous ces éléphants, que les hommes attaquent pour en prendre l’ivoire? J’ai tout vu cela, moi, Madame! Et c’est bien pour cela que je me suis arraché les yeux!
Voyant les raisons de la cécité de l’Homme, l’Angoisse ne put s’empêcher de se sentir coupable :
- Tout cela est ma faute… dit-elle. Si vous m’acceptiez sur votre bateau, je saurais vous donner quelque chose en retour, Monsieur! Ne craignez rien!
- Mais je ne veux rien! rétorqua-t-il. J’ai tout ce dont j’ai besoin, ici! C’est ailleurs, sur la terre, que les choses sont désastreuses! Je vous le dis, Madame : ne donnez jamais rien à un Homme! Il saura prendre ce que vous lui offrez pour tout bousiller!
L’Angoisse s’avança près de lui et n’eut alors qu’une question :
- Avez-vous peur de l’Angoisse, Monsieur?
L’Aveugle tarda à répondre. Il se mit à pleurer. Des larmes coulèrent depuis les cicatrices de ses yeux :
- J’ai souvent peur, Madame, admit l’Aveugle : peur de m’échouer sur la terre, peur des vagues que je ne vois pas à l’horizon... Mais si vous restiez avec moi, je crois qu’en votre compagnie, je ne craindrais rien, ni de l’eau ni de la terre…
Ces mots furent les derniers de l’Homme.
L’Angoisse pénétra doucement le corps de l’Aveugle.
En peu de temps, l’ordre fut rétabli sur la terre;
Et l’on vit partout naître des Femmes angoissées, touchées par une grande dépression;
Et l’on vit partout naître des Enfants angoissés, malades dès la naissance;
Et l’on vit partout naître des Hommes angoissés, étouffés par le sentiment;
Enfin, l’Angoisse avait trouvé corps chez l’Homme.
Et l’on ne vit plus un seul Homme, sur la terre, qui ne se présentât pas comme une Angoisse sur deux pattes.
On ne vit que cette Angoisse, sur la Mer, qui dirigea toujours le voilier pour qu’il ne fît jamais naufrage.
On ne vit que cette Angoisse, sur la Mer, qui évita les vagues les plus hautes afin que le bateau ne devînt jamais épave…
4 février 2008
Carnet de domicile no. 3
« S’il y a une idéologie qui anime les gens de mon époque, c’est la santé de l’environnement. Je dis santé car c’est bien de cela qu’il s’agit. En fait, je ne vois rien d’autre dans ces causes environnementales qu’une crainte vis-à-vis la santé de l’homme; souci qui va de paire avec tous ces mouvements anti-cancer, cette quête de l’antioxydant, du remède miracle.
Qu’on parle de la santé de la planète ou de la santé de l’homme, les deux sont d’une même nature car, lorsqu’on pense à la pollution, ce n’est pas tant l’effet de serre qui nous préoccupe mais plutôt, c’est l’image de ce poumon étouffé par la fumée de la cigarette qui nous vient en tête, consciemment ou non, c’est en réalité une peur de la maladie qui nous habite, rien d’autre.
J’irais même plus loin en disant du souci de l’environnement qu’il est une peur de mourir. C’est la peur de la fin : fin de l’homme, fin de la santé, fin de la jeunesse. C’est bien cela. L’idée d’une jeunesse, fraîche et en pleine forme, est aussi à la base de cet engouement environnemental. Et de ne pas accepter que toute jeunesse doive se terminer, que toute santé ne puisse pas être rétablie (et ce, malgré tous les remèdes miracles que quelques hommes avares tentent de nous vendre), est un problème bien plus grave que celui de l’environnement.
Je ne dis pas être «contre » la protection de l’environnement, au contraire, j’ai un amour fou pour les beautés de la nature et la sincérité des animaux. Mais à quoi cela peut-il servir de vouloir contrer les volontés des plus puissants? C’est se débattre inutilement.
Cela peut paraître étrange, mais je suis de cet avis que la planète réglera elle-même ses problèmes. C’est l’homme qui est en danger, menacé par une révolte naturelle. Et comment faire pour le sauver? Cela revient à poser la question : « Comment aurions-nous pu faire pour éviter Hitler? » À la seule différence qu’Hitler était un seul homme, ici, tout le monde participe à la dégradation de la planète.
Le fait est que l’homme, de tout temps, n’a jamais su faire quoi que ce soit pour échapper aux fléaux qui se dessinaient devant lui. Il n’a échappé à aucun malheur que la planète avait prévu pour lui.
Maintenant, l’état de l’environnement est le résultat des actions de millions d’êtres humains. Comment pourrions-nous pénaliser autant de fautifs? Impossible. Et de toute façon, pourquoi l’homme saurait-il régler un problème qu’il a lui-même provoqué? C’est comme demander à un meurtrier de se punir lui-même! La chose n’est pas envisageable. Il revient à la planète, ou à Dieu, de punir l’homme.
Je n’ai toutefois pas dit qu’il fallait se laisser mourir, ni même que la mort approchait. Je dis seulement qu’il y a de ces problèmes qui ne demandent pas de solution. Pourquoi faudrait-il que tout problème ait sa solution? Ce serait utopique de croire cela.
De là, je n’appelle pas « problème » l’état de l’environnement. Je l’appelle « état », tout simplement. On ne peut rien régler, certes, mais être dans un état implique l’acceptation. Il faut accepter cet état dans lequel nous nous trouvons, cesser de paniquer, d’angoisser, et surtout, il faut faire le deuil de ce qu’a été la planète. Non, cette planète ne sera plus la même. Plusieurs changements surviendront. Et puis?
Il faut cesser d’avoir peur, et accepter, car l’acceptation implique nécessairement l’adaptation. Et l’adaptation, si elle était menée adéquatement, n’entraînerait pas la fin de l’homme. Au contraire, elle entraînerait une renaissance extrêmement positive.
Et pour ceux qui ont pour ambition de crier encore à la survie de l’environnement avec des pancartes de manifestants, je dis : bon, continuez… vous avez d’étranges ambitions, c’est vrai, mais les miennes ne sont pas moins étranges que les vôtres… »
Carnet de domicile no.2
« La médiocrité de l’art (à toute époque donnée) vient du fait qu’on fait souvent subir à l’art le même traitement que l’on fait subir à l’homme. Le problème, c’est qu’on prend pour acquis que l’homme doit évoluer (s’améliorer). Ainsi, on ne prend plus l’art comme une entité propre, mais comme un « être humain » qu’on s’est approprié et qu’on dit faire progresser. Cet être doit évidemment être parfait. Il doit pour cela être original, et donner le meilleur de la vision de l’homme.
C’est absurde. L’être humain court à sa perte : l’art vit seul, et celui qui tente de lui donner une trajectoire évolutive devrait être enfermé à l’asile (ce qui arrive assez fréquemment…). »
31 janvier 2008
« Vu un vidéo entrevue avec Michel Tournier. Très brillant homme, un peu complexe, qui dit que tout grand écrivain doit avoir aimé lire pendant son enfance. Je ne suis pas d’accord. Et je suis bien le seul à ne pas l’être… mais j’entends bien prouver que la lecture ne mène pas à la création. Un enfant qui aime lire des histoires (car ce sont bien les histoires qu’aiment lire les enfants, et non la qualité syntaxique ou artistique d’une œuvre) ne fera pas un bon écrivain : il fera un bon conteur. Et c’est toute la différence.
Ce ne sont pas les histoires que j’affectionnent, quand je lis (d’ailleurs je déteste assez souvent toutes les histoires qu’écrivent les auteurs contemporains), c’est le langage, l’acte de parole et la langue française qui me passionnent. Je ne me lasserai jamais de ces théories du français, des définitions des mots, etc.
Je ne crois pas qu’il revienne au rôle d’écrivain d’écrire des histoires. Là, les conteurs se lèvent. Laissons donc les conteurs raconter les histoires, car pourquoi appeler « auteur » ou « écrivain » un artiste qui travaille de la même manière que les conteurs ?
Les conteurs revendiquent justement une reconnaissance du milieu artistique, et je crois qu’ils la méritent. L’écrivain doit se concentrer ailleurs que dans l’histoire. C’est à lui que revient le rôle de créer de nouvelles syntaxes, de nouveaux rapports entre écriture et réalité, ou plutôt, entre désécriture et déréalisation. Car c’est bien cela, il faut écrire ce qui ne s’écrit pas ; dire ce qui ne se dit pas (formellement). C’est par la littérature que doit se définir le réel.
L’histoire racontée importe peu dans de tels cas. L’écriture est un lieu de création. Le conte en est un de divertissement. Un ménage s’impose…
[…]
Je peuplais les allées de peupliers par mes pas qui me plaisaient peu, peuple lié que je voyais plié par la peur d’être pelé par qui le peut; je palpais les derniers plis de mes plaies avant de me piler les pas…
Je devais écrire ça dans un atelier de poésie, car nous avions trois minutes pour écrire quelque chose à partir du mot peuplier.
Quelle ne fut pas ma surprise, d’entendre après avoir lu mon texte, un « wow » provenant du fond de la classe. C’est flatteur, surtout venant d’un homme! Ensuite, le prof a repris la parole et nous a lu ce qu’avait fait un poète (plus ou moins célèbre dont je ne me souviens pas le nom) avec un mot comme peuplier. Exactement comme j’avais eu l’idée de le faire, le poète jouait avec les mots, mais il le faisait d’une manière tellement moins habile! »
Les Cent pas
Un pas et puis deux et puis, je respire, pour la tendre lenteur de mes amis qui tardent encore à venir, tout tarde! Tout tarde! Rien ne se passe, rien ne va! Tout reste!
Il ne se passe absolument rien j’ai eu beau fumer toutes les cendres des cendriers, le temps se fait sans moi que je dis un pas et puis deux et puis, rien, les amis les enfants, n’arriveront jamais si je ne suis pas moi, je ne suis pas cet homme qui me consume, je ne suis pas le temps, je ne suis ni l’espace ni les autres et ces autres qui me disent tout à coup que tout va si vite et tout déboule de grosses roches molles qui m’étouffent en un paquet soudain!
Un soudain paquet de gens m’arrive avec un pas et puis deux et puis, trois enfin, ce trois que j’attendais mais sitôt le trois, le quatre, le cinq s’il faut que mes amis soient six et les nombres se succèdent un peu trop à mon goût que tout va trop vite! Tout va trop vite! Pendant tout ce temps où je ne voyais rien aller, tout se passait sans moi!
Tout se passe encore et c’est perdu d’avance si tout se passe et si je n’y passe jamais, en rien, laissez-moi faire ce deuxième pas encore, un pas et puis deux et puis, un ; car tout se passe, je n’y passerai jamais tant que j’aurai cette fumée devant les yeux qui me pique tout ce que j’ai eu du passé et d’un pas et puis deux, et puis un, pas et puis deux, et puis un.
Gros
« Ne voyez-vous pas que la terre tourne sans voler, et que les astres s’arrêtent sans tomber ? » Je me regardais au profond de moi-même et bon sang que je me connais, que je m’aime et me savoure et bon sang que mon sang est bon lorsque je le répands de beautés comme des diamants sur tes petites joues glacées, sœur de mon être, dis-moi que nous sommes deux, et que je ne suis pas le seul à me déshabiller ici, nu comme un ver timide devant son propre corps, dis-moi que la mer reflète autre chose qu’elle-même et ce foutu soleil qui ne me ressemble pas, dis-moi que se déshabillent aussi les nuages pour se montrer le poil chaud et que je me regarde comme je suis beau et ne sais pas écrire que je vais mal, très mal et c’est gravement ce que je constate que je suis gros, aujourd’hui je suis gros, c’est un constat grave, c’est que je défie même la perspective : si on me photographiait derrière une chaise, on aurait beau me mettre à des kilomètres de la chaise, tout au fond de la photo, à l’arrière-plan, que je serais quand même plus énorme que cette foutue chaise.
La sourde
L’hiver de ton odeur sur l’époque glaciaire que nous vivions ensemble le secret de ce que nous disions avec les mains qui faisaient du langage l’amour sous la neige du bout de ton nez muet, coulant dans le silence de nos froids c’était l’hiver du village, et les rues jouaient à se mettre au passé de ce que nous connaissions de l’hiver, les soirs glacés par le jeu de notre enfance, la sœur que tu avais plus jolie que tu ne l’étais, muette à me parler dans le parfum de la neige, roses jaunes qui me donnaient un dernier souffle à te comprendre le langage débile que nous inventions sans la langue, muets par la volonté des cloches d’une église que nous n’entendions pas si Dieu ressentait chaque petit blé qui ne parvenait pas à pousser, la tête me faisait penser Verchères les flocons dans le crâne avec quelques manques d’intelligence nous ne discutions pas de la surdité, nous la faisions et si quelques champs pouvaient être vécus par les élans du langage, parfois, nous prenions le paysage entre nos doigts et tu faisais des arbres des mots que tu nouais facilement mieux que moi, la surdité te connaissait et l’affaire des mains avait été pour toi une manière de naissance, petite sourde que je t’apprivoisais les cordes de ta voix rauque pour un dernier je t’aime sur les branchages de tes ongles devenus femmes, tes ongles écorchais les ficelles du paysage je dois le dire, que ta façon d’expliquer les images creusait des fossés entre nous et le réel, ce réel qui n’était vrai que par les mouvements décousus de nos bras au-dessus de la blancheur que nous avions nos paumes sur les avant-bras que j’avais si cela signifiait quelque chose, un mot à te parler de l’hiver de ton odeur sur l’époque glaciaire que tu n’y comprenais rien, ni des mots ni des voix que je dessinais sur les flocons des airs tu n’entendais rien, des parfums qui m’étaient venus à dos de musique tu n’entendais rien mais que tu riais, par la laine de tes chandails tu riais de cauchemars frais, coupable d’être née sous cet hiver parfumé de tremblements qui te hantaient le poil des bras en de grinçants frissons tu t’excitais, pour le mensonge d’avec quelqu’un d’autre tu me trompais, tu t’excitais le manque de sincérité avec cet autre qui n’entendait rien de tes hanches qui ne voulaient rien dire et je criais que les hanches ne veulent rien dire! Que ce ne sont pas les hanches qui font les mots! Que ce sont les doigts!
Que ce sont les doigts mais tu n’utilisais plus ta fragilité que pour caresser le bassin de sa chair rouge à lui, transportée dans ton lit d’épaves mouillées, le soir s’allumait de lumières éclatées pour le jour que tu repoussais et que tu poussais le jour, que tu poussais encore les hanches et t’excitais tout le corps malgré moi; soudain mes draps vides s’animaient de formes signifiantes qui me parlaient par les signes d’une nostalgie et tu ne parlais plus, sourde de mon enfance tu ne me parlais plus, tu te taisais les mains tandis que les draps m’effrayaient, comme les grains du plancher se détachaient du sol pour se multiplier devant mes yeux, ces taches de couleurs sur les draps n’étaient plus que les symboles d’un langage tout à fait différent de nos danses digitales que tu n’y comprends rien lorsque je te parle de ce réel qui me parle d’angoisse, de ces formes qui dansent à la manière de tes doigts d’autrefois qui prenaient d’assaut le paysage pour le raconter : maintenant ce sont les paysages qui s’animent pour me parler de l’étrangeté des lignes que je ne peux expliquer que par la destruction de ma syntaxe!
Fille sourde, que je te voulais encore, enfin que tu fixes encore ce paysage et que tu le noues une fois pour toutes non je ne suis pas sourd, parfum de glace que je t’entends mentir et fondre douce par le dégel des champs de blé non je ne suis pas sourd, j’ai bien entendu le froid cesser sous la chaleur de tes hanches ce soir-là du froid qui nous a quitté le malheur que j’aimais tant l’odeur qui me rappelait cette époque glaciaire de notre langage réconfortant avant que tes hanches ne viennent tout gâcher par leur chaleur féline et je ne suis pas sourd, j’ai bien entendu les cris de chattes qui m’ont éloigné et je ne suis pas sourd, je me suis bien entendu te dire que depuis le déhanchement de tes excitations, les branches des arbres sont toutes devenues des doigts qui me parlent d’un réel en crise et me paniquent l’angoisse non je ne suis pas sourd, mais j’ai prié, que ce blé d’hiver échappe ce qu’il pousse par quelques figures syntaxiques sous mes yeux les tiges des mots écorchés par les ongles que tu n’as plus pour moi, ce blé qui parvient à se faire un mot de ce que je ne veux pas voir et non, je ne suis pas sourd, mais j’ai prié, chaque jour le son des cloches, que le froid me rende aveugle…