2 janvier 2013

L'entrepôt du cadre

J'écris un article parce que j'ai vraiment besoin que mes amis facebook me donnent leur appréciation. Je prends vraiment en considération leurs commentaires. Ils ont souvent l'oeil aiguisé en ce qui a trait à la réflexion et aux astuces langagières. Ce sont des habitués d'une multitude de jeux qui ouvre les voies de l'appréciation artistique. City-ville. Farm-ville. Songpop. J'ai des amis, aussi, qui ont étudié l'art ou qui l'enseigne. Ça peut m'être utile de recevoir leurs commentaires. Ils ne m'en laissent jamais mais chaque fois que je publie un article, je me dis que peut-être que cette fois, ils écriront quelque chose. Je ne dis pas que ce sont des érudits de littérature, mais n'empêche, ils ont un petit je-ne-sais-quoi qui dépasse le simple statut des passionnés de sudoku.

Évidemment, j'ai certains amis dont je ne veux rien savoir. Je pense à celui qui travaille dans le domaine de l'informatique, je ne me souviens plus de son nom. Cet ami-là, pas que je ne l'aime pas, mais j'espère qu'il ne lira pas mon article. Je déteste penser à lui pendant que j'écris. Son regard me dégoûte. Je l'aime, bien sûr, c'est mon ami, mais ses commentaires sont trop intenses. On dirait qu'il pense qu'il comprend tout ce que j'écris, même ce que je me suis efforcé d'écrire pour qu'il n'en comprenne rien. C'est bizarre. Des fois, je m'amuse, j'écris des mots compliqués. Je sais pertinemment qui de mes amis les comprendront. Quand la petite-cousine du frère de l'ami de la fille du dépanneur me laisse un commentaire qui laisse croire qu'elle a compris, je le sais tout de suite que c'est une grosse torche.

Écrire sans facebook, ça ne se fait pas. J'ai du mal à écrire des choses pour moi-même. Quand j'écris dans mon journal intime, je me demande toujours : est-ce que l'entrepôt du cadre aimera ce que je viens d'écrire? Merde. J'ai pensé écrire une histoire dont le personnage central serait un cadre, mais je suis incapable de m'imaginer où se situent les yeux du cadre. Le mieux, c'est que je le demande directement à l'entrepôt du cadre : « où situez-vous les yeux de vos cadres? ». Il faudrait que je passe par-dessus ma peur de les approcher et que je leur pose la question directement sur leur page facebook. Une fois qu'ils m'auront répondu, là enfin, je pourrai écrire ce que j'ai envie d'écrire sans crainte de leur déplaire.

Le cri du loup

J'écoute des cris de loups et je ne vais pas revenir longtemps sur ce dont nous parlions tout à l'heure, vous vous en souvenez, ne faites pas la mule, et ne me forcez pas à vous comparer à un autre animal, je ne mentionne jamais plus que deux noms d'animaux dans un texte, ce n'est pas comme si les animaux valaient la peine d'être domptés, ne faites pas semblant, ce n'est pas comme si la vie était belle, elle est sur sa fin, la vie, elle sent l'apocalypse, et je ne veux pas paraître apocalyptique en disant ça, c'est raté me direz-vous, mais ça me fait rire, de vous voir faire semblant, comme si une moustache allait rendre le bonheur à ceux qui l'ont perdu, comme si une blague, et je peux vous en raconter, des blagues, je pense que vous ne connaissez pas celle de la vietnamienne, peu importe, l'heure n'est pas à rire, l'heure n'est jamais drôle, j'attends encore que les aiguilles de mon horloge se positionnent en un semblant de sourire, mais aucun mathématicien, architecte, physicien, électricien, fabriquant de n'importe quoi, n'a encore trouvé de façon de faire sourire une grosse et une petite aiguille, peut-être chez IKEA, qu'ils en vendent, des horloges-sourires, mais je n'en achèterai pas, ça me déprimerait de voir que nous en sommes rendus là, au point de fabriquer des sourires parce qu'on en manque, ah et puis j'achève, je vous plains de me lire, déjà que je ne suis pas un vrai écrivain, s'il faut en plus que je vous fasse lire des histoires qui n'en sont pas, des plans pour que vous vous croyiez mes psychologues, comme si c'était de la folie, comme si j'avais besoin d'écrire pour me faire dire par des gens qui savent tout que moi je ne sais rien du tout.

Le deuil

Ma mère, j'ai tant de choses à dire à son sujet, et vous m'excuserez d'en parler si souvent, vous qui l'avez à peine connue, j'imagine votre désintéressement à l'égard de mes mots quand ils débutent par un appel à ma mère, vous connaissez la suite, mes mots redondonnent à n'en plus finir et je doute que vous en retiriez quelque chose, sinon qu'une vaine explication du deuil inconnu d'un enfant qui n'a plus sa mère, puisqu'elle est morte, je ne vous annonce rien, il n'y a pas de punch, si vous en espériez un, il aurait fallu que vous lisiez les romans en librairie, d'ailleurs je ne comprends pas ce que vous faites là à me lire tandis qu'il y a tant de grands romans à lire, tant de vrais auteurs, de vraies histoires à gober, à assimiler au point de les retenir par coeur et de les raconter à vos enfants à vous, vous, pères que vous êtes, pères déjà pères ou pères en devenir, car avouons-le, la différence est mince entre une mère et un père, sinon que chez l'une le cancer se présente dans le sein et chez l'autre, la prostate, je le dis à titre d'information, je ne m'y connais pas, mais n'empêche, vous m'excuserez de me répéter, j'ai tant de choses à dire au sujet de ma mère que vous m'excuserez, encore une fois, mais il viendra un temps où la vôtre aussi sera morte, et vous aussi vous aurez envie de parler d'elle, et d'expliquer cette manie qu'elle avait de perdre ses lunettes et de les retrouver sur son nez, et de ses recettes qu'elle croyait avoir inventées alors qu'il y avait une raison pour laquelle elles n'avaient pas été inventées, et c'était qu'elles étaient indigestes, et ses jeux préférées, ses casses-têtes, ses cartes à jouer devenues huileuses à force de se les passer sur une table trempée de bols à soupe, sa toux, son asthme, sa vie, sa mort dont elle n'est pas encore au courant et qui j'espère, ralliera les troupes, fera parler, même si je n'ai pas de drapeau et qu'il n'y en aura peut-être jamais, en vérité, sauf pour la lune, on ne fournit jamais de drapeaux parce qu'une morte, ce n'est rien, ça crève et ça s'enterre, sinon ça s'incinère, dans un feu de joie dont on récolte les cendres qu'on pleure entre fils & filles, et ça se hume en privé, le dimanche après-midi, les narines collées dans le fond de l'urne, dans la honte d'avoir oublié d'avoir assez aimé, et puis on oublie, mort après mort, que la mort d'un autre effacera celle de l'autre, et que chaque nouvelle souffrance guérit la précédente, même si on lit pour ne plus guérir, même si le deuil nous fait écrire en malades et qu'on espère que ceux qui nous liront y penseront à deux fois avant de balayer du revers de la main le texte d'un auteur qui, d'emblée, s'excusait de parler de la mort de sa mère, le deuil ne se guérit pas. Il arrive parfois qu'on souffre moins que hier et puis c'est tout.

Transpiration féline

Mon frère était albinos. Ou peut-être alpaga albatros, ou alpin, alpiniste, lapin pin. Je ne l’ai pas connu. C’est facile, quand on a connu, de trouver la ressemblance d’avec les animaux. Tout, à propos de son existence, est suivi du regret d’avoir dit une chose qu’il aurait fallu taire. C’est ça, le problème d’avec les morts, c’est qu’on les croit fragiles alors qu’entre vous et moi, ça se balade au-dessus de tout, puissant comme tout, blindé dans les nuages du pays des morts. On les croit que leurs oreilles sont beaucoup plus sensibles qu’elles ne le sont en vrai. C’est pas de mon vivant que je verrai un mort se venger du gros nez qu’on l’a traité, et pas de ma vie que la claque de mon frère me retournera l’insulte que je l’ai insulté.

Au cimetière, on a peur du dos des morts qu’à force de parler dedans ils vont reculer et nous choper la vie. Pissous, pisseurs, picsous! On porte des fleurs. Les fleuristes, allez savoir, pourquoi ça existe. N’était de la mort, si on remplaçait chaque fleur du cimetière par l’argent qu’elle a coûté, on jetterait des pièces, des billets de banque sur nos frères enterrés. Le mien, je ne lui donnerai rien. J’attends qu’il me parle. Quand il ne dit rien, je l’insulte. Que je sache, il n’y a rien qui puisse extirper mieux les mots d’un mort qu’une insulte bien placée. Chou gras! Chou gras, que je l’appelle. Il ne répond pas. Il avait huit ans quand il est mort. J’ai eu le temps de vivre. J’ai doublé son âge. Les souvenirs s’accumulent. Lourds. Je me dis parfois qu’un chat mort vaut mieux qu’une vie d’humain. Personne ne m’insulte. C’est qu’on a peur que je sois fragile comme les morts et que la peur grandisse, de plus en plus, de plus que je ne suis pas mort.

Hier, j’ai vu un chat qui était femelle parce que le ventre, la portée, les chatons, ça enfantait comme si l’avenir ça n’existait pas. Sur les six chatons, cinq sont morts. J’ai ri parce que je l’aurais prédit. J’ai pris celui qui restait et me le suis enroulé autour du coup. Son duvet m’a fait chaud. Juste assez chaud pour que mes bras ont transpiré. Sauf qu’au lieu de de la sueur, c’était du poil de chat qui me sortait des pores. Le poil de mon avant-bras s’est allongé comme de la fourrure. Ça poussait à vue d’œil. C’était comme les morts sortent de terre. Plus que ça poussait, plus que je flattais. L’os de mon poignet a pris la forme d’un crâne de minou. Ses pattes gluantes ont poussé comme des quenouilles. J’ai tiré sur sa nuque et l’ai sorti de ma peau. Il dégoûtait le sang. Je l’ai léché pour le laver. Ça n’a pas pris dix minutes qu’il était propre. Je l’ai regardé droit dans les yeux, son museau doux qu’il était collé sur ma langue, et lui ai dit « tu n’es pas plus mort que ton frère qui n’a jamais vécu ». Et puis j’ai eu chaud. Puis j’ai senti que mes bras allaient en transpirer un deuxième.

À ceux qui ont le temps de lire

Et non, je ne vais pas vous emmerder avec une autre histoire. Je ne vous ferez pas perdre votre précieux temps. Je serai concis. Promis. Vous avez un certain nombre de minutes à m'accorder et il ne faut pas que je le dépasse. Mais puisque vous avez déjà commencé à lire et que vous poursuivez votre lecture, aussi bien en profiter. L'amour, ça ne s'embrasse pas. Ça ne se sent pas ou ça se sent mal.

Mes mots ont intérêt à ne pas vous décevoir. Votre temps est précieux. Il faut que mon récit soit efficace. Je ne m'éterniserai pas sur mes envolées poétiques, ni sur mes descriptions, visage, nez, bouche, etc. Ah. Et cetera. Ça, vous aimez ça. Quand je dis et cetera, ça veut dire que j'abrège. Et ça veut dire que vous gagnez du temps. Plus de temps pour vous, c'est plus d'amour pour moi. Si le texte finissait là, tout de suite, vous m'aimeriez et je pourrais dormir tranquille. Mais non. Tout de même, si vous avez commencé à lire, c'est qu'il faut bien que j'énonce quelque chose. Une vérité ou un mensonge. Une histoire ou une allégorie. Un elfe ou une grotte. Quelque chose!

Attendez. Ça vient. Non, n'attendez pas. Enfin, lire ou regarder les aiguilles d’une montre. C'est pareil. Vous connaissez la vitesse à laquelle vous lisez. Cinq mots par secondes. Disons quatre pour ceux qui ont bu. Le nombre de mots que vous venez de lire divisé par quatre, ça fait soixante. Soixante secondes. Une minute. Je vous ai fait lire, ou perdre votre temps, pendant une minute. Rien de dramatique.

La caissière de l’épicerie peut facilement vous faire perdre le double en cherchant le code de l’artichaut. Vous n’avez jamais acheté d’artichaut, je sais, mais n’empêche que. Bon. J’ai préféré écrire « bon » plutôt que de terminer ma phrase pour vous faire économiser du temps parce que je savais que vous vous imagineriez la suite. Même si vous ne vous l’êtes pas imaginée, ce n’est pas grave. N’est pas auteur qui veut. Et auteur qui le veut parfois ne sera peut-être jamais auteur. Et cela, même s’il le veut souvent.

Nous en sommes à 364 mots. Un de plus et quiconque aurait lu un mot par jour aurait pu passer l’année entière à lire ce que vous avez lu en 91 secondes. Votre rapidité est admirable. Je me demande encore si vous lisez pour vous en débarrasser ou s’il y a autre chose. Ceux qui lisaient pour s’en débarrasser, je pense qu’ils ont cessé de lire au troisième paragraphe. Quand j’ai dit « attendez », ils n’ont pas attendu. D’un regard furtif, tout au plus en dix secondes, ils ont balayé le reste de mon article et l’ont « liké » sur facebook avant de s’en remettre aux photos qui les intéressaient. Vous qui êtes restés, pourquoi ? Je me demande. À quoi bon continuer de lire ce texte si je m’efforce de l’empêcher d’avancer ? Peut-être attendez-vous la phrase intelligente que je colle à la fin de chaque paragraphe ? L’amour, ça ne s’embrasse pas. Ça ne se sent pas ou ça se sent mal.

Des phrases de ce style-là, je n’en écrirai plus. Désormais, c’est entre vous et moi. C’est une compétition. Qui sera le premier à cesser de lire ou à cesser d’écrire. Nous en sommes à 561 mots. 140 secondes. Vous avez dépensé deux minutes. Je n’écris pas aussi vite que vous lisez. Je mets peut-être quatre secondes à écrire quatre mots. Une seconde par mot. 561 mots. Pour moi, c’est 561 secondes. C’est neuf minutes. C’est sans compter le temps où je vais pisser. Je perds deux minutes chaque fois que je vais pisser. J’y vais une fois toutes les demi-heures. Tous les 1800 mots, je perds deux minutes aux toilettes. La compétition n’est pas juste. Vous serez toujours plus rapides que moi. Si vous décidiez d’arrêter de lire, même si je vous donnais une raison de le faire, je ne le saurais que bien plus tard. Et je continuerais d’écrire dans le vide, convaincu qu’il me reste quelques lecteurs à soutenir pendant quelques heures, alors qu’en réalité, il n’y en a plus. Tous ont déserté le terrain et m’ont laissé seul à m’expliquer, à moi-même, pourquoi suis-je le seul à m’expliquer que je suis le seul à m’expliquer que je suis seul.

L'enfant fut moi et pouf



Les choix, ça n'existe pas. Si vous ne me croyez pas, demandez l'avis d'un prisonnier. Il vous répondra qu'il n'aurait jamais mis les pieds en prison s'il avait eu le choix. Oubliez le destin. Le destin est un mot gentil que des gens gentils ont inventé pour atténuer la souffrance de ceux qui ne l'ont jamais été. La fatalité, c'est ça, le vrai mot. Soit on meurt, soit on naît. C'est la première fatalité. La deuxième, c'est l'identité. Yeux, cheveux, cerveau, petit ou grand, même les sentiments, tout s'établit d'avance. Après, entre ceci ou cela, il y a le vide. Le vide, la vie, que nous comblons par l'action illusoire de nos choix.

Je ne me souviens pas d'avoir choisi, moi, de venir au monde. Il me semble que le pacte était déjà signé. Je n'ai pas eu mon mot à dire. Ma mère non plus d'ailleurs. Elle n'a pas eu à choisir entre moi ou un autre. Elle a enfanté, point final. L'enfant fut moi et pouf, du jour au lendemain, j'ai appris à uriner sans l'apprendre. Si j'avais eu un frère cadet, il aurait uriné lui aussi, de la même façon que moi.

Ma mère aurait pu avoir quinze fils. Qui sait quelle tête ils auraient eues. Une mère qui accouche, c'est comme un insecte qui peuple de ses larves la branche d'un arbre. Vues de loin, les larves sont identiques. Vues de près, c'est là qu'elles se différencient : certaines sont dodues, d'autres maigres; certaines sont plus foncées que d'autres, comme si elles portaient le pull noir en laine que votre mère vous a acheté en mille neuf cents je ne sais plus quoi.

On évalue la santé d'une espèce à sa reproductivité. Pendant que d'autres félicitent les rares mères enceintes de jumeaux ou de triplets, je me questionne à propos du ventre de ma chatte, à savoir si elle en contient cinq ou si ce ne serait pas plutôt six. Je sais, je parle de choses ou de trop grande, ou de trop peu d'importance, et j'en parle comme un lâche sous un nom qui n'est pas le mien. C'est le nom du personnage que j'ai choisi d'incarner, ainsi que je me le plais à croire, un pauvre personnage que je plains de n'être ni philosophe, ni scientifique; ni même capable de dire s'il est humain ou animal. Un enfant qui jamais n'eut de frère, faute d'une mère qu'il a très peu connue mais dont la tête ressemble étrangement à celle de cette larve qui, de branche en branche, englue la haie qui le couve.

Le chien de Toulouse

Toulouse plisse les yeux. Il regarde la lumière pendre du plafond comme un glaçon au bout d'une ampoule. Il n'a plus besoin de personne pour se sentir seul. Le marron de ses yeux est couvert d'une pellicule liquide qui a rougi ses paupières. Il pense à tous ceux qu'il a rencontrés sans pour autant s'en faire des amis. Il ne lui reste plus que son chien. Toulouse se tourne vers le chien et lui dit :
« Le jour où je me serai débarrassé de toi, je comprendrai peut-être pourquoi je n'avais jamais voulu de toi. »

Le chien plisse les yeux. Toulouse bâille. Le chien bâille aussi. Toulouse se gratte derrière l'oreille. Le chien grignote sa patte arrière, lèche ses orteils, mordille sa propre cuisse comme si c'était son souper. Peu importe qu'il y ait eu de la bouffe ou non dans sa gamelle ce soir-là, le chien se serait arranger autrement. Personne n'a besoin de maître pour survivre. Mais pour vivre avec un chien, l'humain a besoin d'être maître. Sans quoi l'amitié ne tient plus.

L'amitié est un contrat que la terre a signé avec la terre. C'est un monde qui manque à l'humain. Une humanité qui manque au monde. Les animaux meurent souvent. Les humains aussi. On fait pousser des carottes pour oublier que la laitue est brune. C'est triste. Nous sommes rendus là. Au point où la couleur nous fait pleurer. Toulouse n'a plus besoin d'avoir de chien pour dire qu'il a un chien. Son père lui a téléphoné pour lui dire qu'il n'en avait plus.
« Ton petit dernier a été piqué. »

La musique a fait vomir Toulouse. La voix de son père aussi. Il mime de se suicider avec son poing. L'avenir se dresse devant lui comme un peuplier dont on ne voit jamais les fruits mais dont on prétend qu'il y en aura à manger demain. Demain ou après-demain. Toujours plus tard. Il faut continuer de chercher. Ceux qui plantent les arbres n'ont aucune idée du nombre d'années dont ils prolongent la souffrance.

Il faut chercher sans relâche. Une ambition est si vite avalée par celle d'un autre. Les luminaires au plafond coulent en cônes sur le plancher. Toulouse n'ose plus fermer les lumières. Au moindre bruit dehors, il s'agite. Il fait les cents pas en se rongeant les ongles. Depuis que son chien n'est plus là pour japper, il angoisse à l'idée qu'un voleur s'infiltre chez lui. Les rares fois où il parvient à s'endormir, il rêve que son père lui téléphone :
- Ton petit dernier a été piqué!
- Je sais que je n'ai plus de chien... lui répond Toulouse.
- D'abord, tu en as eu un. Et puis tu n'en as plus eu, et puis tu t'en es acheté un autre. Celui-là aussi tu ne l'as plus. Et puis tu n'en as plus eu, et puis tu en as acheté un troisième.
- J'ai fait des erreurs. Qu'est-ce que tu veux que je te dise?
- Que je suis ton maître. Tu n'as qu'à le dire et tu en auras plein. Plein d'argent! D'ARGENT! DE L'OR ET DE L'ARGENT!

Les lendemains sont durs... Les rêves laissent des coulisses sur les murs... Il faut changer les murs ou peindre par dessus... 

Les souvenirs oubliés

Je pensais à un mot, j'ai oublié lequel, et n'y ai plus repensé pendant au moins une semaine. Une semaine, c'est grave. Passé un an, il y a de fortes chances qu'on ne repense plus jamais à la chose à laquelle nous pensions. Et ne plus jamais penser à une chose, c'est l'oublier.

Mon mot devait être cheval ou cheveu, ou chemin ou demain, ou devin ou ravin, ou afin ou enfin, j'ai déjà parlé de ma mémoire. Elle existe bel et bien. Le seul fait de vous en avoir parlé le prouve. Quelqu'un qui n'a plus de mémoire se souviendrait-il d'avoir oublié un mot dont il ne se souvient plus? Je ne pense pas. Après tout, quand les gens oublient une chose, ils se souviennent toujours de l'avoir oubliée. C'est pareil pour moi. Alors pourquoi les pilules? J'ai la certitude de m'être déjà souvenu de toutes ces choses que j'ai oubliées.

Les chiens regardent toujours leur maître avec l'air désespéré de quelqu'un qui a oublié ce dont il aurait dû se souvenir. On ne les blâme pas pour autant. On leur rafraîchit la mémoire, puis ils se souviennent, puis on les récompense avec une tranche de bacon. Pour peu que vous me donniez un indice sur le mot dont j'ai oublié de me souvenir, à savoir si c'était un animal ou non, je serais en train de déguster une cuisse de poulet au citron sur riz basmati.

Les enfants de cadavres



Les pissenlits. Personne ne pense aux pissenlits. Au cimetière, ils traînent leurs racines à bout de terre mais se les font bouffer par les cadavres en couple qui, enterrés, se dégustent la chair en pétales. Cessez un peu d'offrir des roses à vos morts. Offrez-leur des pissenlits. C'est par leurs racines que vos filles mortes sous terre goûtent les hommes à proximité. Le sexe passe par les racines. Le sexe des morts. Personne ne parle jamais du sexe des morts. Il existe pourtant. Les mouches pondent d'abord leurs oeufs dans les narines et dans les yeux. Le vagin, lui, met trois semaines à se décomposer. Trois semaines, c'est amplement de temps pour le pénis d'un cadavre voisin de pénétrer votre fille et de l'engrosser à notre insu.

C'est à leur mort, lorsque l'aigrette diffuse ses poils au gré du vent, que les pissenlits se reproduisent. Mais personne ne pense aux pissenlits. On les souffle innocemment. On en répand des milliers sur le gazon. Personne ne parle jamais de la façon qu'ont les cadavres de se reproduire. La première semaine, le pénis du cadavre se détache des testicules, trouve une sortie par une fente du cercueil et s'enfonce dans la terre qui le sépare du vagin qu'il vise à féconder. La deuxième semaine, voyageant à gauche et à droite grâce à une myriade d'insectes qui le transportent, le pénis repère le cercueil d'une femme. Il parviendra à y entrer durant la troisième semaine. Il engrossera la morte avec le peu de sperme qu'il lui reste au bout du gland, donnant ainsi naissance à une nouvelle espèce animale insoupçonnée qui, soit demeurera sous terre, inobservable, soit remontera à la clarté sous forme de ver de terre.

En 26 mai 1983, un chercheur russe fit l'observation d'un ver de terre qui possédait plusieurs fragments de l'ADN d'humains décédés trois ans plus tôt. Ces vers de terre, qu'il nomma « enfants de cadavres », furent jugés potentiellement dangereux par le comité des scientifiques de l'union nationale. Sept mois plus tard, lors du lancement de la fusée Napolien-134 de la NASA, ces enfants de cadavres furent éjectés dans l'univers à plus de 125 500 mètres au-dessus de l'atmosphère.

Où et quand





La question n'est plus de savoir où. C'est de savoir combien ça coûtera, et dans quel arrondissement, à combien d'étoiles, combien de chambres et à quel prix. La question du lieu, c'est le budget. La question du temps, c'est on s'habille comment. Cinq à sept, cocktail, brunch, spectacle, théâtre, repas en famille ou en amoureux. Le lieu épaissit à mesure que le budget augmente. Le temps embellit selon la circonstance.

Nous ne sommes nulle part. Nous sommes dans le prix des vacances. À six cents dollars, nous sommes dans le nord. À mille, nous sommes à New York. À trois mille cinq, en France. La longitude, la latitude, ne servent plus qu'à tracer les cartes. Nos déplacements sont calculés par cartes de crédit. On se load au-dessus de l'océan ou on s'économise chez nous.

Il fait toujours gris, toujours bleu, toujours noir. Le temps n'a plus de couleur. Ce n'est pas le ciel qui décide du temps. C'est dans le cinq à sept qu'il fait beau ou qu'il fait laid. C'est à la fin du spectacle qu'il est tard. À la fin du repas qu'il faut dormir. À la fin du texte qu'il faut cesser de lire.

Attention à la barbe!







Attention à la barbe. Je dis, la barbe, c'est une question occulaire. Tout est dans l'oeil de celui qui la porte. Les hommes qui décident de se raser le font lorsqu'ils considèrent que les poils de leur menton sont trop longs. Encore faut-il que leurs yeux perçoivent qu'ils sont trop longs. Un myope barbu ne verra jamais la longueur de ses poils. Il croira, à sa vue floue, que son début de barbe noircit joliment l'ensemble de sa mâchoire. Vous remarquerez que les mecs dont la vue est bonne portent rarement la barbe, à l'inverse de ceux qui refusent de prendre rendez-vous chez l'optométriste. Ceux-là se la laissent pousser, et parfois même, décident de la tresser.

Je dis attention. La barbe, c'est une histoire d'yeux. Ce n'est pas l'histoire d'une femme qui, un soir, dans un lit, demanda à son mari de se raser pour ne pas que la barbe lui éraflât la joue. Ce n'est ni une histoire de sexe, ni de virilité. On ne chasse pas mieux en portant la barbe. Le poil des chasseurs n'intimident ni les poissons, ni les cerfs, canards, orignaux, chameaux, castors, etc. La barbe, c'est une question de miroir. C'est la chair d'un homme vis-à-vis de sa barbe. Du moment qu'il ne la trouve pas assez longue, il n'y touche pas. Encore, même s'il sait que vous la trouvez longue, il n'y touche pas. Il attend et s'observe, et plisse ses yeux, et porte vos lunettes, rien que pour les essayer. Il vise la symétrie. Il s'invente des jeux. Sans raison valable, il attend que le volume de sa barbe soit égal à celui de ses cheveux, et vous promet qu'il la rasera en même temps qu'il se rasera la tête.

Moi je dis. La barbe, c'est l'homme versus l'homme. C'est l'homme qui hésite devant le miroir. Il hésite à se couper de l'homme qu'il voit, qu'il n'est pas, mais qu'il pourrait être. Sa barbe n'est pas la sienne. Elle est celle du barbu qu'il serait si vous n'étiez pas là. Je n'ai rien à raser. M'obliger à me raser serait comme m'obliger à me râper la peau. À mes yeux, je n'ai pas de barbe. Ma barbe est celle d'un autre que j'ai peine à voir, mais que je touche parfois, d'un regard plissé dans le miroir. Moi je dis. Les yeux parfaits n'existent pas. Il reste toujours quelques poils, là ou ailleurs, qui étaient les miens ou qui ne le sont plus.

L'incendie familial de Patrick Sauvignon-Pérès-Charbana-Corriveau-Geordan-Tribley

Les gouttières de la maison sont en flammes. Il pleut le feu sur la pelouse. On y a jeté de l'essence avec une allumette. Ça flambe comme un feu de champ. Les arrosoirs fondent. Le congélateur aussi. Les assurances ne sauveront pas tout. On s'est occupé des meurtres qui ont précédé l'incendie. Papa a brûlé comme un gros cochon. Son poil a roussi. Sa chair a grillé. Sa graisse a suinté. Ensuite ça a pué, puis il est mort. Maman faisait la sieste au salon. Nous l'avons averti qu'elle allait mourir :
- Maman, nous avons incendié la maison. Les fenêtres sont fermées. Les portes verrouillées. Tu n'as pas moyen de t'en sortir. Tu mourras bientôt.

Notre frère cadet couinait dans son berceau. Une flamme l'a enveloppé comme dans un drap blanc. Maman s'est levée inconsciente. Elle nous a dit de sauver le hochet et de secouer trente fois le poisson de bois. Il n'y a jamais eu de poisson de bois. Geordan a placé des bombes d'essence sur les corniches. Lors de l'explosion, maman a reçu des éclats de verre dans les yeux. Je me suis dis que c'était une bonne chose qu'elle meure aveugle. Je lui ai lu mon poème sans qu'elle ait pu repérer les fautes qu'il y avait :
Tu meurs, maman, petit gigot d'agneau
Tu penses à l'autre dans son berceau
Tu pues le nylon
Tu pues la laine en tirbouchon

Le vieux Patrick a versé d'autres galons au sous-sol. Il s'est allumé entre les jambes. Je me suis réfugié au grenier d'où j'écris. Je sens la chaleur des bombes. Je sens ma faute. Ça finira par nous rattraper, tous. J'ai voulu qu'on m'aime. J'ai tué ma famille pour qu'elle m'aime. Encore si je meurs avec elle, peut-être qu'au paradis... Geordan ouvre la trappe du grenier. Je vois sa grosse tête qui dodeline. Il sourit mais disparaît. Nous ne sommes plus tout à fait conscients. Peut-être que si je meurs, peut-être qu'un éclat de verre, une plus grosse bombe, un poème, quelque chose, maman

La prof Sophie

Son tableau, à la prof Sophie, il est nervuré de crayonnures de craie. Elle le brosse comme un cheval que ça fait gris quand elle efface et que ça fait blanc quand elle écrit. Les chiffres s’emballent les uns par-dessus les lettres. Un x, un nid grec, un z. Dans l’algèbre comme dans les mots, la valeur des lettres est variable.

Son tableau, à la prof Sophie, il était vert. D’un vert que ça l’a rendu gris à force qu’elle écrivait dessus. Il aurait pu être bleu que l’écriture l’aurait rendu gris quand même. L’écriture, ça rend tout gris. L’écriture, ça fait tout mourir. Une fois, pendant un examen de maths, j’ai écrit une lettre à la prof Sophie que je voulais la coucher dans mon lit et que je lui ferais de l’amour dans la bouche. J’avais tout parfaitement d’écrit, sans faute, jusqu’aux moindres détails : que je pousserais sur sa tête pendant qu’elle me suce; que j’enfoncerais un petit doigt dans son vagin pendant qu’elle m’embrasse ; que je lui attacherais les mains derrière le dos pendant que j’enfonce une bouteille dans son anus. Ma lettre d’amour, je l’avais écrite sur du papier rose, en lettre presque attachées, en tout cas je m’étais forcé. J’avais même parfumé le papier avec le parfum de papa. Le lendemain de qu’elle l’a reçue la lettre, elle a dit :
- C’est aujourd’hui la date limite pour remettre la nouvelle que vous deviez écrire.

Je me suis souvenu que c’était la date limite et que j’avais oublié d’écrire la nouvelle qu’elle avait demandée. Elle a sorti ma lettre de son cartable d’enseignant :
- Je vais vous lire la nouvelle que l’un de vous m’a remise hier. Ça va comme suit : « Son tableau, à la prof Sophie, il est nervuré de crayonnures de craie. Elle le brosse comme un cheval que ça fait gris quand elle efface et que ça fait blanc quand elle écrit. Les chiffres s’emballent les uns par-dessus les lettres. Un x, un nid grec, un z. Dans l’algèbre comme dans les mots, la valeur des lettres est variable.
[…]
Je me suis souvenu que c’était la date limite et que j’avais oublié d’écrire la nouvelle qu’elle avait demandée. Elle a sorti ma lettre de son cartable d’enseignant :
- Je vais vous lire la nouvelle que l’un de vous m’a remis hier.

Elle l’a lue dans ses moindres détails, sans même échanger son prénom contre celui d’une autre, et les élèves ont applaudi.

Sans tête

- Tu as vu? As-tu vu? Vas-tu eut? Mon cerveau a déclaré forfait. J’ai dit à mon crayon d’écrire et ma main n’a rien entendu. Le blanc de mes yeux reluit comme un drapeau de verre. Je rends les armes. J’ai envie de dire bonnet. Bonnet!
- Pourquoi ce mot-là?
- Fouille-moi! Ou ne me fouille pas. Aime-moi. Petit bonnet. Je n’ai plus ma tête. Je ne me censure plus. Tu n’es plus très beau. Il te manque une dent. On le remarque chaque fois que tu te mords la langue. Ça ne t’empêche pas de continuer à te mordre la langue…
- Je ne la mords pas! Je réfléchis.
- Ton cerveau est différent du mien. Dans le mien, il s’est formé un marécage visqueux où tout glisse. Rien ne s’accroche à ma mémoire. Ah, si! Ça me revient… Les coquerelles peuvent survivre des semaines sans tête.
- Les pilules font peut-être effet. Combien de semaines?
- Le temps de se reproduire avec le premier venu. C’est parfois une coquerelle, parfois un scarabée. En tous les cas, elle s’en fout qu’il soit laid. Elle ne le verra jamais.
- Retourne écrire. Vite. Je te sens inspirée.
- Je me sens coquerelle. Fais-moi un enfant.
- Chérie, franchement, tu n’y penses pas…
- Un bébé bleu! Fais-moi un bébé imbibé de sang, tout bleu, qui vagira entre mes jambes!
- On ne fait pas d’enfant au mois de septembre. On en a déjà parlé. On ne décide pas de tourner les pages du calendrier comme ça. Ça prend beaucoup de soleil, beaucoup de nuits… Nous avons toujours été d’avis que les enfants de septembre ne faisaient pas de bons écrivains.
- J’ai changé d’avis quand j’ai arrêté de réfléchir. Dans mon cerveau, j’ai creusé un étang dans lequel des quenouilles ont poussé. Au pied de l’une d’elles, un soir, un criquet m’a dit que je ne voulais plus d’écrivain. Que je voulais un enfant tout simplement.
- Et si cet enfant de septembre décidait quand même d’être écrivain? Y as-tu pensé? As-tu seulement pensé au talent qu’il n’aurait pas et à la merde qu’il écrirait?
- Je ne serai plus là pour lire ce qu’il écrira. Toi-même, tu ne le liras pas. Il sera écrivain dans le vide. Tous les écrivains qui écrivent dans le vide se lassent d’écrire. Il aura de bonnes chances de devenir heureux ou de faire l’école de cuisine. 
- Je t’ai déjà dit cent fois que je ne voulais pas d’un fils cuisinier. Peintre, encore ça va. Sculpteur, réalisateur de films, de vrais métiers, il y en a plein. Mon fils ne sera pas n’importe quel fils. Il sera au sommet.
- Il gravira l’Everest et photographiera le Yéti.
- Non! J’en ferai un écrivain célèbre! Je lui interdirai l’alpinisme! Je lui ferai écrire des histoires qui se passent sous terre, avec des taupes, et l’année de son suicide, on lui attribuera le prix Nobel!
- Je me demande… Si deux coquerelles sans tête se reproduisaient, quelle tête aurait l’enfant?
- Ma tête! Ta tête! Nous n’avons pas perdu la tête!
- Oh, bonnet… Si je te masse le cou, ce soir, enfonceras-tu ton doigt dans mon vagin?
- Le doigt. Comme d’habitude. Mais le doigt seulement. Il faudra attendre octobre pour le reste.
- Ce n’est pas tant l’ongle qui me dérange, que la bague qui érafle…
- Cette bague, tu me l’as offerte en gage d’amour. Tu t’en souviens. Elle ne faisait à aucun autre doigt que celui que tu avais choisi d’aimer.
- Oui. C’est cet amour-là, justement, qui m’érafle… Et ce doigt-là que j’ai choisi de ne plus aimer. Fais-moi un enfant comme si tu n’étais plus toi, comme si tu avais perdu la tête, pour ma survie à moi, pour notre survie à nous, fais-nous en un. Un vrai.

Dominos

La veille, je m'étais couchée vers une heure du matin. Je sais, c'est tard. Il passait un documentaire à la télé, sur la chaîne D. Un documentaire sur les guenons qui allaitent. J'avais trouvé ça intéressant. Je n'avais jamais vu de mamelon de guenon auparavant. C'était étonnamment rose. Quand je me suis décidée à aller me coucher, j'ai pensé à plusieurs trucs : me brosser les dents, éteindre la lampe de l'aquarium, enfermer le chien dans sa chambre, allumer le ventilateur. Mais verrouiller la porte de derrière, ça, je n'y ai pas pensé.  Il arrive qu'on pense aux trucs anodins avant de penser à l'essentiel. C'est comme ça. Vient un temps où les responsabilités deviennent trop nombreuses et, pour se faire de la place, le cerveau efface quelque chose. Et il se trouve que ce quelque chose s'avère parfois un réflexe primaire. Voilà ce qui m'est arrivé.

Vers trois heures du matin, mon chien a jappé. Mon réflexe, voyez vous, fut de frapper sur mon réveil-matin. Or, mon réveil est programmé pour sonner à cinq heures vingt-cinq. Chaque fois qu'il sonne, mon chien jappe. Cette nuit, mon chien a jappé vers trois heures. Quelque chose n'allait pas. Il y avait du bruit dans l'appartement. Un homme était entré chez moi par la porte de derrière. J'entendais ses pas. Des pas de grosses bottes. J'entendais les roches collées sous ses semelles rayer mon plancher. Ce même plancher que j'avais justement lavé six heures plus tôt, à vingt et une heure, en prévoyant que mon frère arriverait le lendemain matin, vers sept heures. Quand il rend visite à quelqu'un, celui-là, il faut que tout soit propre. Avant que l'intrus barbouille mon plancher, tout était nickel. Plus j'y pense, je me demande ce qui me troublait le plus, dans mon lit, quand il s'est introduit chez moi : était-ce la présence de l'intrus ou la cochonnerie sous ses bottes?

Il devait croire qu'il n'y avait personne. Il parlait à quelqu'un qui ne lui répondait pas. J'en ai déduit qu'il parlait au cellulaire :
- J'y suis. Oui, c'est la bonne adresse. Arrête de crier. Il y a une télé, un ordinateur, une bibliothèque... Non, dans le coffre, il y a des jeux de sociétés... Battleship, Guess Who, Cranium... J'entends pas. Le chien jappe! Attends. Je vais le tuer.

Il a tué mon chien. Je n'aurais jamais cru qu'au moment de mourir, les chiens éternuaient. Eh bien, ce fut le cas du mien. Je me suis assuré que la porte de ma chambre était verrouillée. J'ai tourné la poignée jusqu'à ce qu'elle bloque. Je ne pense pas que le tueur ait entendu le minuscule déclic. Mon premier réflexe, à ce moment-là, fut d'enfiler silencieusement mon pyjama. Si j'étais pour mourir, je ne voulais pas mourir nue. Depuis que je suis toute petite, je me promets de mourir dignement. Mon deuxième réflexe fut de lever la tête en direction du mur et d'y voir la fenêtre comme une potentielle sortie de secours. Hormis la moustiquaire à déchirer, la fuite semblait facile. L'eusse-t-elle été si le tueur ne s'était pas mis à forcer la porte de ma chambre, bading-badang:
- Il y a quelqu'un?!

Non, ne répondis-je pas... Il m'aurait fallu un objet pointu, une pince à sourcil, pour creuser un trou à travers la moustiquaire. J'avais malencontreusement laissé ma trousse de maquillage à la salle de bain. C'était de l'autre côté du couloir. C'était, autrement dit, inaccessible et sans espoir.

Je n'aurais jamais cru l'épaule d'un homme capable de briser une serrure. Eh bien, ce fut le cas de ma porte de chambre. L'homme s'y introduisit et me poignarda dans la nuque. Il y laissa le poignard planté. Je fis semblant de mourir, me traiterez-vous de lâche. Enfin, l'eussé-je attaqué qu'il m'aurait poignardé encore, et plus violemment. J'ai attendu que mon sang eusse coagulé pour retirer le poignard et me le mettre en poche. Puis je me suis relevée. Je l'entendais encore parler :
- Y a une fille dans l'appartement... Je vais être chez toi à sept heures au lieu de six. Le temps que je la tue, que j'efface les traces... Oui, j'ai ton couteau. Non, il n'est pas dans ton sac. Il est dans son cou. Son cou... Son cou à elle! Oui, je suis sûr qu'elle est morte... Je peux retourner vérifier.

Il est effectivement revenu vérifier. Je n'étais pas morte. Je l'attendais, faible certes, mais armée de son poignard. Il a vite fait de rebrousser chemin derrière la porte, que je bloquai derrière lui avec la table de chevet. Il ouvrit tous les tiroirs de la cuisine. Du tintamarre des ustensiles, je déduis qu'il cherchais un couteau à viande. Au téléphone, sa voix avait changé de ton. Il paniquait :
- Elle a survécu! Non, elle ne peut pas s'échapper! Probablement pas...

Nous avons tous pensé, à ce moment-là, à la fenêtre de la chambre. J'usai de mon couteau pour percer la moustiquaire. Il ne me restait plus qu'à sortir, ce que j'hésitai à faire quand je l'entendis, lui, sortir et traverser la cour arrière. Je reculai en le voyant apparaître derrière la moustiquaire. Il n'était pas asiatique. C'était son sourire, effrayant, qui plissait ses yeux en amandes. D'une main, il tenait un cellulaire. Et de l'autre, le couteau à viande dont je m'étais servi trois jours plus tôt pour trancher un filet de porc en cubes. Trois jours plus tôt, j'avais reçu mon frère à dîner. J'avais fait mariner les cubes pendant quatre heures et les avais fait griller en brochettes sur le barbecue que ma mère, feu ma mère, dieu ait son âme, m'avait offert le jour de mes vingt-trois ans. Servi sur un lit de couscous, le porc était franchement succulent. Laissez-moi vous dire que mon frère s'en est régalé. Le secret, si ça vous intéresse, c'est le gingembre.

Enfin. Où en étais-je? Oui. L'intrus. À ce stade-ci, je vous l'accorde, il n'était plus intrus. Il était dehors, extrus donc, si ça existe. Avec la lame d'un couteau deux fois plus large que le mien, je tiens à le préciser, celui-ci passa une jambe, avec la ferme intention de me tuer, par la moustiquaire que j'avais préalablement percée. Par chance, le vent souffla. Les rideaux se soulevèrent, comme les tentacules d'une pieuvre, et s'enroulèrent autour de son tibia. Plus il se débattait, plus les rideaux le momifiaient.

Je profitai de son inertie pour aligner la frappe de mon poignard sur sa cuisse. J'ai visé la cuisse. Je le jure. C'est malgré moi que le poignard s'enfonça dans sa poitrine. Je n'ai jamais su viser. J'ai cru que c'était le stress qui altérait mon acuité visuelle. Eh bien non. Je n'étais simplement pas douée : même après avoir profondément inspiré puis expiré, j'eus beau visé l'épaule, je touchai la gorge. Et pourtant, je m'accordai plus d'une chance. Le résultat fut semblable chaque fois : tandis que je visais la hanche, le couteau se fichait dans l'estomac...

Je m'exerçais à le poignarder comme on s'exerce au tir à l'arc. Je ne me rendais pas compte de ma sauvage violence. Il ne disait rien. Ses yeux ne riaient plus. C'était comme si l'inquiétude l'avait envahi. Et parce que je n'étais jamais sûre qu'il était mort, je continuais de m'exercer. Le sang ne giclait pas. Je le jure. Chaque fois que mon couteau lardait sa chair, il en ressortait presque sec, comme d'une poche de sable.

J'attendais mon frère vers sept heures. Je ne pense pas m'être acharnée sur ma victime. Si le sang avait souillé mon plancher, je me serais arrêtée pour nettoyer. J'ai dû l'assaillir de neuf, peut-être dix coups de couteau... Et une autre dizaine lorsqu'il est tombé... Je n'étais pas sûre s'il était mort. Sa main droite tenait encore le cellulaire. J'ai pensé qu'il se demandait comment annoncer à son complice qu'il allait mourir. Puis je l'ai poignardé, encore, jusqu'à ce qu'il ne réfléchisse plus.

- Ce qui, votre honneur, porte le compte à vingt-cinq coups de couteau. Les vingt-cinq coups que l'accusée a portés à l'intrus prouvent qu'il ne s'agit pas d'une légitime défense, mais d'un meurtre. Ce sont les pulsions meurtrières, votre honneur, qui l'ont poussé à le tuer par autant de coups. La preuve : n'a-t-elle jamais essayé d'appeler les secours?

- Objection votre honneur! Ma cliente était réfugiée dans sa chambre. Elle n'avait aucun téléphone à porter de main. Ce ne fut que lorsque l'intrus laissa tombé son cellulaire qu'elle eut moyen d'appeler les secours.

- Elle plaça le cellulaire contre son oreille et découvrit l'identité du complice au bout du fil! C'était son frère, votre honneur! Rien d'étonnant : elle l'avait vu, trois jours plus tôt, lors d'un souper où les deux avaient planifié le meurtre de la victime, Sanchez Graad. Ils ont fait croire à ce dernier qu'une somme importante, nous parlons de deux cents mille dollars, se cachaient dans le coffre, dans le boîtier d'un jeu de dominos.

- Ma cliente n'a jamais su jouer aux dominos. Qu'aurait-elle fait d'un boîtier de dominos? La dernière fois qu'elle a ouvert ce coffre, c'était en 1997. Il n'y avait pas de jeu de dominos. Peut-être que son frère lui en avait offert un entre temps et qu'elle n'était pas au courant du cadeau. Est-elle coupable d'avoir laissé son frère lui offrir un jeu de dominos dans lequel il avait placé deux cents mille dollars?

- Objection votre honneur! Nous parlons de la victime, Sanchez Graad. C'est l'appât du gain qui le força à entrer chez l'accusée. Je tiens à préciser qu'il y entra sans infraction, par la porte de derrière qui n'était pas barrée, et par la moustiquaire percée par l'accusée elle-même. Et puisque la défense prétend que madame n'a jamais su jouer aux dominos, votre honneur, je tiens à rappeler qu'elle a aussi dit ne pas savoir viser. À vous de juger de ses capacités.

- D'accord, Sanchez Graad n'a pas commis d'infraction chez ma cliente. Mais ne l'a-t-il pas poignardée à la nuque le premier? N'a-t-il pas tué son chien?!

- Votre honneur, observez attentivement la nuque de l'accusée. Cela vous semble-t-il une nuque qui eut été perforée? Y a-t-il quelconque cicatrice? Cela me semble, en tout cas, une nuque indemne de tout heurt. J'en infère qu'elle ait menti, pour sa nuque comme pour son chien. On dira qu'elle a perdu son chien. Qu'importe. Un bichon maltais. Qu'elle l'ait perdu ou qu'elle l'ait elle-même tué. J'en ai vu un, encore hier, errer dans les rues de Marelle. C'était peut-être le sien. Qui sait, ils se ressemblent tous...