15 janvier 2007

Sale job

Je n’ai jamais été brillant. Je ne suis pas génial non plus, ni même lecteur, ni même intellectuel ; en tout cas vous avez suffisamment de raisons pour ne pas lire cette histoire d’une insignifiance inutile, il n’en tient qu’à vous d’utiliser le verso de cette page pour y dresser votre liste d’épicerie ou n’importe quel autre gribouillis utile.

Bon. Il est possible que vous vous obstiniez quand même à poursuivre votre lecture et, si vous vous entêtez à lire ceci, c’est que vous êtes de gentils lecteurs hypocrites. Mais j’aime les hypocrites, plus encore que les gentils. Vous méritez donc que je sois gentil avec vous et que je vous aide à comprendre les raisons de votre lecture. Je ne vois que deux raisons pour lesquelles vous vous entêtez à lire ceci : soit vous êtes impatients de connaître les raisons de mon titre et de connaître de quelle sale job exactement il s’agit, soit vous m’aimez d’un amour comme il ne s’en fait plus. Dans les deux cas, vous êtes impatients : c’est donc que je n’ai pas intérêt à vous faire patienter davantage (surtout si vous m’aimez). Si vous lisez ceci pour connaître de quelle sale job exactement il s’agit, cela implique deux choses : soit vous êtes curieux de savoir si l’histoire racontée sera bonne, soit vous êtes curieux de savoir si je suis un auteur génial. Si vous êtes curieux de savoir si l’histoire sera bonne, deux choses : soit vous êtes écrivain, soit vous souhaitez que je sois pourri afin d’obtenir enfin une raison de me détester. Ce qui n’est pas possible car, d’une part, les écrivains sont beaucoup trop jaloux pour lire les autres écrivains, et d’une autre part, vous n’endureriez pas la lecture si vous me détestiez. Je ne vois plus qu’une chose, alors : c’est que vous êtes curieux de savoir si je suis un auteur génial. Cela implique donc que vous n’avez pas lu le premier paragraphe du texte (premier paragraphe où, clairement, je dis ne pas être génial) et cela prouve que vous avez débuté votre lecture par le deuxième paragraphe (chose étrange que je ne fais jamais, mais aussi je ne lis jamais alors : je suppose qu’il est possible que les lecteurs débutent parfois par le deuxième paragraphe). Cela étant dit, je vous suggère de retourner au premier paragraphe, puis de cesser votre lecture après avoir réalisé que je ne suis pas génial.

Si vous entamez ce troisième paragraphe, c’est donc que vous vous foutez bien de connaître de quelle sale job exactement il s’agit, car ceux qui cherchaient à savoir si l’histoire était bonne (tout comme ceux qui étaient curieux de savoir si j’étais un auteur génial) ont cessé de lire. Il ne reste que vous qui m’aimez d’un amour comme il ne s’en fait plus. Mais, pour les raisons que j’ai énoncées plus haut, vous êtes tous impatients d’une manière ou d’une autre. Si vous êtes impatients, c’est que vous trouvez le temps long, et personne n’aime trouver le temps long. Vous avez alors l’impression que je vous fais perdre votre temps ; il est donc un peu moins évident que vous m’aimez. Si toutefois vous persistez à lire, c’est que vous persistez à dire que vous m’aimez et dans ce cas : soit vous êtes hypocrites, soit vous m’aimez véritablement. J’ai pourtant dit, dans le deuxième paragraphe, que je n’avais pas intérêt à vous faire patienter si vous m’aimiez et pourtant, je ne cesse de vous faire patienter. Donc, vous ne m’aimez sûrement plus. Si vous lisez ce troisième paragraphe et que vous continuez de m’aimer, c’est que nécessairement vous n’avez pas lu le deuxième paragraphe. Ainsi, il est fort probable que vous ayez sauté le deuxième paragraphe, ou que vous ayez commencé votre lecture par le troisième. Pour ceux qui m’aiment, donc, il vaudrait mieux que vous lisiez le deuxième paragraphe (il en va de soi si vous m’aimez) et de cesser votre lecture lors de ce deuxième paragraphe, lorsque vous sentirez que vous ne m’aimez plus. Pour les autres, vous êtes nécessairement hypocrites, car ceux qui m’aimaient sont tous partis lire le deuxième paragraphe et ne reviendront pas. Il ne reste donc que vous hypocrites qui ne m’aimez pas d’un amour comme il ne s’en fait plus et qui feignez l’amour pour je ne sais quelles raisons (probablement que vous ne détestez pas perdre votre temps). Toutefois, vous ne doutez pas que je vous aime (si vous en doutez, je vous invite à relire la troisième ligne du deuxième paragraphe, puis tâchez de revenir vite poursuivre votre lecture).

Tous ceux qui me lisent à présent sont donc hypocrites, et par le fait même, j’aime à présent tous ceux qui me lisent. Mais, vous ai-je expliqué pourquoi j’aime les hypocrites ? La raison est assez claire : les hypocrites ont une telle estime d’eux-mêmes (que je n’ai pas) ! Leur estime d’eux-mêmes est probablement due au fait qu’ils sont au-dessus de tout et qu’ils font semblant d’aimer ceux qui viennent à eux et oh, si je vous aime et que je n’ai aucune estime de moi-même (la preuve que je n’ai aucune estime de moi-même est, et je me cite : « les hypocrites ont une telle estime d’eux-mêmes (que je n’ai pas) »), vous devinerez que je ne suis pas hypocrite et, si j’aime les hypocrites, c’est que j’aime ceux qui ne me ressemblent pas. J’ai dit aussi que je n’ai jamais été brillant. J’aime donc les gens qui sont brillants. Si vous ignoriez que je ne suis pas brillant, ce n’est pas la peine de retourner au premier paragraphe ; je préfère que vous cessiez immédiatement de lire, car si vous l’ignoriez, c’est que vous n’êtes pas brillants et donc, je ne vous aime pas. Et je n’aime pas que ceux que je ne m’aime pas me lisent trop longtemps.

Tous ceux qui me lisent à présent sont donc de brillants hypocrites, car les moins brillants se sont sentis offusqués lors de mes derniers propos. Offusqués, ils sont partis ; ils n’ont pas aimé que je les traite d’ignares. Quelques ignares doivent être restés malgré tout (je les salue), et je parviendrai certainement à les aimer puisque, après tout, il faut à quelque part qu’ils aient été assez brillants pour refuser l’autorité dont j’ai fait preuve. Je n’aurais su agir aussi brillamment qu’eux, aussi je ne peux les comparer à moi-même : je ne lis jamais.

Je sens que les lecteurs tombent comme des mouches, qu’à chaque paragraphe quelques autres s’éteignent et, je vous sens heureux de gravir les paragraphes.

Mais, je vous entends me demander : à quoi cela peut-il servir de gravir ces paragraphes jusqu’à la fin ? De brillants hypocrites comme vous méritent assurément quelque chose…

…Êtes-vous géniaux ? Je me dois de vous le demander. Je sais que la question n’est pas de celles auxquelles on répond facilement mais, j’ai bien réussi à vous prouver que je ne l’étais pas ! Il est essentiel pour moi de vous aimer, lecteurs, et il est essentiel pour vous aimer que vous ne me ressembliez pas, et il est donc essentiel que vous soyez géniaux ! Écrivez-moi une histoire, que j’en juge ! …non, c’est une mauvaise idée que j’ai eue : si vous m’écriviez une histoire, cela impliquerait que vous seriez écrivains et que vous me ressembleriez trop (je suis écrivain)… Je préfère continuer à douter de votre génie que de vous voir écrire ! Tout de même : si l’un ou l’autre d’entre vous se considère très peu génial, qu’il quitte sur-le-champ.

À présent, vous lecteurs êtes tous de brillants hypocrites géniaux ou à peu près. Et je vous aime, d’un amour comme il ne s’en fait plus ! Ah ! Je vous aime d’un amour comme il ne s’en fait plus, vous qui ne me ressemblez pas ! Comment faire maintenant pour que vous m’aimiez vous aussi ?... Me dévoiler ! Voilà ce qu’il faut que je fasse ! Dévoiler l’histoire de ce texte que je n’ai pas osé dévoiler avant d’être certain d’aimer mes lecteurs d’un amour comme il ne s’en fait plus ! Ainsi, si je vous dévoile de quelle sale job exactement il s’agit, tous les autres lecteurs qui ont cessé de lire au premier, au deuxième paragraphe ou après seront jaloux de vous ! Et cela vous rendra bien heureux, bien heureux de leurs angoisses ! Et vous m’aimerez vous aussi d’une certaine façon, n’est-ce pas ? C’est ce que je souhaite alors ! La voici, cette histoire que vous serez les seuls à pouvoir lire :

« SALE JOB

Ma première vraie job consistait à couper les mauvaises herbes d’un terrain de golf avec un gros weed-eater au gaz super lourd en tout cas : j’étais pourri en matière de travaux manuels masculins. Mon truc à moi, c’était l’intellectuel. N’empêche que je devais travailler pour démolir ma réputation de fils à papa et c’était la première journée de ma première vraie job et j’arrivais lendemain de brosse de la Saint-Jean, même que je m’étais piqué à l’héroïne pour une des rares fois de ma vie la veille ou enfin, l’instant d’avant ; je commençais à travailler à six heures le matin et ah, maudite job d’été qui fut-été-fut très plate.

J’avais le malheur de travailler avec un autre coupeur de mauvaises herbes qui s’appelait Charles. Nous aurions pu être amis, je suppose, si seulement je l’avais aimé. Dès la première journée de ma première vraie job, j’ai tenté de me rapprocher de Charles et pour ce faire, je lui ai exposé tous mes raisonnements intérieurs les plus simples mais, tout ça lui semblait très complexe ou plutôt, tout ça lui servait d’opportunités de se moquer de moi.

Charles n’a pas hésité à me traiter de « gros niaiseux ». J’étais loin de l’avoir pris. Je crois que ça a été l’insulte la plus insultante qu’on m’ait dite. Ces deux mots regroupaient tout ce que je ne voulais pas être : gros et niaiseux. Les meilleures insultes sont souvent les plus simples. Mais, de là à traiter Charles de « Charles »… venant de moi, ça aurait été une insulte de « gros niaiseux »… J’ai trouvé assez simple de lui dire que je ne l’aimais pas. Tout simplement. Un peu trop simplement, d’ailleurs. Il m’a cogné assez vite merci, si bien que l’œil droit m’a manqué pendant une semaine. J’avais peine à écrire et je me suis dit : « la prochaine fois que j’aurai à avouer à quelqu’un la haine que je lui porte, je tâcherai de le faire d’une manière plus élaborée, plus longue et plus compliquée ainsi, j’aurai bien le temps de me sauver ». »

Voilà l’histoire. Êtes vous satisfaits ? Je sens que non… Je sens que vos attentes n’ont pas été comblées…

Je sais ce qui ne vous plaît pas dans cette histoire, et cette chose me déplaît moi aussi. Je sais que l’histoire n’est pas assez « intellectuelle ». Mais, j’ai mes raisons de ne plus faire d’histoires intellectuelles : c’est qu’on a toujours dit de mes histoires qu’elles étaient « trop intellectuelles ». Dieu sait qu’on me l’a reproché. D’ailleurs, les raisonnements de ce texte auraient dû vous paraître d’emblée « trop intellectuels », oh, je sais, j’ai dit à la toute première ligne de ce texte que « je n’ai jamais été intellectuel » mais, je sais mentir. Et vous auriez dû savoir que ceux qui mentent sont des hypocrites. Vous auriez dû comprendre aussi que je suis bien hypocrite, et que je vous ressemble drôlement, et que si je vous ressemble, alors c’est que je ne vous aime pas.

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