16 janvier 2007

Le satané fric

Il collectionnait les cartes. Les cartes à jouer, celles avec les chiffres dans les coins et les rois, surtout, le trèfle, le diamant, parfois le cœur, mais jamais le pique. Et dans sa tête, le signe du dollar, le s avec les deux barres bien droites parce qu’il n’était pas plus fou qu’un autre, enfin c’est ce qu’il disait. Il s’était enfermé dans une salle, très haute de plafond, sans musique ni vibration, dans une ville genre Venise, super loin du chemin de fer pour ne jamais sursauter. Il ne fallait pas venir le déranger, ça non, il vous lançait des taloches en criant de décamper : il faisait ses châteaux. Oui, c’est ça, des châteaux de cartes. De dimensions jamais atteintes, de hauteurs de mal de cœur. Et ensuite, une fois qu’il aurait achevé le plus immense des châteaux jamais érigés, il aurait sa place dans un livre genre « les records de ce siècle ». Alors ses cartes prendraient de la valeur, il pourrait les vendre à un prix fou que tout le monde se les arracherait quand même, à s’en vider les poches. C’est ce qu’il disait. Puis un bon jour comme ça, dans la chambre de ses châteaux, une femme est entrée par malheur. Par malheur, il ne lui a pas fermé la porte au nez parce qu’elle avait le nez d’une cléopâtre parfaite dans les châteaux égyptiens. Alors il l’a gardée, la cléopâtre, près de lui, puis il s’est mis à moins bâtir, à perdre son rythme de bâtisseur infatigable. Il passait plutôt son temps à discuter avec la cléopâtre, vous savez, à faire des compliments à propos de son nez et de ses foulards, vous voyez l’emprise. La fille riait tout le temps, pas trop intelligente quoi, elle lui faisait recommencer son travail jour après jour : « il manque de cartes rouges dans tes châteaux, celles de cœur, tu devrais en ajouter, et enlève celles de trèfle de toute façon, t’as pas besoin de la chance, tu m’as maintenant ». Il défaisait quelques étages de châteaux, plaçant ici et là les cartes que la cléopâtre avait choisies, des cartes de cœur pour sa belle qui ne sert à rien. Et là un bon jour, encore comme ça, elle est partie comme elle était venue, avec son nez grandiose et ses poches vides. Le pauvre homme n’était alors pas plus riche de fric, tout était à continuer, il fallait reprendre le rythme, oublier le temps qu’il avait perdu avec sa cléopâtre qui s’était foutue de lui. Mais à chaque carte qu’il venait ajouter aux châteaux, il revoyait les cartes de cœur placées par sa belle cléopâtre puis il pleurait, les sanglots n’en finissaient plus. C’était la nostalgie, ah vous aurez compris.

Soudain tant pis, il a enlevé toutes les cartes de cœur, frustré le bonhomme, il les a déchirées puis remplacées par du pique, tiens, parce qu’il était triste comme un fou. Mais le pique, il n’avait jamais aimé. Il est devenu fou comme un vieux triste. Il s’est jeté dans ses châteaux de cartes inachevés, complètement foutu et il est mort de faim. Le vieux fou eh bien, c’était mon père. Il aurait peut-être dû prendre les choses moins au sérieux et, comme on dit, rire et rigoler. Du moins, il aurait dû vivre sa passion avec le sourire aux lèvres, et pas avec le fric dans la tête. C’est dommage qu’il ne soit plus là, parce que j’avais une carte pour lui. Une carte qu’il n’avait pas. C’est celle avec le petit fou amusant, avec le pantalon coloré et le chapeau avec des grelots, je crois qu’il ne l’avait pas, elle se fait de plus en plus rare, cette carte rigolote de clown farceur qui ne se prend pas au sérieux. Enfin j’avais cette carte qu’on appelle le joker, le clown heureux. Il n’y en a que deux des comme ça. Une pour moi et… une pour mon père qui est mort comme un clown triste, fou du fric, satané va.

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