16 janvier 2007

Lettre à maman (1)

Maman,
bon, d’accord, je t’ai toujours appelé par ton prénom, je ne t’ai jamais appelé maman, mais n’y a-t-il pas meilleur endroit qu’ici pour commencer à bien faire? Je ne suis qu’un enfant. Un enfant, et voilà le malheur, et voilà pourquoi j’écris. Voilà pourquoi je t’écris. Je n’ai d’autre but que d’accoucher de l’enfant en moi, comme une mère qui a si peur de la fausse couche ; si peur que l’enfant meurt en elle, si peur de raté l’enfant comme d’autres ratent leur enfance… Et papa, comment il va? Je n’ose pas lui écrire, papa, il n’a jamais accepté de lire ce que j’écris et je ne lui en veux pas : il est en quelque sorte le rival masculin que j’ai toujours eu et pour ma part, quelle maladresse ce serait d’écrire à mon rival et, mieux vaut que je m’ouvre à la fille que tu as été et que tu es encore. Encore. J’ai toujours eu une sorte de difficulté avec les sentiments et tu le sais, papa est comme ça lui aussi, incapable d’émotion tendre mais, enfin, le malheur est que je suis écrivain.

Oui, ce n’est que tout récemment que la demoiselle qui sélectionne les textes de la revue Lapsus m’a qualifié d’écrivain (et même d’auteur), et c’était la première fois de ma vie qu’on m’appelait ainsi et ça m’a fait tout drôle, tu peux comprendre, le sentiment ; j’ai ressenti un peu la même chose que toi lorsque je t’ai appelé maman… tu sais? Comme si tout d’un coup, la vérité se révélait à l’être que je suis et que j’étais ce que je voulais être et ce que j’ai toujours été. Moi écrivain, toi maman. Le brut de ce que nous sommes et « fuck la misère » et « fuck l’argent et la merde qui sort des égouts de la planète misérable » et tant pis, tant pis si les autres me détestent parce que du coup si je m’aime et que tu t’aimes c’est que nous nous aimons. J’ai toujours eu une sorte de difficulté avec les sentiments. Je t’en prie. N’en veux pas à papa.

Je ne suis qu’un enfant et toi, l’enfant d’une autre et, personne n’a jamais su dire que l’enfance n’est autre chose que cette journée-là où la naïveté commence et se termine. Je sais que la vie est dommage. Un énorme dommage, si gros et souffrant, avec la cuisine et les armoires et les chaises qui ne parlent pas, les chaises vides qui ne disent jamais rien parce qu’elles se taisent mais bon sang, finiront-elles par parler mais non, pas plus qu’elles n’écoutent et papa est une chaise vide, je t’assure, je t’en prie, ne lui en veux pas.

Je m’en voudrais de ne pas t’en vouloir, maman, pour les choses que tu ne m’as jamais laissées te dire. Ainsi faut-il que par vengeance je te tue? N’est-ce pas ce que tu désires parfois le plus au monde, n’est-ce pas la sortie que tu espères souvent : mourir? Mais, ah, je suis un lâche et papa me détestera : plutôt que d’essayer de te tuer, j’essaierai de découvrir pourquoi je t’aime autant, aussi affreusement et là, il s’agit assurément du travail de toute une vie, du travail de l’enfant qui se déchire par l’effort, les genoux égratignés et les poignets en sang, l’enfant qui s’arrache avec ses vêtements en lambeaux qui tombent et tombent au sol comme les guenilles d’un lavabo et ah, papa me détestera peut-être parce que je suis aussi lâche qu’une guenille mais, je finirai par lui prouver qu’il n’y a d’autre issue dans ce monde que celle de t’aimer, affreusement.

J’en suis à ma douzième cigarettes : à mon âge, il convient de les compter encore. Et je me perds dans les calculs, maman, dans le compte des secondes qui filent vers la vieillesse qui m’attend je ne suis pas fou ah, elle m’attend, cette vieillesse et dis-moi donc, qu’en penses-tu de cette vieillesse qui nous ronge, comme l’amour nous ronge et comme les hamsters inutiles rongent les brindilles et les choses sans importance ah, n’est-ce pas maman, que nous aurions aimé avoir un hamster pour en prendre soin, tendrement?

Mais le temps file et l’encre me manque. J’aurais aimé te raconter les nouvelles, ce qui se passe et ce qui se meurt, te raconter les banalités qui me font souffrir et raconter, comme seul les écrivains savent le faire, raconter l’histoire du présent actuel qui est si beau et tendre comme ce passé où j’avais le biberon de tes doigts entre mes lèvres, raconter pour te garder au courant mais, ce sera pour une autre fois, je t’assure que je n’y manquerai pas, j’ai tant de choses à te dire par l’écriture et par toi seule qui me lis, toi seule, mais je ne suis pas si bête, je sais que tu raconteras tout à papa et que vous en rirez, vous en rirez, et quelle bêtise je fais… et quel naïf je fais…

De croire que tu ne déchireras pas cette lettre qui est la preuve que j’ai mis un terme à ma hantise et à ma peur. Du plus loin que je me souvienne, je déchirais chacune des phrases par lesquelles tu aurais pu découvrir que je t’aime tout autant que ce jour-là où la plante de mes pieds ont frôlé la mère hippie que tu étais, la mère tendrement contradictoire que tu es encore ; mais l’enfance doit être révolue, n’est-ce pas, et le temps doit absolument s’acharner sur les fragments de toi et de moi, par le génie, comme une sorte de misère de sentiment qui a quelque chose à voir avec le destin qui nous ronge comme l’amour nous ronge et comme je t’écris pour ne pas que tu meures.
William.

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