16 janvier 2007

Les fleurs familiales

Il suffirait de dire que le 28 juillet 1955, papa sortit du ventre de sa mère. Mais, je ne suis pas de ceux qui laissent les choses sans explication et, je dois bien vous donner les raisons de la naissance incomprise de papa et des douleurs qui s’ensuivirent. Le 28 juillet 1955, Michel quitta le ventre de sa mère en pleurnichant comme un chérubin tout droit chassé du ciel et des nuages et de ces choses auxquelles personne ne croit plus désormais, lui non plus n’y croyait pas et ; il avait le visage empourpré par les tensions de l’accouchement, comme un petit angelot qui perdit ses ailes un soir d’été super chaud, oui, il pleurait, mais pas parce que les médecins de l’hôpital avaient été méchants, non, il pleurait parce que trois mois auparavant, Albert Einstein rendit l’âme et, papa n’accepta jamais la mort du génie.

L’histoire fut bête. Michel se mit à tout calculer très tôt. Dès l’âge de trois ans, il compta les clous des murs du salon de chez lui, recensa les trous noirs qui s’y trouvaient et, à l’âge de sept ans, quand ses dents commencèrent à tomber, papa pensa à une théorie selon laquelle tout ce qui pousse doit un jour tomber, pour renaître plus fort sous forme de pièces de monnaie dans les poches de la fée des dents. Il était un génie loin d’être bête et, quant à sa mère, Dolorès, elle était tout le contraire. Aussi sa mère n’était pas d’humeur constante, toute la famille le savait et, les dérapages de Dolorès n’eurent plus de secrets pour personne et ses maladresses et ah, quel manque de constance et ah, c’est que Dolorès détestait les calculatrices. Les nombres sonnaient chez elle comme un charabia qu’elle eut tôt fait de laisser à ses enfants. Mais il y a bien une chose qu’elle ne manqua jamais de calculer ; pour s’assurer la constance et la sérénité qui lui échappait trop souvent, Dolorès calculait le temps de sa digestion, la fréquence de ses mouvements gastriques, et tout ce qui tombait dans la cuvette était compté. Il n’arriva jamais qu’elle oubliât de compter les fois où elle allait au petit coin pendant le jour ; elle calculait absolument toutes les fois où elle pissait et surtout, elle ne se couchait jamais sans savoir le nombre de fois où elle avait déféqué aux toilettes, afin que tout soit normal, selon les normalités. Ainsi Michel considéra vite le ventre de sa mère comme une chose plus constante encore que les calculatrices et de cette façon, dès l’âge de douze ans, il put affirmer avec certitude que la grossesse de sa mère avait été calculée elle aussi, de façon à ce qu’elle durât neuf mois exactement, pas un jour de plus, pas un jour de moins ; selon les normalités.

Le destin se révéla alors aussi cruel que les déductions tragiques d’un sherlock holmes lorsque Michel trouva son acte de naissance, par hasard, dans les tiroirs de sa mère. Un hasard fort arrangé par les démons qui lui voulurent vengeance pour avoir quitté le ciel et les nuages, me direz-vous, mais le malheur fut d’abord le suivant : Michel n’eut pas tardé à lire l’acte de naissance qu’aussitôt Dolorès bondit pour le déchirer, bien qu’il fut trop tard, et par l’agitation de sa mère, Michel comprit que de tout temps sa mère voulût que l’acte de naissance fût un secret bien gardé, vous comprendrez pourquoi un peu plus tard, si vous n’êtes pas trop bêtes. Selon l’acte de naissance, Michel était né le 28 juillet 1955. Si, par les normalités et les constances du ventre de sa mère, la grossesse dura neuf mois exactement, cela impliqua ceci : il fallut que les parents de Michel le conçussent neuf mois auparavant, soit le vendredi 28 octobre 1954. Mais, en fouillant davantage dans les tiroirs, Michel réussit à prouver que, d’après les journaux intimes de sa mère, il n’était pas possible que ses parents eussent baisé ce jour-là, et voici ce qu’il écrivit à ce sujet :


« Papa et maman n’ont pas pu baiser le vendredi 28 octobre 1954 parce que ce vendredi-là, maman a piqué la chicane du siècle avec papa, suite à quoi elle a dû rendre visite à sœur pour se changer les idées. Quant au samedi 29, alors qu’elle revenait de chez sa sœur, maman s’est foulée la cheville droite, suite à quoi elle a dû rester au lit toute la journée. Il n’est donc pas possible que mes parents aient baisé ni le 28, ni le 29. Quant au 30, le calendrier m’indique qu’il s’agissait d’un dimanche. Or, à cette époque, maman se rendait à l’église à tous les dimanches et, le matin du 30, elle a dû prier à l’église de la ville pour honorer le Seigneur. Le soir, mes parents doivent s’être couchés tôt parce que papa travaillait le lendemain et, étant donné que leur chicane du vendredi n’était pas encore réglée, les deux doivent s’être endormis dos à dos. Ils ne se sont pas touchés. Il n’est donc pas possible que mes parents aient baisé le dimanche 30 octobre 1954. Quand au lundi 31 octobre, il s’agissait bel et bien de la dernière journée du mois et, papa avait quitté la maison vers six heures le matin. Toute la journée, maman avait attendu le retour de papa. Pour régler la chicane du vendredi, elle avait préparé le souper mais, papa n’est jamais revenu du travail ce soir-là. Le journal intime de maman dit clairement qu’elle souhaitait atrocement que papa revienne vite parce qu’elle avait besoin de faire l’amour à quelqu’un en cette fin de mois et plus j’y pense, plus il me semble évident que je n’ai pu être conçu à une autre date que celle-là. Maman était restée seule toute la soirée. Et ce soir-là exactement, le 31 octobre 1954, quelqu’un a dû mettre maman enceinte de moi. Il ne peut en être autrement. Maman était une femme très réglée et, elle ne manquait jamais de célébrer les fins de mois. Elle a dû baiser avec quelqu’un ce soir-là de l’halloween, et comme papa n’était pas à la maison, je ne vois qu’une seule possibilité : maman a dû baiser avec un vampire. ».

De ces calculs, Michel conclut que sa mère ne devait pas être complètement humaine, au sens où les humains l’entendent, disons tout simplement ; une sorcière, mais une sorcière qui de sa vie ne vola jamais bien haut et dont le balai ne servit jamais à autre chose qu’à balayer, nul doute là-dessus ; qui d’autre qu’une sorcière serait capable de baiser le soir de l’halloween, dites-moi ? Il fut curieux de se demander quel genre de monstre naquit de l’union d’un vampire et d’une sorcière et ; Michel, quel genre de monstre pouvait-il être ? Un zombie ? Non, sûrement pas. Michel avait l’œil vif, le visage plein d’éclairs et ; ses cheveux ondulaient à la manière des miens, on ne peut plus vivants. Était-il donc un insecte ? Ça, j’en doute. Il n’était pas du genre à ramper au sol, loin de là, et ses calculs l’avaient plutôt mené à une sorte de vivacité sauvage qui bouillonnait en lui, une agitation non loin de celle de l’instinct et de l’animal. Un ogre ? Non, ça non, même si maman aurait aimé que je vous dise que oui. Disons simplement que Michel était une bête monstrueuse tantôt méprisante, tantôt hideuse et qui d’ordinaire, effrayait ceux qui s’en approchaient.

Pendant les mois qui suivirent la découverte de l’acte de naissance, Michel ne cessa plus de calculer les jours et les semaines des calendriers ; il changea les heures en d’interminables formules, incompréhensibles pour quiconque n’était pas dans sa tête et, avec les années, ses calculs devinrent de moins en moins clairs. Il y avait dans son espoir de découvrir l’origine de sa conception et de mettre le doigt sur ce qu’il était, d’homme ou de bête, une sorte de folie à laquelle ses parents ne manquèrent pas de s’opposer d’emblée et, bien qu’ils contestassent, la folie ne cessa de s’agrandir jusqu’à prendre les proportions de délires méchants puis, vinrent d’innombrables disputes à ce sujet, du genre de Michel, s’il te plaît, cesse de te questionner, ton père et moi ne savons plus où donner de la tête ; tes questions font que nous nous questionnons et nous détestons qu’on nous questionne et qu’on nous ronge ainsi, comme par un poison qui fera que tu mourras et aussi nous mourrons et après quoi, allons-nous tous finir par pleurer, immobiles devant la fenêtre de la cuisine ? Les calculs de Michel n’aboutirent à rien d’autre qu’à ce mépris essoufflant de la famille et de la mère et du père et même, un dégoût, car pourquoi, pensait Michel, pourquoi resterais-je dans cette maison où la mère n’est qu’une sorcière qui a trompé son mari avec un vampire et tant pis, si ma mère est une sorcière, moi j’ai un balai moi aussi, et je volerai au-dessus des champs de citrouilles, arracherai la tête de tous les zombies du monde.

Quoi qu’on en pensât à l’époque, Michel n’avait aucune réputation à défendre devant les demoiselles qui minaudaient aux alentours, à ses abords, les demoiselles qui voulurent lui soutirer un flirt ici et là, croyez-en ce que je dis qu’il n’en avait rien à foutre, qu’il commença à traiter les autres garçons de zombies, qu’il commença à les mépriser au point d’en développer une paranoïa ; il devint le paranoïaque par excellence. Il n’avait que dix-huit ans. Pour que tous les psys le voulussent dans leurs bureaux, il fallut qu’il eût été crack pot à quelque part, même si la folie de Michel n’en était pas une, du tout : elle fut d’abord une solitude qui s’amplifia jusqu’au point de vouloir s’en isoler et ah, il faut que je parte d’ici, se disait-il, que j’arrête de calculer, sinon quoi, je m’isolerai le reste de ma vie et jamais, merde, jamais je n’aurai la vie amoureuse fuckée que j’ai espérée parce qu’il ne faut pas négliger une chose comme celle-là, oui, comme l’amour, il arriva que les nuits s’estompassent sur l’oreiller de Michel, il lui arriva de rêver de l’amour flyé du rock’n’roll et de ces années-là et des hippies et bref, il lui arriva de penser à l’amour.

Il suffit que Michel y pensât pour penser à ne plus y penser. Trop de pensées, pensa-t-il (et je pense tout à fait la même chose) ; il décida de quitter la maison, clac et ; il fit claquer les armoires de la cuisine une dernière fois, non pas parce qu’il y cherchait les pages du journal intime que sa mère aurait pu dissimuler, mais simplement pour que tous s’entendent enfin pour dire que bon, ok, là, n’essayons pas de raisonner Michel, parce que sa colère a quelque chose à voir avec la sincérité des animaux qui courent et courent pour en tuer d’autres. Il avait dix-huit ans. Ce fut précisément l’âge que Michel eût attendu pour renaître ailleurs, se faire une vie différente de celle des papas et des mamans ou the mamas and the papas, c’est comme vous voulez, à dix-huit ans ; c’est ainsi, selon les normalités. Michel balaya du revers de la main tous ses calculs à la sherlock holmes du genre d’un travail de moine ; à tenter d’élucider le mystère de sa conception, on en vient à un isolement duquel résulte une sorte d’aversion-beurk du genre humain et ; Dolorès déchira ce qui restait des pages de son journal intime. Elle rangea les calendriers dans des boîtes qu’elle n’ouvrit plus jamais et plus jamais elle ne quitta la fenêtre de la cuisine. Elle fixa la rue, dehors, pendant des années, elle attendit le retour de son fils jusqu’à en développer une maladie respiratoire, une sorte d’asthme incurable c’est ainsi, selon les normalités, le retour du fils ne vient jamais à ceux qui s’époumonent devant les fenêtres. Ça, j’y crois.

À dix-huit ans, Michel crut bien quitter le pays définitivement, finis les humains, qu’il se disait, la grande Europe saura me dire que, dans le genre hippie, il n’y a pas mieux que moi et que moi seul, il y crut bien, comme il crut ne jamais revenir à Montréal et ; bien des gens y crurent aussi, que Michel prendrait l’avion jusqu’à la grande Europe et ne reviendrait plus voir la famille, qu’il y resterait avec la demoiselle qui l’accompagnait, une demoiselle du nom de je ne sais plus, mais voilà, en y pensant : n’était-ce pas évident que Michel allait un jour revenir à Montréal ? D’avoir une demoiselle qui nous accompagne, n’est-ce pas là la meilleure façon d’être certains de revenir un jour où nous étions ? Les demoiselles sont cycliques ; ainsi elles reviennent toujours et ; quand on y pense, elles n’ont rien de bien différent des canards ou de tous les oiseaux qui reviennent du sud au Québec inlassablement. À l’aéroport, quelqu’un tira sur la manche de la chemise de Michel, cette chemise que papa porte encore souvent, style hippie sauvage comme il ne s’en fait plus ; c’était son frère, André, encore très naïf à l’époque, qui lui tirait la manche pour tenter de le raisonner comme l’avait tenté le reste de la famille jusqu’alors. Le frère André s’empressa de demander : « dis-moi, Michel, pourquoi tu pars ? C’est parce que c’est la mode, c’est ça ? ». Michel répondit que la mode n’avait rien à voir avec tout ça, et que s’il quittait, c’était parce que le surplace et le calcul stationnaire ne semblaient avoir rien donné, ni de solution ni d’évidence sinon celle de la découverte de sa bestialité, tandis que l’exil, vu d’ici, s’avérait une réponse étincelante. Mais, quelle était-elle exactement, cette réponse que Michel désirait à tout prix ?

Quel était cet étrange désir qu’il cherchait à assouvir tout à coup ? Et pourquoi reniait-il ce passé qu’il avait pourtant tenté de démystifier jusqu’à la dernière seconde ? Souhaitait-il l’exil parce qu’il avait découvert qu’il n’était pas tout à fait humain ? D’où venait ce désir double ? Ce désir de solutionner l’enfance une fois pour toutes, de même que le contraire, de renier l’enfance à tout jamais ? Michel s’était fait à l’idée que de trop penser menait à des réflexions bizarres et que rares étaient les réflexions qui soient justes car, de ce qu’il savait de sa conception, il ne pouvait guère être plus de choses qu’une vulgaire bête et ; il en va de soi, les bêtes sont des monstres qui ne réfléchissent pas. Mais, si Michel jugea inutile de répondre clairement aux questions de son frère, c’est qu’il jugea toutes inutiles les questions de son frère, toutes sauf une en particulier qui attira son attention : « tu pars à cause de la fille, tu l’aimes, c’est ça ? », et cette question, qu’André formula avant même de connaître le prénom de la demoiselle en question, sembla être soudain et en effet la raison du départ de Michel, puisque l’exil prit tout son sens comme Michel répondait quelque chose du genre de oui, je suppose qu’il ne reste que l’amour au bout du compte et que je l’aime, même si je refuse d’y croire et d’y penser, au fond, si même les chiots sont capables d’aimer, je dois l’être aussi.

Et de toute façon, le frère André ne se doutait pas que, lui aussi, il connaîtrait les aéroports, si seulement il savait que ça ne tarderait pas, s’il savait comme les avions et l’amour font bon ménage ; il est presque triste de voir qu’il ne se doutât pas à ce moment-là que, quarante ans plus tard, il partirait pour l’Asie, pour y marier une Chinoise tout à fait asiatique et lointaine, une demoiselle aux parfums de voyages dont, encore là, le nom m’échappe.

Michel voyagea jusqu’à tomber malade, affreusement ; il s’époumona à la mémoire des pays visités, la splendeur de l’inconnu à jamais découvert, une fois pour toutes mais, il ne voyagea jamais sans savoir que l’enfance le rattraperait un jour ou l’autre. D’ailleurs, ne quitte-t-on jamais exactement ce que nous sommes depuis la naissance et, ce ne sont pas les voyages comme ceux de papa qui parviendraient un jour à faire taire les monstres et les sorcières qui braillent tout au creux de notre enfance. Il voyagea avec elle, que je sache. Autant il voyagea avec sa demoiselle, autant il voyagea avec sa solitude ainsi je pense, n’est-il pas possible que les deux ne se croisassent jamais, pas plus qu’ils ne s’avouassent l’un à l’autre ?

Parce que Michel se lança dans l'amour comme un petit chiot se lance dans le ruban rose des lulus d'un caniche, il s’y lança avec ses pulsions de petit chiot et là, pendant le voyage et la grande Europe, il s’aperçut qu’une multitudes d’autres sentiments humains vinrent lui foutre des bâtons dans les roues ; il continua de se croire heureux sauf, le soir, tard, il lui arriva de sortir de lui-même et de s’écrier que putain, était-ce exactement ce que je voulais, avais-je réellement besoin d’amour, ou était-ce à défaut de ne pouvoir faire ralentir le temps autrement, ou était-ce à défaut de ne pas savoir quoi faire ?, et les jours qui suivirent, sa demoiselle lui demanda sans arrêt quelles étaient les raisons de son amour ; elle n’eut de cesse que le jour où il répondit enfin je t’aime, tout simplement, comme un chiot aime une chiotte, et du coup elle n’entendit pas la chiotte comme le féminin du chiot mais plutôt ; du coup elle s’offusqua que Michel la considérât comme des toilettes et là, les maladresses mirent de la merde et de la merde dans cet amour et pourtant, vous admettrez que Michel n’espérât rien d’autre qu’être sincère malgré ses maladresses et ah, quel dérapage.

Le voyage ne fut bon qu’à accumuler les souvenirs, entraîner la mémoire afin que rien ne se perde ; et Michel n’avait rien perdu, il ne mit pas de temps à reprendre ses calculs : mais que faut-il ! ; faut-il calculer ? ; ou faut-il ne jamais rien compter ? ; ou faut-il tout compter, mais ne jamais compter sur les demoiselles parce qu’elles ont des crocs aussi cruels que ceux des vampires ! : voyez comme il est difficile d’être une bête ! Voyez comme les bêtes monstrueuses souffrent par plus de calculs encore que ceux dont vous êtes capables ! Et à ceux qui diront que papa était une bête dépourvue de sentiments, je répondrai qu’il était une chose plus complexe encore que les sentiments mais ; laissez-moi terminer.

À son retour à Montréal, Michel tomba affreux, affreusement amoureux d’une autre demoiselle qui ne tarda pas à devenir ma mère. Elle était une demoiselle étrange à qui les calculs ne plaisaient pas, aussi toutes les demoiselles sont-elles étranges et ne me plaisent pas : je n’ai jamais particulièrement aimé les demoiselles, elles ont pour moi de fausses vérités qui jamais ne parviennent à s’entendre avec mes mensonges les plus sincères et ; par un curieux hasard, pour que papa tombât amoureux, il fallut que le charme de cette demoiselle-là fût aussi haut que bof, admettons les nuages et ; papa en était fou je crois.

À partir de là, les événements se bousculèrent un tant soit peu, car cette demoiselle-là était assurément aussi monstrueuse que Michel, au moins aussi bête que lui : qu’ils eussent été de véritables bêtes, je n’en doute pas : ils eurent un enfant, puis un autre qui fut moi et ; je n’ose pas imaginer ce que je suis enfin ; je fus peut-être l’enfant qui distancia mes parents. Mes parents s’accordèrent parfaitement en tant que bêtes incomprises et méprisantes : personne n’osait les approcher mais ; je fus peut-être l’enfant qui distancia mes parents, car Michel avait alors deux enfants à nourrir. L’argent manqua et ainsi, Michel ne mit pas de temps à reprendre ses calculs, cette fois, pour subvenir aux besoins de la famille, il dût tout calculer, et c’était là une chose que sa demoiselle n’accepta pas : aussi est-il possible que Michel ne travaillât que pour faire grossir une fortune qui n’eût existé qu’à la banque. Toujours est-il que la demoiselle trouva le temps long. Elle eut beau demeurer immobile, à la fenêtre de la cuisine, Michel ne revenait de travailler que très tard et ;

Elle n’hésita pas à aller voir ailleurs, baiser avec un autre, puis d’autres, bêtes ou vampires, ce qui lui valut le titre de salope ou de pute ou d’idiote ou bref, il n’y eut pas pire animal que ma mère à l’époque et ; quelle fut la frustration de Michel !, lorsqu’il s’aperçut qu’il arriva à sa demoiselle de chercher ailleurs, loin des calculs qu’il menait de force, quelle fut la détresse de Michel !, lorsqu’il se rendit compte que cette demoiselle tout autant que les autres ne chercha que l’amour, rien que l’amour, en négligeant les calculs auquel Michel revenait ! Ah, voyez ! ; comme les bêtes sont cruelles envers les autres bêtes et voyez ; comme Michel n’eut d’autre choix que de se tromper…

Michel ne quitta pourtant jamais ma mère. Les deux préférèrent souffrir comme de pauvres animaux en cage et ; je devais alors avoir douze ans lorsque je demandai, pour mon anniversaire, un petit chien super mignon, poil frisé du genre des moutons miniatures et ; mes parents acceptèrent. Papa déboursa trois cents dollars à l’animalerie et ah, je tombai probablement amoureux de l’animal mais, jamais papa ne l’aima (la chose cruelle), Michel tua le chien sans aucune raison qui m’eût été valable à l’époque. Il m’expliqua simplement qu’il préférait les gros chiens dociles, et que celui-là jappait beaucoup trop souvent et que ce chien, bien que j’en fus amoureux, devait être tué sur-le-champ parce qu’il mordillait trop souvent les doigts des gens. Peut-être l’eut-il oublié, mais il fut un temps ah, il fut un temps où Michel sembla être un chien qui jappait trop souvent et qui mordait bien plus de choses que quelques doigts mal placés.

Mais il l’avait oublié, tout comme il oublia son enfance, et tout comme il oublia l’amour et les demoiselles pour revenir à des calculs plates qui avaient tous rapport à l’argent et au travail ; il barbouillait sur du papier quelques calculs encore, calculs qui n’avaient alors plus rien de clair. Sur ces papiers, quand parfois je fouillais dans les tiroirs de la cuisine, je pouvais y voir les chiffres des dimensions, en centimètres ou en pouces, de poutres ou d’escaliers qu’il devait installer le lendemain matin et parfois, parmi les chiffres, un arbre dessiné tout en feuilles ressortait pour détruire le papier parce que oui ; il arrivait que papa boive beaucoup. Après que ma mère l’eût trompé une vingt-sept mille cent soixante-quatorzième fois, Michel se réfugia décidemment dans ses calculs, et la demoiselle lui reprocha de ne plus être ce qu’il était mais diantre : peut-être était-ce moi ou peut-être était-ce elle qui l’avait changé ; peut-être avions-nous tous changé, peut-être allions-nous tous finir par pleurer à la fenêtre de la cuisine ?


Mes parents finirent par se lancer des roches dans la cuisine, presque chaque soir, les démons sortaient des bouteilles de vin, les parents détruisaient tout et aussi, mon frère détestait ces moments-là où la fin s’approchait enfin. Il fut le seul à sentir la fin.

Je devais être amoureux de mon frère.

Je me souviens un peu plus clairement d’un soir où l’alcool grisa jusqu’à la paranoïa et où la fumée sortit des oreilles de mes parents fâchés. Mon frère et moi eûmes l’impression d’être deux monstres nés de deux autres : nous nous sentîmes alors comme deux monstres obligés d’en réconcilier deux autres, obligés ; ainsi nous dûmes se séparer, et nous le fîmes dans l’espoir qu’ils s’embrassassent autrefois, véritablement, pour toujours ; ma mère qui murmurait qu’elle était en chaleur ; mon père qui criait à la colère ;

Et ma tante Sylvie qui prenait aussi part à la soirée (et qui était la sœur de Michel), se redressa sur sa chaise afin de mieux comprendre la bataille amoureuse de mon père et de ma mère (car oui, bien qu’elle fût célibataire, elle entendit mieux que moi les atrocités de l’amour). Sylvie participa à la dispute de mes parents et à leurs incongruités, en tant que médiatrice et bouc émissaire, elle donna son point de vue ainsi, elle se tint devant Michel, mon frère, ma mère et moi et enfin, elle dit : « allez-vous finir par vous rendre compte que vous êtes pareils, tous les deux, aussi bêtes que vous êtes, vous vous aimez ! ».

Michel lui répondit, cheveux ondulants comme les miens, les éclairs dans les yeux :

– Comment peux-tu parler d’amour ? Je vais te dire ce que c’est l’amour, cria-t-il à Sylvie, l’amour, c’est MOI, et MOI SEUL ! Rien d’autre !

– Et… un MOI SEUL, c’est quoi ?, demanda Sylvie.

– Hé bien, répondit-il sans hésitation, un MOI SEUL, tu peux me croire, c’est cette chose avec laquelle nous naissons, avec laquelle nous bâtissons l’enfance et enfin, cette chose que nous méritons d’aimer… Et nous ne méritons rien de plus que cette chose-là, aussi laide soit-elle, et cette chose est la seule que je puisse être, et cette chose est celle que je déteste le plus au monde car, par sa faute, je change, et même que je vieillis à cause d’elle, et même que cette chose me tuera, tout comme je mourrai pour elle !

– Alors voilà donc ce que c’est qu’un MOI SEUL, ajouta Sylvie, seulement… il semble qu’un MOI SEUL est une chose que je trouve partout ici dans la cuisine, une chose que tu crains d’approcher tout comme je le crains moi aussi et ; il semble que nous n’oserons jamais s’approcher de cette chose qui ressemble étrangement à ceux que l’on aime au point de vouloir les tuer…

Je ne vous dirai pas si Michel tua ma mère ce soir-là, aussi je ne vous dirai pas le nom de la personne que je tuai ce soir-là lorsque c’en fut assez, lorsqu’il fallut que quelqu’un mourût, projeté par la fenêtre de la cuisine qui se fracassa en éclats mais ; tout ce que je peux vous dire, c’est qu’absolument toute personne voulut en tuer une autre et, il fallut bien que quelqu’un y passât et ; sur la rue, en face de la fenêtre de la cuisine, les quelques passants vinrent s’approcher du cadavre allongé dans les morceaux de vitre de cuisine détruite par la famille ; quelques personnes s’approchèrent enfin des bêtes que nous étions.

Enfin, il aurait suffi de dire que je suis né un 31 juillet exactement, mais je n’excelle pas dans les explications et aussi, je suis une bête et aussi ; il aurait suffi de dire qu’encore aujourd’hui, il arrive que ma mère me téléphone pour me raconter sa journée, comme on la raconte dans un journal intime et ; il arrive encore qu’elle m’informe de ses va-et-vient aux toilettes qu’elle ne manque jamais de compter, afin de s’assurer que tout soit normal, selon les normalités.

Parce que je ne suis ni comme Sylvie (ma tante qui pense et qui pense encore) ; ni comme André qui doit présentement voir du pays avec sa demoiselle d’Asie ; ni comme ma mère qui me téléphone encore souvent ; je n’ai eu de difficultés que dans l’enfance, aussi ne vois-je absolument rien d’autre que mon enfance et, ainsi, je ne suis pas gêné de dire que je suis une bête : je n’ai de gêne que lorsque j’oublie d’expliquer ce que je n’ai pas oublié et ;

À voir papa regarder Sylvie comme ça, je sais qu’il doit se demander : « mais pourquoi mon fils me raconte-t-il tout ça ? Est-ce parce qu’il a peur que je crève bientôt, ou est-ce parce qu’il m’aime affreusement ? » : hé bien, un peu des deux, papa : un peu de mort et ; un peu d’amour.

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