16 janvier 2007

Le crime du somnambule

J’ai fait un rêve cette nuit. Je ne me rappelle plus exactement par quoi tout ça commençait, tout de même, il reste que j’étais très nerveux. Dans ce rêve j’étais sorti de ma chambre en pleine nuit, comme un véritable somnambule, alors que toute la famille dormait. Dans la cuisine, le visage de mon père m’était apparu glacial, froid et blême : mon père dormait à la table de la cuisine, les yeux ouverts, les pupilles noires, aussi petites que de minuscules poussières.

Son visage m’était apparu comme celui d’un jeune, sans rides ni plis, d’un teint aussi pâle que le mien ; d’ailleurs, nous avions le même nez, les mêmes yeux, les mêmes cheveux plats et ternes.

Il dormait, les yeux ouverts, assis une chaise ; son coude sur la table devant lui soutenait tout son poids, et ses yeux ouverts me regardaient comme ceux d’un spectre à moitié mort.

Il avait certainement bu beaucoup avant de s’endormir sans dire un mot, complètement ivre. Je savais qu’il ne fallait pas le réveiller car lorsque mon père est ivre dans son sommeil, il entend tout, et ce malgré lui, et chaque mot résonne en lui jusqu’à ce qu’une frustration provoque l’éveil ; chaque mot qu’il entend n’est pas exactement le même que nous croyons avoir prononcé. Son sommeil n’était qu’à moitié profond : ses yeux ouverts écoutaient tout ce que j’allais dire, de même qu’ils allaient tout déformer de mes paroles.

Son ivresse dormait encore en lui. Elle n’allait pas tarder à transformer mes paroles en de morceaux épars et à les faire éclater partout dans la maison.

Je ne devais pas parler. Je m’y efforçais, mais les mots commençaient à mordre mon estomac : « si je ne parle pas, je sens que les mots déchireront ma gorge et que c’est moi qui éclaterai », me répétais-je.

Incapable de silence, je n’ai pu me retenir de dire ces mots qui allaient déclencher tous les malheurs : « j’aimerais tant que ma mère s’intéresse un peu plus à toi ! Mais d’espérer cette gentillesse, cette sérénité de sa part ; je ne dois être qu’un pauvre animal, qu’un pauvre con… ».

J’avais dit ces mots à voix haute. J’avais parlé sans savoir exactement ce que je disais, sans savoir dans quelle direction exactement je me dirigeais et… j’avais parlé trop fort.

Le coude de mon père a alors tremblé, puis glissé vers la droite. Tout son corps s’est quelque peu animé, d’abord par les sourcils au-dessus de ses grands yeux ouverts ; puis par sa gueule qui aspirait la salive dégoulinante aux coins de ses lèvres. Peu à peu, il s’est mis à dire quelque chose : « qui est-ce qui me traite de pauvre animal… au juste, qui est-ce qui me traite de pauvre con… ! Tu dis que je suis un pauvre con ! ».

Il avait déformé toutes mes paroles ! Il croyait que je l’avais traité de pauvre con ! Il fallait que je me sauve ! Je savais bien la faute que j’avais commise, de parler malgré son ivresse et son sommeil ; je savais bien les répercutions que cela aurait, mais pourquoi aussi avais-je parlé !

Je me sauvais avant qu’il ne m’aperçoive. Je courais jusqu’à ma chambre : si ses yeux ouverts s’ouvraient vraiment tout à coup et qu’ils me voyaient là, seul dans la cuisine, mon père en déduirait assurément que je l’avais traité de pauvre con ! À ses yeux, ce ne pourrait être personne d’autre que moi : mon frère n’était pas à la maison et ma mère dormait dans sa chambre.

Il n’y avait que moi qui ne dormais pas. Mon père allait m’accuser. J’en avais dit trop. J’ai couru jusqu’à ma chambre et me suis caché derrière la porte. Je sentais qu’il me poursuivait. J’ai dû laisser la porte ouverte : si mon père voyait ma porte se fermer ou bouger ne serait-ce qu’un peu, il me soupçonnerait de ne pas dormir et d’être celui qui l’avait traité de con.

Je préférais qu’il soupçonne toute la famille plutôt que moi. Mon père furieux parcourait toute la maison, encore ivre, en criant : « c’est toi qui m’a traité de pauvre con ! Je le savais… c’en est trop, sors de ta chambre, imbécile ! Salope ! Pute ! Idiote ! ».

Il ne me soupçonnait pas : il soupçonnait ma mère ! Il est vrai qu’elle ne s’était jamais intéressée à lui et que, d’une certaine façon, elle le prenait pour un pauvre animal ou un pauvre con mais, jamais ma mère ne l’aurait traité de la sorte ! Plus les secondes passaient, plus mon père s’enflammait et, plus il soupçonnait ma mère de l’avoir traité de pauvre animal puis de pauvre con, plus je me cachais pour ne pas avouer ma faute : je ne voulais pas qu’il me tue. Il en était bien capable, ivre comme il était. J’avais peur de mon père.

Je me demandais s’il valait mieux que je sorte de ma cachette, que je sorte de ma chambre avouer l’erreur que nous commettions tous, ou s’il valait mieux que je saute sous les draps, dans mon lit, me cacher encore jusqu’au lendemain matin.

Je me suis finalement résolu à ne pas sortir de ma cachette et à garder la chambre : « c’est trop tard, je suis perdu ! J’ai parlé au nom de ma mère ! Mon père ne me croira jamais si je lui dis que je me traitais moi de pauvre animal et de pauvre con, et c’est trop tard ! ».

Il valait mieux demeurer silencieux, pour une fois, pendant que mon père brandissait soudainement un couteau devant ma mère endormie dans sa chambre. Le couteau servait comme l’argument des accusations qu’il portait ; ma mère blêmissait sous les draps ; silencieuse, elle ne parlait pas ; j’étais perdu. Je ne dormais pas. Le silence de ma mère m’en empêchait. À chaque fois qu’un silence survenait dans la chambre de ma mère, je sursautais.

Je me suis décidé à sortir de sous mes draps : « je ne veux pas voir ma mère mourir ! », me disais-je. Il fallait bien que j’empêche la cruauté qui se préparait dans la chambre de ma mère. Je m’y suis rendu d’un pas discret et étrange, d’un pas qui ne produisait aucun son, et j’ai vu ce qui se passait dans la chambre : mes parents se battaient sans aucun bruit !

De sa main dure et rigide comme du métal, mon père agitait le couteau sans pourtant parvenir à toucher ma mère qui s’esquivait ! Et si mon père était de métal, ma mère, elle, était un fantôme translucide que rien ne pouvait atteindre. Elle se démenait si fort afin d’éviter les coups de mon père !

À mon entrée dans la chambre de ma mère, je me suis senti la cause de tout le drame ; ma mère a cessé de grouiller comme un fantôme, elle a fixé son regard dans le mien ; elle ne bougeait plus. Elle figeait devant moi, je l’avais fait figer : je lui avais glacé le sang ! Et mon père en a profité, sans perdre de temps, pour introduire le couteau dans la poitrine de ma mère ; et plusieurs fois, le couteau entrait puis sortait de cette poitrine ; et plusieurs fois, le couteau glissait à l’intérieur, avec le sang qui jaillissait avec un tel vacarme ! Un tel clapotis qui m’étourdissait jusqu’à me rendre sourd !

Je ressens la chose d’une affreuse culpabilité. J’ai l’impression d’être la cause de tous ces malheurs, même des malheurs que je ne souhaite pas. Même lorsque je souhaite le bonheur des autres, quelqu’un d’autre que moi arrive toujours, tel un rival, et me dépasse dans ma course ; il dérobe ma position et n’hésite jamais à punir ces autres que je défendais. J’avais pourtant dit ne pas vouloir voir ma mère mourir…

Au fond, il n’y a pas de rêve qui ne soit pas malheureux : tous finissent très mal par l’éveil. Je n’ai probablement fait que sauver ma peau, je n’ai probablement fait que souhaiter le malheur de ma mère avant de finalement souhaiter le mien.

Je ne comprendrai jamais pourquoi les gens s’entêtent toujours à sortir de leur chambre et à errer imprudemment comme des somnambules… qu’y a-t-il donc à voir, dehors ? Moi-même, j’aurais dû m’enfermer une fois pour toutes : afin de ne jamais quitter ma chambre, afin de ne jamais voir le visage blême de mon père, aussi blême que le mien ! Afin de ne jamais voir ma mère !

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