16 janvier 2007

Casse-cou

Les secrets du dieu ne m'ont jamais fait peur. Jamais, sauf là. Il y a un début à tout, même à la peur.

On gambade comme de vraies biches, les genoux qui sautent plus haut que la hauteur permise, la hauteur conçue à l'origine, puis le malaise nous prend. D'assaut.

Les genoux ne sont pas faits pour les mouvements verticaux, mais ça, on décide de s'en rendre compte, ou on décide de l'ignorer. Même chose pour la plante des pieds. On les laisse effleurer le sol en toutes frôleuses, ou on les fait danser plus haut.

Attention au vertige.

Elle s'improvisait ballerine à l'occasion des printemps des garçons, des parents des enfants aussi, pour se montrer plus qu'autre chose ; elle courtisait l'entourage. Elle a vieilli puis elle est morte, raide comme une poutre, sans flafla. Moi, je ne la connaissais pas plus que ça. Je savais deux ou trois trucs de ses goûts et manières de bonne vivante, mais vite oubliés. C'était Ludovic le pire dans toute l'histoire, lui qui n'a jamais accepté la mort et ces choses-là qui font paraître les erreurs, des offenses à la vie. Le radical. Au moment des funérailles, quelque chose lui était entré dans la tête, par les oreilles, un quelque chose qui l'avait rendu aussi raide qu'un cadavre lui aussi. L'amour. Disons, oui, que c'est fort probable qu'il l'ait aimée. La fille. Il devait en être amoureux depuis longtemps, en secret, parce que je l'ai vu dans ses rides de visage. Je ne dis pas lire dans les rides, mais, à voir l'indélogeable Ludovic assis sur sa chaise depuis la mort de cette fille, la déduction était facile. L'immobile.

J'avais trouvé le moyen de le faire grouiller un peu sur sa chaise ; j'en étais fier. Je me sentais revivre par la cause d'une bonne action. Futile. Le moyen que j'avais pris pour le réanimer était plutôt étrange j'en conviens, mais c'était toujours sans succès qu'on faisait tout pour guérir le peiné. J'ai dansé. Dans la cuisine de Ludovic. De manière féminine, oui, j'en conviens encore, le tout pour lui rappeler le temps où elle vivait encore. La fille.

Il s'est animé. C'est un peu comme si une chaise prenait vie alors, par ma grâce, lui que je croyais mort depuis les funérailles semblait renaître pour la grâce du sentiment.

Quelque chose l'avait cogné. Il n'était plus comme avant.

À me voir danser comme celle qu'il aimait, Ludovic m'a embrassé ou plutôt, une étreinte, amoureuse je ne sais pas, mais ça semait le doute partout dans la cuisine. J'ai foutu le camp.

Des jours ont passé. Je n'osais plus rendre visite à Ludovic. Peur qu'il me prenne pour celle que je n'étais pas. Il m'arrivait de passer tout bonnement devant chez lui, et je le remarquais qui attendait le retour de celle qui autrefois dansait. La fille.

J'avais alors pris une décision. La fille que Ludovic avait aimée était morte depuis trois bonnes semaines, et ça suffisait. Je devais faire renaître ce qui était mort. Qu'il me prenne pour cette fille qu'il aimait, ça m'était égal. À tant faire que de le regarder se lamenter, j'y suis retourné, chez lui. Le manque d'amour l'avait changé un peu, je dois bien le dire. Le bleu de ses yeux n'était plus tout à fait le même, et la rotation dans ses orbites, chaotique. Que je sois un homme ou non, là n'est pas la question. Il fondait sur moi.

Il m'avouait l'amour, ses soleils gris de mélancolie, combien le temps se faisait long depuis le cercueil en fleurs. J'écoutais. Quand on parle de mort je reste pantois, la bouche ouverte, les yeux de biche, j'en étais une. Une biche. Il y a un début à tout. Et la fin, on l'attend rarement.

Il vivait d'amour, de phrases déconstruites, de paroles décomposées, et de moi qu'il prenait pour sa biche, pour la fleur qu'on aurait extirper de la terre. Il déboutonnait mon jean. J'avais laissé la chance au coureur, et il ne manquait pas de m'aimer. D'amour.

L'horreur, tout ne tarderait pas à être dévoilé, même aux yeux d'un fou. J'avais perdu mon pantalon dans le spectacle charnel de sa peau sur la mienne, je n'avais plus rien, plus rien pour dissimuler l'erreur. Qu'il découvre ce que j'ai entre les jambes. Depuis ma naissance, ce qui fait renaître l'un et l'autre. Un pénis. Ça n'a rien de drôle. Malgré son état de bonhomme excité, du fou de l'amour et des désirs retrouvés, il a su voir. Ce que j'avais là. Ça ne trompait pas, mais lui s'est senti trompé. Autant il pouvait être tendre, autant il pouvait donner dans la colère. Son couteau, je m'en souviens encore de par les cicatrices qu'il a voulu éternelles. Et les rides de la peau de Ludovic avait regagné le terrain soudain. Il m'a épargné, par la grâce de je ne sais plus quelle danse, je me suis sauvé la vie. Lui, il n'a jamais accepté ces choses-là qui font paraître les erreurs, des offenses à la vie, bref le couteau n'a pas mis de temps à faire couler son amertume de malheur, sur sa gorge, puis il est mort. Par lui-même. Et peut-être un peu, aussi, par ma faute. Mais ça, on décide de s'en rendre compte, ou on décide de l'ignorer.

À l'heure qu'il est, Ludovic soupire quelques mots du temps d'avant aux fleurs de celle qu'il aimait, nul doute là-dessus. Moi, j'ai pris une décision, encore, puisqu'elles ne sont jamais si mauvaises, mes ambitions. Je ne bouge plus de cette chaise-là. À vouloir voltiger sans cesse, on se casse le cou. Je ne fais rien, moi, sinon que d'en venir à croire que le dieu a des secrets qu'il garde, loin de ceux à qui le destin manque.

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