22 janvier 2007

Le corbeau

À l’urgence. J’arrête pas de gémir. Mes gémissements viennent de quelque part de profond, de moi, de là où les os se sont détachés. On me demande de spécifier d’où exactement. Je crois que ça vient de l’intérieur, d’en dedans; je crois que ça vient du dos, d’un peu plus bas que les omoplates.

On me demande de spécifier quel genre de douleur c’est. Je crois que ça brûle. Je crois que ça chatouille comme si des milliers d’insectes rampaient le long de ma colonne vertébrale. Je crois qu’il me poussera des ailes.

J’ai peur de m’envoler. Je saisis les barreaux de ma civière. Le supplice de ma colonne vertébrale passe jusque dans mes poings. Mes ongles transpercent la paume de mes mains. J’ai peur de renverser. Peur qu’on me renverse. Qu’on m’oublie sur les planchers. Avec les microbes. J’ai peur que les autres civières écrasent ce qu’il me reste de vertèbres malades. Les civières sont pas des vaisseaux si solides que ça.

Sinatra me chante que ça vaut pas la peine. C’est la faute de la musique, de ce que j’écoutais à l’appartement avant mon accident. Des vieux malades sur des civières s’étirent le cou : « Qu’est-ce qu’il a, lui, à gémir comme ça? Il est trop jeune pour gémir. C’est pas normal. » Les cous me suivent comme des télescopes. Les vieux malades ont tous l’air égyptien.

Les infirmières me forcent à prendre une pilule mauve. Les vieux malades sont jaloux de moi. On examine les blessures de mon dos : on me demande de dire si ça fait mal quand on me touche. Sous les omoplates. Ma tête fait oui.

On me demande si j’ai une copine. Je crois que oui. Je crois qu’elle a les cheveux blonds. Je crois pas qu’elle a les cheveux noirs. Je crois que c’est elle qui m’a amené ici. Je crois qu’elle s’inquiète pour moi.

J’ai quelques fractures. Mais ça va. La docteure dit que ça va pas. Les infirmières sacrent parce qu’elles cherchent leurs ustensiles de métier : c’est vrai que ça chiale dans les hôpitaux.

Quelqu’un pousse ma civière et me traîne jusque dans une chambre de l’hôpital. Je demande qu’on me stationne sous les néons du plafond. On m’enferme derrière des rideaux. Il fait noir. Je demande pourquoi j’ai pas le droit d’être sous les néons. Personne répond. J’avale une pilule jaune. Je dors.

Les Smashing Pumpkins me chantent que je devrais fuir avant de mourir avec les malades. Je me réveille au deuxième refrain de leur toune sinistre. La docteure est partie dîner. Une infirmière apparaît avec une grimace au lieu d’un sourire. Elle a l’air déprimé. Je lui tends mon bras avant qu’elle me force à le faire. Elle prend ma pression avec sa machine à pomper l’air et : « Comment c’est arrivé, votre accident? »

Faut pas bouger. Je réponds que je suis trop engourdi pour raconter. J’ai sommeil.

L’infirmière se fâche parce que je lui réponds pas. Elle pose sa main droite au milieu de ma poitrine, puis sa main gauche sur sa main droite. Ça oppresse. Elle pousse de tout son poids. Je suffoque. Elle menace de m’écraser la cage thoracique si je lui raconte pas comment mon accident est arrivé.

Je répète que la pilule jaune m’a assommé : ils auraient pas dû me donner ça. Je me souviens mal de l’accident. L’infirmière pousse sur ma poitrine avec son poing, comme si elle voulait m’aplatir jusqu’au cœur. Ça craque. Ce sont les doigts de l’infirmière qui craquent, ou peut-être ce sont mes os.

Je m’anime. J’essaie de lui raconter. D’accord, d’accord : « sur un trottoir, ce matin, un sac-poubelle noir suivait les tourbillons du vent, et moi, j’ai cru à un corbeau blessé qui avait peine à marcher… alors, je me suis dit ah, les voitures meurtrissent les animaux, c’est ça, une voiture a dû le frapper, et le voilà qui rampe sur le trottoir!, que je me suis dit, et c’est pour ça que je me suis jeté dans la rue, devant les voitures, afin qu’elles n’achèvent pas le pauvre corbeau, et c’est comme ça qu’une voiture m’a happé, paf, et que depuis j’ai le dos souffrant; j’ai peine à m’en remettre, on dirait que des ailes vont me pousser sous les omoplates ». L’infirmière me sourit avec les dents, ou alors elle grimace. Elle doit me trouver comique parce que j’ai pris le sac-poubelle noir pour un corbeau.

J’ajoute aussitôt que « je dois me lever, si ça vous dérange pas, parce que couché comme ça, sur le dos, mes ailes refusent de pousser », mais l’infirmière m’ordonne de rester étendu sur ma civière.

J’invente que j’ai besoin d’aller aux toilettes : « j’ai envie, madame, je dois me lever absolument, j’ai pas le choix, sinon je vais pisser dans vos draps blancs », mais l’infirmière place devant mes yeux un genre de vase métallique parce que « pas besoin de vous lever, me dit-elle, vous n’avez qu’à faire là-dedans ».

Non. Ça va aller : j’en veux pas de votre vase. Je souffre encore. J’ai l’impression que l’infirmière veut m’achever. Elle pousse un énorme cri. Je lui demande d’arrêter. Elle me répond pas. C’est comme si elle m’entendait pas. Elle m’engueule. Je lui demande pourquoi elle m’engueule. Elle me répond pas. Elle me demande qui m’a amené jusqu’ici. Je réponds que je crois que c’est ma copine.

Elle me demande si j’ai une copine. Je réponds que j’ai déjà répondu. Je lui demande combien de temps il faudra que je reste étendu sur ma civière. Elle me demande pourquoi je refuse de répondre à ses questions. Je réponds que j’y réponds, mais c’est qu’elle a pas l’air de m’aimer.

Je me dis qu’au fond je l’aime pas moi non plus. C’est une femme osseuse. Elle a pas assez de peau sur le visage. Je déteste les os. Même ceux des poulets. J’ai peur que l’infirmière me transforme en squelette. Je veux pas mourir. Je pleure. Il faut que j’arrête de pleurer. Je perds le contrôle.

L’infirmière me force à prendre une pilule rouge. J’en veux pas de votre pilule rouge. Arrêtez de me droguer comme ça. Je bouge mes bras comme des hélices.

L’infirmière me frappe sur la joue. La pilule rouge se fraye un chemin jusqu’à ma gorge. J’avale. Je demande à l’infirmière pourquoi elle me respecte pas. Pourquoi elle me traite comme un animal. Je me déchaîne. Elle me retient et se met à crier super fort.

Un infirmier entre dans la chambre. L’infirmière rougit tout d’un coup. Il s’appelle Joan. L’infirmière a l’air de l’aimer. Les deux disparaissent de l’autre côté du rideau. Je suis tout seul. Ils disparaissent comme ils s’aiment. Leur amour me sauve la vie.

La pilule rouge est terrible. Elle n’est pas comme les autres qu’ils m’ont fait avaler. Mozart.

***

Tout près de ma civière, il y a une branche de lilas avec un corbeau dessus. Il se tient fièrement. Je remarque que ses pattes ont l’air pas réelles du tout, mais que ses yeux ont l’air vrai.

Je me demande d’où vient cette branche de lilas. Je crois que c’est ma copine qui est venue pendant mon sommeil. Elle m’a apporté un bouquet de lilas. Le corbeau me demande comment mon accident est arrivé. Je réponds que « ah, enfin quelqu’un me le demande, je suis content de vous voir, Monsieur le corbeau : j’ai rêvé à vous, justement ». Il me répond que y a pas de quoi.

Je demande au corbeau comment ça se fait que l’infirmière me déteste à ce point-là. Il me répond que « c’est normal » : « Plus le nombre de malades augmente, plus les infirmières sont déprimées; et vous, vous n’êtes pas malade : c’est la bêtise qui vous a amené jusqu’ici. C’est à cause des gens comme vous que les hôpitaux sont pleins. »

J’assure que j’ai pas fait exprès de me jeter devant les voitures. Je sentais que je devais absolument défendre le corbeau.

De l’autre côté du rideau, j’entends un vieux malade qui se plaint : « Madame l’infirmière! Mon voisin de chambre parle tout seul! Madame! Madame! »

Il se plaint de moi. Je lui dis de se taire. Il me parle directement : « Vous êtes fou! Vous êtes pas malade! Vous êtes juste fou! Sortez d’ici! »

C’est pas un vieil Égyptien qui va me dire quoi faire. J’entends les pas de l’infirmière. Merde. Cachez-vous, Monsieur le corbeau! Si on vous voit, ça sera la panique dans l’hôpital! Le corbeau répond pas. Répondez! Répondez! Pourquoi vous me répondez pas! Pourquoi vous partez pas! Je pleure!

Le corbeau me dit : « Je ne suis pas un corbeau. C’est vous, le corbeau. »

Hé là, je suis pas un corbeau. Vous êtes fou. J’ai rien d’un corbeau. Ah, si, les ailes, peut-être. Fallait y penser. Le bouquet de lilas me semble tout à coup immense. Plus gros que ma tête. Je me lève. Il faut que je fasse disparaître ce corbeau. L’infirmière va taper une dépression si elle voit l’animal. Non pire, elle va vouloir nous tuer tous les deux. Le corbeau et moi. Tous les deux.

Le cou du corbeau se resserre entre mes doigts. Ça craque. Il faut que je l’étouffe. Il suffoque. Je l’aurai. Je l’aurai. Il mourra. Mes ailes. Mes ailes? J’ai les pattes sur une branche de lilas. J’étouffe. J’étouffe! Je suis un corbeau! Je suis le corbeau! Il avait raison! C’est moi le corbeau!

***

Mais qu’est-ce que c’est que ça? Je me crois chez Allan Poe. Ça va pas. Ma civière est vide. Je me demande où je suis. Je me réponds pas. Pourquoi est-ce que je me réponds pas? J’ai pas de voix. Je pousse des cris, mais ce sont des cris de corbeau.

Le rideau s’ouvre. C’est l’infirmière. Elle est avec l’autre. Joan. Et aussi il y a la docteure. Et aussi, derrière, il y a ma copine. Mal à l’aise, l’infirmière dit à tout le monde : « Voyez. C’est lui. Le corbeau. J’ai tout essayé. Il veut pas s’en aller par lui-même. Ça va prendre une cage. Ou je sais pas. Va falloir le piquer pour l’endormir. »

Mais non! J’ai pas toujours été un corbeau! D’ailleurs c’est moi qui voulais tuer le corbeau dans les lilas! Si j’avais réussi à le tuer, je serais resté moi-même. Je vous assure. Je suis humain. Je vous parlais tout à l’heure. Je répondais à vos questions! Vous m’avez demandé si j’avais une copine! Comment un corbeau pourrait-il avoir une copine? Qu’est-ce qui vous passe par la tête? Avez-vous donc tous perdu la mémoire!?

Ma copine s’avance vers moi. Rachel! Dis-leur qui je suis! Dis-leur qu’ils se trompent tous à mon sujet! Tu me reconnais, n’est-ce pas? Rachel? Les doigts de Rachel caressent mes pattes, doucement. Elle se tourne vers les autres et leur dit que mes pattes ont l’air « pas réelles du tout ». Peut-être. Mais mes yeux? N’est-ce pas qu’ils ont l’air vrai!?

Rachel demande à la docteure : « Il est où William? ». Ah! C’est moi William! C’est mon nom! Il te reste un peu de mémoire, Rachel, ça va aller!

L’infirmière prend un ton bizarre. Elle dit que je suis parti ce matin. Elle parle au passé. Des verbes conjugués à l’imparfait. Voyons ça a aucun sens! C’est le présent, là! Et si ça se trouve, c’est votre pilule rouge qui m’a fait crever! Vous m’en devez toute une! C’est votre faute!

La docteure demande : « Finalement, est-ce que quelqu’un sait comment l’accident de William est arrivé? » Tous répondent que « non, William a jamais voulu nous répondre ». Hé là c’est faux! J’ai répondu à cette question-là au moins trois fois! C’est vous qui faisiez semblant de pas m’entendre!

Je vois ma copine qui pleure. J’en ai assez. Laissez-moi partir. Je prends mes ailes. Je m’envole. J’ai une aile qui accroche le rideau. Je réussi à passer. Tout le monde me laisse passer parce qu’ils ont peur de moi. Peur que je les renverse. Peur que je leur donne des microbes d’oiseau malpropre. Hé là, c’est vous qui avez des microbes plein l’hôpital! J’ai pas de microbes. Je suis pas un pigeon : je suis un corbeau!

Je vois la sortie. Par chance que je sais encore lire. Je sors, et c’est là que tout le monde regrette de pas m’avoir empêché de sortir. Ils courent tous après moi. Y en a même un qui a un fusil. Merde. Trottoir. Sur le trottoir, oui, un sac-poubelle noir. Je connais ça. Je me cache dans le sac-poubelle avant qu’on me tire dessus. Faut pas bouger. Tout le monde croit qu’il y a rien dans le sac.

Non. Quelqu’un perçoit quelque chose. Quelqu’un s’inquiète pour moi. C’est un garçon avec des écouteurs dans les oreilles. Je sais pas si il a un iPod ou quoi. D’après ses lèvres, je dirais qu’il chante la toune de Sinatra.

Je lui dis de pas s’inquiéter pour moi : « Je suis pas un corbeau, je suis un sac-poubelle! » Ah, merde, le garçon se jette quand même devant les voitures parce qu’il a peur pour moi. C’est un idiot. Faut être vraiment con pour confondre les sacs-poubelles et les corbeaux! Il se fait frapper à cause de ça!

Sa copine vient l’aider à se relever. Il arrive pas à se lever. Il a le dos détruit. Merde, c’est pas sa copine, ça, c’est MA copine! Rachel! Fout le camp de là! Aide-le pas! C’est pas moi, ce garçon-là! C’est pas moi du tout, moi je suis dans le sac!

Reste que ce garçon-là est en train de crever dans la rue. C’est vrai qu’il me ressemble. Hé là mais, si je suis lui et qu’il est moi (ce qui est pas impossible vu qu’il lui est arrivé exactement le même accident qu’à moi), c’est que je suis tout mêlé.

La différence est que ce garçon-là est mort dans la rue, tandis que moi je m’étais rendu jusqu’à l’hôpital après m’être fait frappé par la voiture. Pourquoi il est mort? Pourquoi moi je m’en suis sorti? Et pourquoi là je suis comme dans le passé? Dans le passé, ouais, mais je suis pas le même personnage que tantôt. Je suis devenu le corbeau. Ah! Mais alors, c’est qu’il y avait bel et bien un corbeau dans ce foutu sac-poubelle! Avant de me faire frapper par une voiture, j’avais « cru » à un corbeau qui avait peine à marcher sur le trottoir, mais il y en avait réellement un! J’avais rien halluciné!

Mais qu’est-ce que je fais maintenant? J’ai pas envie d’être ce corbeau-là, moi. Je suis supposé rendre visite au jeune garçon à l’hôpital, je suis supposé me rendre visite à l’hôpital. Je suis supposé me percher sur une branche de lilas à côté de la civière du garçon, et lui il est supposé vouloir me tuer et prendre ma place. Mais ça arrivera pas, non, le garçon est déjà mort. Il ira pas à l’hôpital comme prévu. C’est comme une faille. Qu’est-ce que je fais? Le cycle est comme tout brisé.

Et pourquoi il s’est brisé, le cycle? Toute cette histoire, c’était peut-être seulement pour me faire voir ma mort. C’était peut-être juste pour que j’y échappe. Au fond, je suis peut-être super chanceux. Être un corbeau, c’est mieux qu’être rien du tout.

Quelqu’un referme le sac-poubelle. Je suis dedans. Hé là, non, hé, il y a quelqu’un là-dedans! Monsieur l’éboueur, relâchez-moi! J’ai pas le temps de crier davantage. Je suis occupé à éviter les coups. L’éboueur lance le sac dans le camion. Je tombe inconscient.

***

Je me réveille. Mes cris sont ceux d’un corbeau. L’éboueur refuse de m’entendre. Ils sont tous sourds ou quoi. J’ai une aile brisée. Je me demande où je suis : dans le camion ou au dépotoir ? C’est bloqué, en tout cas, je peux pas sortir du sac.

Un mulot fait scroutch scroutch. Je le remercie. J’avais oublié que je pouvais me servir de mon bec pour percer le sac moi aussi. Je sors. Par miracle, je suis au dépotoir, mais je suis encore en vie. J’essaie de m’envoler. Sans succès. J’ai quelques fractures à l’aile. Le mulot rit de moi : « Hi hi hi, faut pas bouger! »

Le mulot me fait rire. Je lui réponds : « C’est bon de vous entendre! J’avais l’impression que plus personne me parlerait! Je suis content de vous voir, Monsieur le mulot! »

C’est comme si je parlais dans le vide. Il répond pas. Répondez! Répondez! Dites quelque chose! Le mulot me dit : « Je ne suis pas un mulot. C’est vous, le mulot. »

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