16 janvier 2007

L'échelle

Papa se tenait au sommet de l’échelle, tout en haut, comme un funambule très expérimenté dont j’étais très, très fier : papa fixait les lumières de Noël sur le toit de la maison. Je croyais que je pouvais être utile à quelque chose, je croyais que grâce à moi peut-être que papa ne tomberait pas de l’échelle, alors moi, je tenais la base de cette échelle, à deux mains, pour être certain qu’elle ne glisse pas sur la glace. Ah, l’opération délicate que ce devait être, de fixer les ampoules aux fenêtres et tout ça ! Chose certaine, ce travail n’était pas pour les peureux. Moi, tout en bas alors que papa se tenait là-haut comme un funambule : j’avais l’impression de n’être presque rien. J’avais l’impression d’être si petit, alors qu’au fond, j’aurais tant aimé y grimper moi aussi, mais, au lieu de ça, j’étais obligé de tenir l’échelle.

C’est toujours dans ces moments-là, je veux dire, quand j’étais obligé d’être avec papa, que mes propos devenaient des plus stupides.

Maman regardait dehors, elle nous observait, intriguée par la scène mais surtout, curieuse de savoir si papa allait ressortir vivant de ses acrobaties d’échelles. J’ai commencé la discussion :

« - Papa, pourquoi il doit y avoir absolument les lumières de Noël. Qu’est-ce qu’on fait avec l’obscurité de Noël ?

- Hé bien, on s’en fout de l’obscurité de Noël : l’obscurité vient toute seule, pas besoin de l’accrocher aux murs et aux toits.

- Et pourquoi les lumières on les accroche plusieurs jours avant Noël ?

- Parce que s’ils ont inventé des lumières « de Noël », c’est pour qu’on les voit. Et si on les accrochait seulement le jour de Noël, les gens auraient pas le temps de les voir.

- Oh d’accord, mais pourquoi ils auraient pas le temps de les voir ? C’est pas long, regarder des lumières, ça prend une seconde !

- Peut-être, mais les gens sont occupés à Noël, ils ont pas le temps de regarder les lumières des autres pendant une seconde.

- Ah d’accord, mais qu’est-ce qui te dis qu’ils ont le temps de les regarder une semaine avant Noël ? S’ils accrochent leurs lumières de Noël à eux, ils ont pas plus le temps de regarder les lumières des autres.

- Hé bien, disons alors que je les accroche pour moi et pour seulement moi, pas pour les autres.

- Ah d’accord, mais maintenant que ça fait quinze minutes que tu les accroches, tu dois avoir eu le temps de les voir, les lumières, alors, pourquoi t’arrêtes pas de les accrocher si tu les as déjà vues ?

- Ahhh ! Parce que, parce que, mon amoureuse elle les a pas vues ! Je les accroche pour elle ! Elle trouve ça joli !

- Ah d’accord, tu les accroches pour maman. Mais, maman elle les a vu les lumières elle aussi, pendant au moins une seconde, puisqu’elle nous regarde par la fenêtre.

- Ok, oui, oui, elle les a vues c’est vrai. Mais une seconde c’est pas assez. Elle veut les regarder plus longtemps.

- Ah d’accord, pourquoi elle veut les regarder plus longtemps ?

- Parce qu’une seconde, pour une fille, c’est pas assez.

- Ah, je savais pas.

- Hé bien maintenant tu le sais.

- D’accord. Je faisais juste demander, parce que je voulais simplement dire par là que t’étais pas obligé de faire tout ça… Et que j’étais pas obligé non plus de tenir l’échelle pendant que tu risques de te casser une jambe en tombant. Pourquoi tu fixes autant de lumières papa ?

- Ha, ha, parce que mon amoureuse elle aime ça quand il y en a beaucoup.

- Ah d’accord. Mais à quoi ça sert les lumières ?

- Toutes sortes de choses. Sans lumière, on voit pas clair. En plus, lorsqu’il n’y a pas de lumière il arrive qu’on déboule…

- Ah vraiment ? oh mais non, papa, le fait qu’on déboule n’a rien à voir avec les lumières de Noël : on doit sûrement débouler bien plus souvent lorsqu’on n’a pas de boules, que lorsqu’on n’a pas de lumières… et notre sapin, est-ce qu’il en a des boules ? Est-ce que maman a terminé le sapin ? Dis papa, les décorations de Noël, est-ce qu’elles appartiennent à maman ? Je le demande parce que c’est toujours elle qui fixe les boules et les décorations du sapin. Dis papa, une fois qu’on aura fini de fixer les lumières, est-ce que je vais pouvoir demander à maman de fixer les boules sur les branches du sapin ?

- Hein ? quoi ? Je t’écoutais pas, je suis occupé là.

- Je te demande si ça te dérange que je fixe les boules de maman.

- Que tu fixes quoi ? Dans quel sens ? Fixer dans le sens d’accrocher ou dans le sens de regarder ? Tu me déconcentres là. Tiens donc l’échelle au lieu de faire le con !

- Oh, d’accord, d’accord… T’es grognon… Papa ? Tu sais ce qui arriverait si on se disputait ?

- Non je sais pas. J’imagine que tu lâcherais l’échelle et que je me casserais la jambe.

- Oui mais non, je veux dire, si on se disputait pour de vrai, tellement qu’on ne se parlerait plus et que maman divorcerait !

- Ah bah non je sais pas ce que ça ferait.

- Hé bien, c’est que nous aurions le genou égratigné !

- Hé b’en…

- Mais oui, c’est parce que si le JE ne voulait plus rien savoir du NOUS, il n’y aurait plus de ge-nou !

- Ah, hé bien laisse-moi te dire que si tu n’arrêtes pas de jacasser, il n’y aura plus de ge-nou mais il va y avoir un je-tu.

- Oh d’accord, haha, c’est drôle papa ! Papa ? Est-ce que je suis drôle moi aussi ?

- Non.

- Ah je savais… je sais... T’es trop occupé avec tes lumières mais, le jour où tu vas arrêter de vouloir être brillant avec tes lumières, tu vas me trouver drôle, peut-être ?

- Peut-être. Le jour où j’aurai fini d’accrocher mes lumières, mais là, c’est loin d’être fait.

- Oh là là. Papa, tu t’inquiètes ? Est-ce que t’as peur de tomber, là-haut ?

- Non.

- Tu pèses combien ?

- Je me rappelle pas combien je pèse et c’est pas de tes affaires.

- Mais oui c’est de mes affaires ! Si tu veux que je tienne l’échelle, ça réussit mieux si je sais combien il faut que je supporte.

- T’as pas à me supporter ! T’as seulement qu’à tenir l’échelle ! C’est moi qui supporte tes conneries depuis tout à l’heure !

- Oh là là, t’es gêné de dire ton poids papa ? Pourquoi tu veux nier ton poids ?

- Je le nie parce que tu vas aller le répéter sur tous les toits !

- Mais non, comment veux-tu que j’aille répéter ton poids sur tous les toits ? C’est toi qui es sur le toit ! Moi je suis en bas.

- Je veux dire que si je te le dis, tu vas pas arrêter de déconner à propos de mon poids. Ça va être fatigant.

- Oh, mais moi je crois que tu devrais pas nier ton poids. Les poids niés c’est bon à rien, les poids niés, ça appartient seulement aux portes ! Les poids niés papa ! Haha, pourquoi tu ris pas ? Elle est belle notre porte, hein papa, elle est belle notre porte d’entrée. Plus belle que celle du voisin. Le genre de grinch qu’on a en rentrant… Ça fait beau. Ça fait sympathique ! Je trouve ! Moi, papa, je crois que le grinch va remplacer le père Noël un jour, il deviendra l’emblème de Noël ! Tu sais pourquoi ? Parce qu’avec le réchauffement de la planète, le blanc, oublie ça ! Le blanc, c’est fini. Moi, je préfère le vert. Pas toi ?

- Peut-être. À condition que le grinch soit plus sévère avec les enfants qui sont pas sages et qui n’arrêtent pas de jacasser.

- Oh non ce qui est amusant avec le grinch c’est que, il nous donnerait des cadeaux à condition qu’on soit méchants ! Dans ma tête en tout cas, dans ma tête, c’est comme ça.

- Dans ta tête… dans ta tête c’est pas grand-chose…

- Pourquoi t’es méchant avec moi, papa ?

- Parce que je suis tanné que tu m’appelles papa.

- Comment tu veux que je t’appelle, alors ? Tous les enfants appellent leur papa « papa ».

- Oui, sauf que moi, je suis pas ton père. Ton père il est de l’autre côté de la rue.

- Oh là là, tu es qui alors ?

- Ton voisin. Regarde de l’autre côté de la rue ! Tu vas voir il y a ta maison !

- Oh non ! Je te crois pas !

- Mais oui, puisque je te le dis ! T’as qu’à regarder derrière toi, de l’autre côté de la rue !

- Mais non, je peux pas me retourner ! Si je me retournais pour regarder de l’autre côté de la rue, je risquerais de lâcher l’échelle, et tu tomberais ! Tu veux tomber ?

- Non.

- Bon. Et toi, papa, comment peux-tu dire que ma maison est de l’autre côté de la rue ? Tu ne peux pas te retourner toi non plus ! Tu tomberais, à moins d’être acrobate.

- Hah, penses-tu vraiment que je suis acrobate ? Tu m’as vu l’air ? J’ai rien d’un acrobate, je suis même plutôt gros !

- Oh mais, je sais pas moi, t’as pas voulu me dire combien tu pesais tout à l’heure !

- Laisse faire combien je pèse, là, et tiens l’échelle, parce que là, ça branle !

- Je fais attention, sauf, je me dis : soit tu es mon père mais tu refuses de l’avouer parce que tu m’aimes pas, soit tu es mon voisin mais tu accroches des lumières sur le toit de ma maison.

- Mais je suis pas idiot à ce point là ! Je sais reconnaître MA maison ! MON échelle, MON toit et MES bardeaux sur le toit de MA maison !



- Papa ? Enfin, Monsieur ?

- Oui ?

- Pourquoi tu descends pas ? Pourquoi on n’arrête pas un peu de travailler sur les lumières ? Pourquoi tu descends pas, comme ça on pourrait voir de quelle maison il s’agit exactement, et de quelle famille on fait partie, et savoir une fois pour toutes si tu es mon papa ou pas ?

- Ah… je voudrais bien mais, tu connais ta mère, enfin, je veux dire, tu connais pas la mère de MON enfant (qui n’est pas toi), tu connais pas mon amoureuse, mais, elle veut que j’accroche les lumières : elle veut que tout soit fini avant dix-sept heures. Pas question d’arrêter maintenant.

- Oh là mais, elle est sévère maman. Enfin, elle est sévère la voisine (si tu es vraiment mon voisin), enfin, elle est sévère ton amoureuse. Est-ce qu’on saura qui on est, un jour ?

- C’est quoi cette question ? Je sais très bien qui je suis.

- Oui, mais tu sais pas qui je suis, moi ! Et je sais pas trop qui tu es. C’est jamais trop, trop certain, et, comment peut-on être certains de qui on est ? Toi, tu dis que tu es mon voisin, moi je dis que tu es mon papa, et puis, y a ton amoureuse qui nous empêche de nous connaître parce qu’elle veut pas que t’arrête de fixer les lumières, et, c’est compliqué…

- Qu’est-ce que ça peut faire, même si on n’est pas sûrs de qui on est ? On voit ce qu’on voit, et c’est tout.

- Oui, mais, moi j’aimerais bien voir ce que tu vois. J’aimerais bien être là-haut moi aussi. J’aimerais bien grimper l’échelle ! Est-ce que tu me laisserais faire ?

- Oh là je sais pas… c’est peut-être dangereux… je pourrais tomber si tu montais… on pourrait s’égratigner le genou encore plus, comme tu dis…

- Oui, mais, ici, c’est pas mieux, notre genou il est absolument rien ! Ici, on n’a aucune idée de qui il est, notre genou !

- Ah… t’as probablement raison, on n’a rien à perdre… viens. »

À partir de là, j’ai monté l’échelle, je suis monté là-haut rejoindre papa ou le voisin ou le monsieur ou peu importe, cet homme-là, et je me suis assis sur les épaules de cet homme-là, et alors, notre poids, je n’ai pas à le nier, il était très, très lourd et, vous auriez été surpris de voir que, au bas de l’échelle, la glace fondait et même qu’elle se fracassait sous notre poids. Vous auriez été surpris de voir que nous n’avions rien des acrobates des cirques mais, même s’il n’y avait plus personne pour tenir l’échelle, nous tenions en équilibre encore mieux que s’il y avait eu quelqu’un. À deux, nous fixions les lumières et, moi, sur les épaules de cet homme-là, j’atteignais les fenêtres les plus hautes ; à deux, nous avons fixé tout ça si vite que l’amoureuse de cet homme-là a été super heureuse. Nous l’avons rendue si heureuse que, lorsque nous sommes rentrés à la maison, à dix-sept heures, nous avons eu droit à des biscuits. Et, vous savez c’est quoi le plus beau dans toute cette histoire ? C’est que l’amoureuse de cet homme-là en question, elle m’a souri quand je l’ai appelé maman.

Aucun commentaire: