3 septembre 2012

Tout est fini

Le temps se tord comme un chiffon sale. Les filets de poussière coulent sur les parois de l'évier. L'eau a vite fait d'écourter les minutes qui moussaient entre mes doigts. J'ignorais encore que le temps ne se calculait pas aux mouvements du soleil mais aux bulles qui se perdent dans le drain de mon lavabo. J'ai dû perdre mille heures à pleurer ton départ. Je n'en sors pas plus vieux. Preuve que le temps est perméable à tout, à la mort des mères comme à leur fête, aux larmes, au sang et à tout ce qui coule. Le calendrier continue d'afficher le chaton du mois de septembre. Il n'y a que nous qui continuons d'avancer malgré les heurts.
- Arrête de parler!
- Je ne parle plus. Promis. Toi, parle-moi.
- Non! Quand je te parle, j'ai l'impression que c'est encore toi qui parles.

J'essuie mon temps sur le comptoir. Je ne jetterai pas la ciboulette. Ni le fromage en rondelles. Je conserve au frigo tout ce qui a la forme d'une trotteuse ou d'une horloge. Il faut savoir attendre. Vingt ans de mariage, c'est long à essuyer. Le temps ne passe jamais quand on l'attend. Il attend qu'on soit passé devant lui pour nous vieillir dans le dos. Il y a dix ans, elle me laissait encore parler dans la cuisine. Elle m'embrassait quand je lui disais que ses cheveux lui allaient bien.
- Tu ne trouves pas qu'ils sont trop courts? qu'elle me demandait.
- Mais non. Ça te va bien.

Mes réponses la satisfaisait encore. La semaine passée, elle s'est fait teindre les cheveux. Elle revenait du coiffeur. Je lui ai pourtant dit la même chose qu'il y a dix ans. Dans ma tête, rien n'avait changé. Mais dans la sienne :
- Mes cheveux sont horribles.
- Mais non. Ça te va bien.
- En quoi ça me va bien? Mes jambes, peut-être? Dis-le tout de suite si tu trouves que mes jambes sont aussi horribles que mes cheveux.
- Non... Tes cheveux vont bien avec tes... chaussures.
- Elles sont bleues.
- Brun et bleu. Ça va très bien ensemble.
- Pas du tout. Tu ne connais rien aux couleurs.

Le temps n'a pas pas besoin d'une horloge ni du soleil pour exister. Il n'a rien à foutre des astres qui obstruent la fluidité de son sang. Il les traverse comme une seringue dans de la peau. Il se faufile à travers nos moindres sentiments, rallonge ici nos humiliations, écourtent là-bas nos plaisirs. On ne rit jamais longtemps. Les rires interminables ne le sont pas. Ils finissent toujours quand on y pense. Dès qu'on y pense, tout est fini.
- Ne pars pas comme ça! que je lui disais. Tes cheveux te vont bien! Tu es belle!
- Arrête de parler... C'est pire quand tu parles...
- Dis-moi que tu restes et je ne répondrai rien.
- Tu réponds même quand ça ne répond pas.
- Pas toujours... Je laisse souvent sonner.
- Laisse-moi.
- Non... Je ne peux pas. Si je te laisse, tu vas partir.
- Je pars. Occupe-toi de quelque chose...
- Je me suis toujours occupé de la vaisselle.
- Occupe-toi d'autre chose.
- Quand tes cheveux auront repoussé, ta couleur reviendra. Le coiffeur sera mort et tu te feras teindre en noir chez un autre. Tu me reviendras changée et je recommencerai de m'occuper de toi comme si je venais de t'acheter au magasin.
- Tu as déjà plein d'objets à t'occuper... J'ai trouvé quelqu'un qui trouvait que mes cheveux étaient...
- Ne me le dis pas! S'il te plaît, garde-moi la surprise. Je vais t'attendre. Tu me le diras le temps venu. Le temps, tu sais comme ça vient vite.

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