22 avril 2012

L'heure des sardines

AUJOURD’HUI

C’est hier que j’ai écrit « aujourd’hui ». C’est toujours la veille que j’écris la date d’aujourd’hui, mais c’est toujours aujourd’hui que j’écris qu’il est tard.

Il est tard. Le magasin est fermé. C’est trop tard pour acheter des sardines. Le magasin ferme à dix heures et l’horloge indique dix heures trente. Elle indique dix heures six, mais le six écrit en gros signifie la moitié du douze. Dans une journée, il y a douze heures. Il y en a vingt-quatre, mais en multipliant par deux, on arrive au compte : quand c’est dix heures, c’est vingt heures, et quand c’est quatre, c’est huit.

J’aime manger des sardines avec un verre de vin rouge, tôt le matin. Mon vin ne s’accorde pas toujours avec le poisson. Parfois, quand je n’ai plus de vin rouge, je sors un vin blanc. Je ne sais pas pourquoi, mais du vin blanc, ça je n’en manque jamais. J’en ai toujours en réserve. Cela dit, je préfère manger mes sardines avec un vin rouge qui s’accorde mal qu’avec un vin blanc qui s’accorde mieux.
- Je veux du rouge!

Il est onze heures et je n’ai pas de sardines, pas de vin rouge. Il y a certains magasins d’ouverts, mais ils ne vendent jamais de sardines, et jamais de vin rouge après onze heures. Ça m’ennuie. J’attends qu’une heure sonne. À une heure, il sera une heure pour tout le monde. J’irai dormir, jusqu’à ce que sonnent neuf heures, alors j’aurai dormi huit heures. Je me brosserai les dents pendant deux minutes, et prendrai une douche de dix minutes, m’habillerai, en cinq minutes, me coifferai en deux minutes et ferai la vaisselle en quinze, puis je nettoierai la table de la cuisine, une minute. Il sera neuf heures trente-cinq. Il me restera vingt-cinq minutes pour acheter mes sardines et mon vin avant que le magasin ne ferme ses portes, à dix heures.

Le temps, c’est compliqué. Les horloges ne nous laissent jamais le temps de manger nos sardines et boire notre vin rouge. À peine avons-nous écrit « demain » qu’elles indiquent une nouvelle heure et précipitent la fermeture des magasins. Demain, si tout va comme prévu, j’aurai vingt-cinq minutes pour faire ce que j’ai à faire.

DEMAIN

C’est hier que j’ai écrit demain, mais c’est aujourd’hui que c’est demain. Je suis allé au magasin, comme prévu. Et parce qu’il n’y avait plus de vin rouge, j’ai acheté une bouteille de vin blanc. J’ai dit au caissier que j’aurais préféré du vin rouge avec ma boîte de sardines. Il a dit que le vin blanc s’accordait mieux avec le thon. J’ai dit peut-être, mais je ne veux pas de thon. Je veux du vin rouge avec des sardines. Vous ne voulez pas de thon? qu’il me dit. Non, je ne veux pas de thon. Alors n’en achetez pas. Je n’achète pas de thon, j’achète une boîte de sardines. Pourtant c’est du thon que vous avez là. Ah vraiment? Oui, c’est écrit thon, est-ce que vous savez lire? Un peu, il est où votre vin rouge? Il me reste une dernière bouteille de rouge. Elle est où? Dans vos mains. Ah, c’est du rouge? Oui, c’est écrit rouge. Et pour mes sardines, je fais comment? J’ai du saumon en boîte. Je ne veux pas de saumon, je veux des sardines. C’est trop tard pour les sardines, il est dix heures et tous les magasins sont fermés. Prenez le saumon en boîte. Il s’accorde à merveille avec le vin rouge que vous avez choisi.

Demain, je me présenterai au magasin avec une heure de retard. Je retournerai au magasin avec un livre sous le bras. Je ferai semblant que je sais lire. Je demanderai mes sardines, et peu importe ce que le caissier m’offrira, je dirai que ce ne sont pas de vraies sardines. Qu’il m’offre de vraies sardines ou non, je dirai que c’en ne sont pas. Je n’aurai peut-être jamais mes sardines, peut-être les ai-je jamais eues, peut-être qu’ils m’ont floué durant toutes ces années, me laissant croire du saumon pour des sardines, mais au moins, demain, je ferai croire au monde que je connais l’heure et les sardines

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