17 septembre 2011

Vous ne savez pas écrire

Chers petits veaux,



Quand vous lisez mes mots, il sort de vos yeux une sorte de cordon ombilical qui lie vos pupilles à mon cerveau. Je ne parle pas d’un vrai cordon, évidemment, vous l’aurez compris puisque vous êtes de fins lecteurs : le cordon est une image fictive, couleur peau, que j’ai inventée afin de vous expliquer qu’un jour il faudra le couper. Comme à la naissance. Il faudra que vous vous détachiez de moi. Je ne peux pas continuer à écrire à votre place. Il faudra que vous le fassiez vous-mêmes. Moi, j’ai autre chose à faire. J’ai des choses à écrire qui n’ont rien à voir avec les mots que vous voulez entendre.



Plutôt que de continuer à écrire, je devrais vous apprendre à le faire. Comme ça, vous pourriez vous raconter à vous-mêmes les histoires que vous aimez lire. Je n’aurais plus besoin de chercher les mots que vous voulez entendre, pénis ou araignée, sémiotique ou anaphore. Vous seriez libres de parler à vous-mêmes de ce que vous voulez entendre, tortue ou torture, et par-dessus tout, libres de ne plus téter le lait de mon cerveau comme si c’était là une vache entre mes deux oreilles.



J’espère qu’il viendra ce jour, mes chers petits veaux, où vous apprendrez à vous nourrir vous-mêmes. Je crois que c’est possible, qu’un jour vous écriviez des histoires dans lesquelles les filles graviteront en pyjama autour d’abeilles en fleurs, et où les papas mourront autant de fois que vous le voulez, et les mamans pareil, avec le sang qu’il faut et les analogies dont vous aurez envie. Ce jour-là, vous serez autonomes. Je murmurerai à vos oreilles les mots que vous préférez, chocolat ou attentat, et c’est avec le sourire que j’écouterai le bruit de vos sabots s’éloigner de moi.



Je viendrai vous visiter, parfois, dans la grange des veaux écrivains. Je viendrai vous rappeler que je vous l’avais bien dit, qu’écrire ce n’est pas plus compliquer que de mâcher un chewing-gum. Le plus compliqué, c’est d’écrire le mot chewing-gum sans faute, mais une fois que c’est fait, le reste de la dentition s’écrit tout seul.



Je dirai le mot molaire. Vous rirez, heureux de m’entendre comme avant. Je vous inspirerai et, en moins de deux secondes, vous m’inventerez l’histoire d’un dentiste qui n’a plus de lèvres à force de se les mordre chaque fois qu’il croise une jolie cliente. Je ne lirai pas votre histoire. Les dentistes qui n’ont pas de lèvres, je n’en aurai rien à foutre. Mais je vous féliciterai quand même d’avoir fait preuve d’imagination. Je vous donnerai un peu de foin, un peu de caresses. Aussi je boucherai mes narines parce que vous puez.



Le plus puant d'entre vous viendra me voir, je sais, je ne suis pas fou, je vous pressens tous. Il dira qu’il est en manque d’inspiration, et je fais quoi maintenant? qu’il me demandera. Je répondrai :

- Débrouille-toi, sale petit veau. Il n’existe pas de recette pour combattre le manque d’inspiration. S’il en existait une, je l’aurais écrite, ou je l’écrirais, là maintenant.



Ce veau ne sera pas des plus idiots. Il aura une vraie tête de mule. Il voudra me suivre jusqu’à chez moi, certain que s’il me suivait, il trouverait chez moi dans mes papiers la recette qui le ferait écrire.





Je verrai clair dans le jeu de cette tête de mule. Je sortirai si vite de votre grange que cette mule n’aura pas le temps de me suivre. Je lui fermerai la porte au museau. À vous chers petits veaux que j’aime, je dirai au revoir. À travers la serrure de la porte, tout de même, je prendrez le soin de vous conseiller :

- Mangez bien. Écrivez bien. Soyez sages et enfermés, là où vous êtes. Et si un jour l’un de vous manquait d’inspiration, n’hésitez pas à le bouffer. Le chewing-gum c’est bon, mais ce sont les meurtres qui font les meilleures histoires.






Vraiment, je pense que si un jour j’arrivais à me débarrasser de vous lecteurs, je n’accepterais pas que l’un de vous revienne chez moi sous prétexte qu’il manque d’inspiration. Les lecteurs qui se mettent à écrire doivent se débrouiller seuls. C’est un fait. Demandez-le à votre boucher, il vous le dira :

- Les veaux doivent savoir qu’un jour ou l’autre leur cerveau galopera tout seul, et qu’à la moindre absence cérébrale, ils devront être bouffés comme leurs fesses dont on fait les escalopes.



Je n’ai rien inventé. Les gourmands ont tout inventé à ma place. Heureusement, ce n’est pas moi le veau. C’est vous. Et je peux encore retourner chez moi pour écrire toujours, et j’écrirai toujours quelque chose de plus intéressant que vous. Je le dis avec certitude, que je ne manquerai jamais d’inspiration, car chaque fois que j’en manquerai, j’écrirai que c’est vous qui en manquez, et que c’est pour ça que je continue à écrire.

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