3 septembre 2011

Les suicides maternels

Je n’avais pas de temps à perdre moi je marchais. Maman disait si tu ne veux pas mourir écrasé il faut que tu marches, le pied devant l’autre, les lacets attachés comme des lapins à la gorge qui crient s’il vous plaît suicidez-moi. Il ne faut pas se suicider, maman disait, et si tu ne veux pas mourir écrasé, il faut que tu marches. Toujours. Alors je marchais, des clous dans les poches et je cherchais cette fille que j’avais vu transporter le marteau qui manquait à l’exécution de plan extrême.



Elle tenait le manche en bois de ce marteau entre son pouce et son index, à l’endroit exact où s’amassent toutes les odeurs de la vie, du matin à la nuit, sueur et salive mélangées, un marteau à la tête d’acier dont j’avais besoin pour exécuter mon plan, mes clous, enfin, le genre de tête qui ne répète jamais les mots de maman.



Je suis né avec dans ma tête des os à la place de l’acier, une configuration fort éloignée des outils hyper-puissants que maman disait si tu ne veux pas mourir, tiens-toi loin des outils. Marche à côté. Ils sont évolués pour tuer. Il vaut mieux les arbres et les guimauves, le feu, à tout le moins, car lui au moins ne cloue rien à rien.



J’étais bien déterminé à prouver à maman que la tête qu’elle m’avait donnée, en os, était plus faible que celle du marteau en acier. Je voulais lui prouver qu'elle avait fait l'erreur, à ma naissance, de me donner la faiblesse plutôt que la force. Quand j’ai finalement retrouvé la fille au marteau, je me suis posté devant elle afin qu’elle arrête de marcher. Je lui ai dit :

- Tu es belle avec ton marteau.

- Tu trouves? C’est le marteau de mon père.

- Alors ce sera ton papa contre ma maman.



J’ai parlé de mon plan à la fille du marteau. Elle était d’accord pour m’aider. J’ai continué de marcher au milieu de la rue comme si rien n’était en lançant des clins d’oeil complices à la fille du marteau que je m'étais fait ami avec. J’ai attendu qu’une voiture vienne près de m’écraser et, quand les freins ont freiné juste à temps, moi j’ai fait semblant de mourir sur l’asphalte.



Le conducteur est sorti de sa voiture paniqué. Pendant qu’il examinait si j’étais encore en vie, la fille au marteau est entrée dans la voiture pour clouer la pédale de l’accélérateur au fond. Quand le conducteur a redémarré sa voiture, les roues ont tourné à une vitesse incroyable sur ma tête. Mon crâne s’est fait écrasé comme une crêpe. Le sang renversait partout et à ce qui paraît, j’avais les joues dans les épaules. Mon front a craqué comme un cornet et mes yeux comme la crème glacée ont fondu dans le caoutchouc du pneu. C'était joli, délicieux. Plus sucré en tout cas que les guimauves de maman.



Maintenant je suis aveugle et le crâne un peu déformé. La fille du marteau vient souvent me voir à l'hôpital. Moi je ne la vois pas mais je sais qu’elle me trouve beau parce qu’elle dit que mon crâne plié en morceaux me fait une corne de tricératops. Elle dit aussi que mes oreilles en croûtes rapiécées lui font penser à deux Tostitos, et je sais qu'elle aime les dinosaures et les Tostitos. Je suis content à présent. Je ne reverrai plus jamais maman. Je n’ai plus besoin d’elle. La dernière fois que je l’ai vue, elle a dit :

- Je t’avais bien dit qu’il fallait marcher, toujours, si tu ne veux pas te faire écraser.



Moi je lui ai dit oui, je sais, mais toi, si tu m’avais donné une tête plus solide, je n’aurais jamais eu besoin de marcher où toi tu voulais que je marche et j’aurais pu faire dans ma vie toutes les choses que tu ne voulais pas que je fasse.



Et elle a dit :

- En tout cas. Si tu ne veux pas mourir, assure-toi que personne ne vienne débrancher ton oxygène.



Depuis ce jour-là, j'essaie de me lier d'amitié avec l'infirmière. J'ai un plan extrême à lui proposer. J'aimerais savoir ce que ça fait d'être débranché, pour vrai, rien que trente secondes dans ma vie. Sans oxygène et surtout, sans maman.

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