3 septembre 2011

La forêt des malaises

C’était comme si Dieu avait décidé de nous mettre là, nous quinze dans la forêt, pour nous punir d’avoir rêvé de quelque chose d'interdit. Quand je dis que nous étions quinze, je ne compte pas Dieu. Évidemment. Je dis que c’était « comme si » Dieu avait été là, mais il n’y était pas. En vérité, si le céleste bonhomme y avait été, j’aurais dit que nous étions seize.



J’avais rejoint les sentiers de cette forêt en marchant au hasard dans les champs de mon père. Je jouais comme ça à faire tourner les cordons de mes souliers sur l’herbe. Je fixais le sol et, à force de faire des cercles avec mes pieds, j’ai oublié la distance toujours plus grande qui me séparait de la maison de mon père.



Quand l’ombre de la forêt a fait un nuage sur ma tête, j’ai cru naïvement que le vent se chargerait de me ramener chez moi. Je me disais que ce n’était qu’une question de temps avant que le vent chasse le nuage et se mette à souffler sur mes vêtements, me soulevant de terre jusqu’à la maison de mon père. Je ne savais pas que je m’enfonçais dans la forêt des mélèzes. Pourtant, mon père m’avait souvent parlé de cette forêt. Il m’avait raconté que Dieu cachait là-dedans tous les pécheurs, ce à quoi j’avais répondu en riant que c’est impossible : aucun pécheur ne trouverait de poisson à pêcher dans une forêt.

Et mon père répondait :

- Dans la forêt des mélèzes, c’est Dieu au bout de la canne à pêche. Et ce sont les pécheurs qui sont les poissons.



Les feuilles mortes ont commencé à craquer sous mes pieds. C’est là, dans le crépitement d’une feuille, que j’ai réalisé que je m’étais aventuré dans la forêt interdite. Je me trouvais là où seuls les plus braves osaient s’aventurer. Je le savais. J’en étais fier. Je ne m’en cache pas. J’avais la trouille, oui, je ne m’en cache pas non plus. Mais avant de retourner chez moi, il me fallait absolument trouver un objet, une sorte de trophée, qui prouverait que j’avais bel et bien visité la forêt des mélèzes.



J’ai décidé de cueillir du bois. Je me disais que papa en ferait un feu, ce soir, pour célébrer mon courage de m’être aventuré là où le danger est tel que seuls les plus forts en ressortent vivants. Je commençais tout juste à remplir mes poches de branches et de brindilles que, hop, une voix s’est fait entendre :

- Les fleurs, oui... Le bois, non, ça ne se cueille pas...



C’était une femme. Je l’ai vue, assise au pied d’un arbre. Elle tenait un enfant qu’on dirait qu’il était mort dans ses mains. J’ai voulu lui demander qu’elle m’aide à retrouver mon chemin jusqu’à chez moi, mais elle ne faisait que reprendre mes mots pour les corriger :

- Un enfant qu’on aurait dit mort, oui... Qu’on dirait qu’il était mort, ça ne se dit pas...



J’ai commencé à vider mes poches. J’en avais assez. Je me suis dit que c’était possible, que le bois que j’avais cueilli sur les sentiers de la forêt des mélèzes ne m’appartenait pas et que c’était pour ça, peut-être, que la dame avait l’air méchante avec moi.

- J’ai l’air méchant. Je suis une belle femme, je sais... Mais n’empêche. L’air méchante, ça ne se dit pas...



Là, ça devenait agaçant. Je ne voulais pas connaître cette femme. Elle disait qu’elle avait enseigné le français à la maternelle pendant un an et qu’elle pourrait m’apprendre quelques règles en privé. Soudainement, elle m’a regardé d’un oeil tendre, trop tendre. J'ai cru qu'elle était soûle et que l’idée de m’embrasser lui était monté à la tête. Elle a déposé le corps de son enfant mort sur son bras et, de son autre main, elle a tenté de sortir un sein de sa chemise.



C’est là qu’une femme plus âgée dont je ne me souviens jamais du nom, je n’ose jamais le lui redemander, enfin, je crois qu’elle s’appelle Triéglène, a pris la parole au milieu du sentier :

- Elle veut toujours montrer ses seins celle-là! Elle s’appelle Fantelle! Ne t’approche pas d’elle. Elle porte un enfant mort sur ses bras parce qu’elle a voulu faire l’amour à un des enfants de la maternelle.



L’humidité de la forêt, ou la peur peut-être, avait perlé en sueur sur mon front et je n’avais qu’une envie. M’enfuir. J’ai voulu courir mais mes pieds n’avançaient pas. Des hommes, des femmes, eux, pourtant, croisaient mon inertie comme si j’allais à leur rencontre alors qu’en réalité, je ne bougeais pas. Un homme, couché contre une pierre, m’a dit :



- J’ai voulu faire l’amour avec ma nièce, une fois. J’y ai pensé, une minute ou deux. Rien de grave. J’ai pensé que si j’arrivais à boire sa jeunesse entre ses cuisses je pourrais retrouver la mienne. C’était naïf de ma part, peut-être. Quoi qu’il en soit, je t’assure que je n’ai jamais touché à ma nièce. Mais ici, nous ne sommes pas punis pour ce que nous avons fait. Nous sommes punis pour ce que nous avons voulu faire...



Je sentais battre la forêt sur mes épaules. Mon corps, stable, statique comme une statue, tournait entre les arbres comme transporté par un train en plein mouvement. Dieu avait pris mon corps pour un pion. Il me faisait glisser sur les sentiers afin de me faire voir quelque chose que je ne comprenais pas. Le questionnement m’est venu comme ça, soudainement, je me suis demandé : Et moi, pourquoi suis-je là? Suis-je puni pour une chose que je n’ai pas faite mais que j’ai voulu faire?



Puis je me suis souvenu de ce qui s’était passé avant que j’entre dans cette forêt maudite : « je jouais dans les champs de mon père, oui, je marchais au hasard, ou plutôt, je boudais mon père, oui, je le boudais parce que j’avais une haine envers lui, je ne sais plus pourquoi mais c’est possible, je pense, que j’aie souhaité sa mort un court instant, que j’aie voulu l’assassiner, oui, et le pendre à la gorge avec les cordons de mes souliers. »



Ça y est. J’avais trouvé ma place dans la forêt. J’ai baissé la tête. Évidemment, les cordons de mes souliers avaient disparus. Je savais trop bien où ils étaient. Quand j’ai levé la tête, j’ai vu, à la branche d’un arbre, le cadavre de mon père pendu. J’ai cru à une hallucination. Je me suis retourné pour y échapper. Mais j’ai eu beau avancé au rythme d’un train, sitôt que je croisais un arbre, j’y voyais mon père mort pendu aux branches qui me suivaient sur les sentiers.



J’ai un million de fois fait le tour de la forêt. Jamais je n’ai trouvé de sortie. Je reviens toujours sur mes pas. Je reviens toujours à Fantelle, au pied du premier arbre où mon père a été pendu. Elle ne semble même pas gênée par les pieds de papa qui vacillent dans le vide de ses yeux. C’est comme si les pieds de papa lui passaient au travers. Je commence à croire qu’elle est fantôme, comme moi, et qu’elle me parle comme à un enfant mort :

- Et toi, mon petit bonhomme, qu’as-tu souhaité de mal pour être ici?

- La mort de mon père...

- Oh, c’est très vilain ça! Tu sais que la maternelle réserve de terribles punitions aux enfants qui n’aiment pas leur papa?

- Oui Fantelle. Je sais... Tu me le dis chaque fois que je fais un tour de forêt...

- Eh bien, si tu veux apprendre à écrire, je peux te montrer quelques règles en privé.



Je pense que quiconque ferait un million de fois le tour d’une forêt finirait par se laisser convaincre par les avances de Fantelle. Même si chaque phrase qu’elle prononce est un malaise en soi, c’est elle qui m’a appris à écrire. En échange de quelques caresses, elle m’a appris la littérature. Certes, il a bien fallu que je lui tète le sein un millier de fois avant de ne plus faire de fautes, mais de toutes ces fautes, aucune n’égalera jamais celle que j’ai commise il y a vingt ans de ça, alors que je boudais mon père en marchant au hasard dans les champs remplis de tout ce qui existait avant; ces champs dont je me souviens plus blonds qu’un jet de vie blanc, plus blancs que le soleil qui ne reviendra jamais percer le plomb des feuilles pour déverser son bleu sur ma tête.

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