30 septembre 2011

Poursuites fictives

Je suis encore sorti de chez moi aujourd’hui. Je m’excuse de l’avoir fait. Je ne sais pas à qui je dois m’excuser, mais je m’excuse quand même. C’est la deuxième fois ce mois-ci que je ne sais pas pourquoi je m’obstine à sortir. Il n’y a pourtant rien à voir dehors sinon les autobus, des humains qui attendent l’autobus et des abris-bus qui attendent que des pigeons leur défèquent sur les toits.



Chaque fois que je sors, c’est la même chose : le bruit des foules me prend à la gorge et je suis, parmi tous les humains que je croise, le seul à se révolter contre le bruit que ça cause quand leurs jambes avancent trop vite et que j’aimerais les amputer afin qu’elles ralentissent à une vitesse synchronisée sur la mienne.



Aujourd’hui, j’ai pris le transport en commun. Je me suis commis dans le centre-ville pour rencontrer Louis Gerog. Il est éditeur je pense, qu’il voulait me rencontrer pour publier un texte que j’avais écrit il y a de ça longtemps, dans mon enfance, les luttes maternels qui me remontent constamment et que je pourrais faire de l’argent si j’imprimais tout ce dont je me souviens quand je pense à ce que j’ai vécu, moi, moi qui n’ai rien vécu vraiment.



Je marchais dans le centre-ville les poings plus fermés qu’une serrure de banquier. Le bruit des gorges qui se saluaient à la sortie des édifices m’ont coupé le souffle. J’ai failli mourir. Je le dis que je repense à ma mère, à mon père, qui eux n’ont pas failli mourir. Louis Gerog m’a dit de respirer :

- Nous n’allons pas mourir, il a dit. Nous allons discuter du texte que tu as écrit. Nous n’allons pas discuter de toutes les feuilles des arbres qui défilent plus vite que les pieds de ceux intelligents qui ont quelque part où aller dans des autobus sur la rue.



Les autobus ne l’intéressaient pas. Il m’a remis un texte sur du papier très blanc, avec des lettres dessus, imprimées à l’ordinateur. J’ai lu. J’ai dit c’est bon mais est-ce que je peux retourner chez moi maintenant. Il a dit non :

- Le texte que tu viens de lire n’est pas tout à fait bon.

- Alors dites-le à l’auteur, j’ai dit, qu’il en écrive un meilleur.

- C’est toi, l’auteur.

- Alors j’en écrirai un autre. Un jour. J’en écrirai d’autres. Ce n’est pas un problème. Maintenant il faut vraiment que je me sauve.

- J’aimerais que tu changes la fin de ton texte, et que tu corriges les quelques erreurs de syntaxe, et que tu ajoutes une histoire, un suspens, un peu d’amour, un tout petit peu...



J’ai poussé les chaises. J’ai couru dans les rues du centre-ville. C’était pareil que de courir sur les ravages d’une bombe atomique. Je n’étais ni Allemand ni Américain et tout le monde mourait mais vivait. C’était incompréhensible que je courais sans être poursuivi mais que je me sauvais de ceux qui me poursuivaient.



Louis Gerog ne m’a pas poursuivi. Il aurait pu me poursuivre. Il aurait pu le faire. Je ne saurais pas vous dire pourquoi il l’aurait fait, mais s’il l’avait fait, j’aurais simplement dit qu’il était comme ça. Louis Gerog. Un homme qui poursuit les gens pour les tuer. Ça existe. Mais il ne m’a pas tué. S’il l’avait fait, je ne serais pas en train d’écrire qu’il aurait pu le faire. Je serais mort et je n’écrirais rien du tout. Je flotterais dans l’air, fantôme et néant à travers les autobus.



Je suis rentré chez moi. Je me suis excusé d’être sorti. Je me suis juré que plus jamais je ne ressortirais. Louis Gerog m’attend peut-être encore au centre-ville. Il garde peut-être espoir que je corrige mon texte, que j’y ajoute une histoire, avec du suspens et des trains de banlieue. Louis Gerog est peut-être mort maintenant, aussi, comme ça arrive souvent même dans les meilleures familles.



Les mots saccadent mon stylo comme les poignets de maman quand elle était malade. Je ne vois rien à corriger. Je ne vois pas d’histoires à ajouter. Même si j’en ajoutais une, qu’est-ce que vous en auriez à foutre, que Louis Gerog se soit suicidé, ou qu’il ait demandé à sa soeur de le tuer, et qu’elle ait accepté de le faire; vous en auriez quoi à foutre qu’elle le tue par amour, et qu’elle ne dise pas un mot au moment où le couteau fait ce qu’il a à faire?

- C’est ridicule, vous diriez. Pourquoi aurait-elle accepté de tuer son frère? Quelles étaient ses motivations?



Aucune. Elle était comme ça. Lucia Gerog. Il n'y a rien à justifier. Ne jouez pas aux cons avec moi. Ne faites pas semblant de croire aux histoires que j’invente. Vous le savez que c’est moi l’auteur. Vous le savez que tout n’est que fiction, qu’aucun personnage n’a besoin de motivation pour accomplir une saloperie, que tous font ce qu’ils ont à faire parce que j’ai voulu qu’ils le fassent et si ça vous emmerde, vous n’avez qu’à cesser de lire. Sauvez-vous. Vite. Je ne vous poursuivrai pas. Et je n’en ferai pas d’histoires.

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