17 septembre 2011

Ma fourchette est une fourchette

Ma fourchette pique la viande. Elle pique mieux qu’un doigt. Quand je la compare à mon pouce, je trouve qu’elle réussit mieux que moi dans la vie. Elle a un talent que je n’ai pas. J’ai longtemps été jaloux, mais je ne le suis plus. Je préfère croquer du pain dur près du four. Du moment qu’il y a une casserole sur le feu, ma fourchette se glisse dedans. Elle aime plonger. C’est un sport qu’elle affectionne. Elle aime être sale. Si elle était une femme, elle aurait de longs ongles, noirs, usés par le temps, et elle me caresserait la nuque dans un bain de mousse.



Ma fourchette n’est pas une femme. Je me suis fait à l’idée. Ma fourchette est une fourchette. C’est triste comme ça. Je n’y peux rien. Elle n’a pas de doigts. Elle n’a pas de bouche. Elle ne mange pas de petits poissons dans les lacs. Elle ne coupe pas de bois dans des forêts. Elle ne construit pas d’églises. Elle n’écrit pas de prophétie. Hélas. C’est moi qui écrit.



C’est triste comme ça. Je n’y peux rien. Ma fourchette est une fourchette. Elle ne parle pas. Quand je lui parle, elle ne répond pas. Elle aurait aimé vivre chez un chef de grande renommée qui tous les samedis soirs prépare des oeufs, et du bacon, et de la viande très tendre. Elle l’a dit à la caissière, quand je l’ai achetée, mais à moi elle n’a jamais parlé.



Souvent, je la plie en deux. Je la fais souffrir. Je la force à me raconter ce qu’elle a vécu du temps où nous n’étions pas ensemble. Je sais. Ce serait plus simple de parler à une cuillère.



J’en connais une. Une cuillère. Pas loin d’ici. Dans un magasin. Elle coûte 1,19$. Je pense sérieusement faire des économies. Le frigo m’a dit que les cuillères aiment les animaux de compagnie. J’y pense. Je ne peux plus continuer à manger de la viande crue avec ma fourchette. Je suis malade. Gravement malade. Mon intestin se décompose en petits morceaux sur le plancher.



Si j’achetais la cuillère que je veux, je pourrais ramasser mes petits morceaux. Nous pourrions marcher, elle et moi, sur le gazon derrière la maison. Nous frotterions nos fesses ensemble. Je pourrais la séduire. Je pourrais trouver l’amour, avec elle, et manger de la viande cuite, avec une cuillère.



Il me manque encore dix sous. Ma fourchette est une fourchette. Elle ne vaut pas une fortune. Elle ne vaut pas une cuillère. Mais cinq sous, peut-être. Je pourrais la vendre à mon voisin en lui disant qu’elle en vaut dix.

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