30 septembre 2011

Les fourchettes de Naomia

Naomia est belle comme quinze pieds nus, quinze nez blancs de neige froide quand elle respire sous ses yeux ce qu’elle voit. Elle respire moi, et je la regarde moi aussi.



Elle dit qu’elle aimerait devenir cuisinière dans un restaurant que je ne connais pas mais que je m’en fous. Je ne crois pas qu’elle ait de véritable talent en cuisine. Je me demande si elle saurait faire griller une tranche de pain dans un grille-pain qui n’est pas branché. Je ne crois pas que ses mains soient faites pour brancher un grille-pain. Elle a des mains de serpent. Je veux dire qu’elle n’en a pas.



ELLE N’A PAS DE MAINS.



Elle n’a pas de bras non plus. Elle les a perdus à la naissance : « À la naissance, on peut perdre un nombril, on peut perdre une mère, un père, mais des bras hahaha allez savoir, la naissance est quelque chose d'incontrôlable qui nous suit toute notre vie. »



C’est avec sa bouche qu’elle noue son tablier derrière son dos. Vous pouvez la voir pliée en deux comme ça comme elle est belle n’est-ce pas. Elle serait deux fois plus belle dans un cirque je trouve; un cirque que je n'ai jamais trouvé mais où elle aurait pu faire toutes les acrobaties dont elle est capable. Je pense. Je pense que c'est dans la cuisine qu'elle est idiote. Elle refait chaque soir la même soupe que la veille : un bouillon de poulet acheté à l’épicerie dans lequel elle ajoute des nouilles.



Elle prend le sac de nouilles entre ses dents et le verse dans le chaudron. Elle dit qu’elle a toutes les recettes du monde dans un livre, caché quelque part, dans une armoire très haute qu’elle ne peut atteindre. Je suis là, pourtant, moi, et j’ai des bras. Je pourrais l’aider à transporter un tabouret afin qu’elle y monte jusqu’à l’armoire. Mais non, elle ne veut pas. Évidemment, elle préfère danser sur les chansons qu’elle chante :

- La colombe est belle, le sang sur les ailes, je suis belle lalala, et pas de plumes sur les bras, les épaules et cetera, ya ya ya.





Elle lève la jambe. Moi, c’est ma moustache qui lève. Je pense à mes poils sur ses jambes :

- Chérie, tu m'écoutes? Je te parle de jambes poilues. Et ça me dégoûte et ça m’attire, comme si je ne savais plus ce que je voulais, qui je veux et qui je suis, et c’est ça le suprême sentiment de l’amour.

- Le sentiment suprême de l’amour! elle crie mes mots en les mélangeant et ça la fait rire de tourner son pied dans les airs, et de l’autre pied, de l’autre pied que voulez-vous qu’elle fasse. Que voulez-vous que je fasse? elle vous demande. Je tiens mon équilibre, mes chéries!



Elle ne me parle pas. Là. Elle vous parle à vous. Elle a de l’affection pour les objets mais pas pour moi. Vous n’êtes que des fourchettes, je sais. Je sais que vous la désirez vous aussi. Vous aimeriez piquer dans sa chair tendre et goûter sa respiration quand elle danse. Je me demande franchement comment tout ça va finir. Je pense que vous allez finir dans sa bouche à elle et moi, seul avec ma moustache aux bouts des doigts, je ne mangerai pas. Je ne mange jamais. Je préfère la regarder danser sur la céramique que j’ai installée il y a deux ans de ça quand nous avons emménagés ensemble et elle s’en fout.



VOICI L’HISTOIRE D'ELLE AVAIT ACCEPTÉ D'EMMÉNAGER AVEC MOI À CONDITION QUE JE FASSE QUELQUES RÉNOVATIONS DANS L'APPARTEMENT :



J’ai fait les rénovations qu’elle a voulues. Tout se déroulait comme prévu, jusqu’au jour où vous êtes arrivées. Sales fourchettes. Je ne sais pas pourquoi la mère de Naomia a décidé de vous porter ici comme un cadeau. Si je n’avais pas jeté mes vieilles fourchettes à la poubelle, laissez-moi vous dire que vous ne seriez plus là. Mes fourchettes à moi auraient su vous tordre les dents jusqu’au sang. Elles vous auraient fait la peau. LA PEAU QUE VOUS N’AVEZ PAS HAHA.

- Veux-tu une ou deux fourchettes mon chéri? Naomia me parle à moi.



Chut. Elle me parle à moi. Évidemment, puisque vous êtes vous-mêmes des fourchettes (hum hum : si elle vous avait demandé si vous vouliez deux fourchettes, elle vous aurait demandé si vous vouliez deux de vous-mêmes, et ce n’est pas ce qu’elle a demandé).



Elle a dit :

- Tu ne me réponds pas?

- Si j’étais deux fois moi, j’ai dit, m’aimerais-tu deux fois plus?

- Oui. Mais aussi, je te détesterais deux fois plus.

- Alors ce qu’il faut savoir, c’est combien tu m’aimes et combien tu me détestes.

- Je t’aime comme dix.

- Dix quoi?

- Je ne sais pas. Dix fourchettes.

- Et tu me détestes comme quoi?

- Dix cuillères.

- Alors c’est égal?

- Non.

- Qu’est-ce qu’on mange ce soir?

- De la soupe.



Ce soir, vous resterez dans vos tiroirs. ON MANGE DE LA SOUPE! Je ne veux pas vous voir. Je ne veux voir qu’une chose : Naomia qui trempe ses orteils dans sa soupe. Elle les trempe puis les déguste dans sa bouche. Ce soir, je ne mangerai ma soupe que si j'arrive à la goûter elle.



Elle dit :

- Mais il faudra des couteaux pour couper le pain.

- Des couteaux? D’accord. J'ouvre le tiroir. Je prends les couteaux.

- Et des fourchettes.

- Non! J'échappe les couteaux.

- Pourquoi tu échappes les couteaux?

- Toi, pourquoi tu veux des fourchettes?

- Il faudra des fourchettes pour faire joli sur la table. Une table sans fourchette, c’est comme la jupe sans talons hauts. Il manque quelque chose.

- Je trouve ça très beau ta jupe sans talons hauts.

- Mes pieds sont laids.

- Oui, mais toi au moins tu en as. Des pieds. Moi je les ai perdus à la naissance.



HAHA LA NAISSANCE QUE C’EST HORRIBLE MAIS QUE JE VIS AVEC.



Elle a mis ses talons hauts. Elle a pris un rouleau de papier adhésif. Sur chacune de ses épaule, elle a scotché une fourchette.

- Tu pourrais t'en fabriquer, elle a dit, des pieds avec des spatules. Regarde-moi, je me suis collé des fourchettes à la place des bras. Ils ne sont pas doux mes bras, mais au moins j'en ai.

- Ils piquent, tes bras. Ils veulent me crever les yeux. Tes bras. Je ne les aime pas tes faux bras.

- Et toi des jambes tu n'en as pas.

- Je n’en veux pas.

- Alors tu ne me veux pas.

- Je veux jouer à mon jeu vidéo.



BOUM. BOUM. DANS MON JEU VIDÉO, C'EST LA BELLE FICTION. J’AI DES JAMBES YEAH!



Naomia est venue s'assoir sur moi. Ses jambes pendaient au bout de mes cuisses. De loin, l’illusion était parfaite. Vous avez vu ça? C’est comme si ses jambes étaient les miennes. Ses jambes faisaient les miennes, et mes bras faisaient les siens. Nous ne faisions qu’un. Nous n’avions plus besoin de fourchettes.



NOUS N’AVIONS PLUS BESOIN DE VOUS!



J’ai dit :

- Tu n’as plus besoin de tes fourchettes. Range-les dans les tiroirs et allons manger ta soupe.

- Mais j’adore couper le pain au couteau, et piquer le pain à la fourchette, et mettre le pain dans ma soupe, et manger mon pain à la cuillère...

- Tu n'as pas de bras pour tenir les ustensiles! Tu fais toujours tout tomber sur la céramique! La céramique que j’ai faite il y a de ça un mois! Un an! Deux ans!

- J’adore l'acier des ustensiles sur la douceur de la nappe...

- Tu renverses toujours ta soupe sur la nappe! Tu ne sais pas manger!

- Alors je me débrouillerai pour manger toute seule! Et une fois que j'aurai mangé, j'irai dormir dans le lit, et tu te débrouilleras tout seul pour monter l'escalier avec les jambes que tu n'as pas!



Je me demande franchement comment tout ça va finir. En fait, je ne me le demande plus. C’est toujours la même histoire, je n’invente rien, vous irez dans sa bouche à elle et moi je ne mangerai pas. Je ne mange jamais. Je regarderai la céramique que j’ai installée il y a je ne sais pas combien de temps de ça et elle s'en foutra. Elle mangera toute seule. Elle dansera pour me rappeler que je n'ai pas de jambes et moi je jouerai à mon jeu vidéo pour lui rappeler que mes doigts font BOUM BOUM et mon coeur fera je ne sais pas quoi et mes jambes, je n’en ai pas, je les ai perdus à la naissance HAHAHAHA JE L’AI DÉJÀ DIT ALORS FOUTEZ-MOI LA PAIX!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!



LA PAIX!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!



LA PAIX!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!



et des spatules pour mes jambes si vous en avez...

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