17 septembre 2011

Papa est rené

Je versais, sur le comptoir de la cuisine, toutes les bouteilles que papa n’avait pas bues avant sa mort. Il en restait quatre. Je me suis baigné dans sa bière à lui que je faisais couler pour le plaisir d’être comme lui, maladroit et puant dans le houblon.



Dans les flaques que je créais, mes pieds glissaient avec un torchon entre les orteils. Comme papa faisait pour réparer ses dégâts. Je faisais comme lui, et plus j’étais lui, plus je riais. Je criais presque violent. Plus j’éclaboussais, plus je trouvais ça drôle de mouiller le plancher.

- C’est drôle, je criais, et si tu ne trouves pas ça drôle vas te faire foutre.



Je ne sais pas pourquoi je disais ce que je disais. J’étais tellement identique à lui que vous n’auriez jamais su faire la différence entre lui et moi, entre le mort et le vivant. Si vous aviez été là, vos yeux auraient roulé, cligné, et votre cou aurait sauté vers l’arrière chaque fois que vous auriez dit « c’est incroyable, je n’en crois pas mes yeux ».



Ce qui s’est produit par la suite, laissez-moi vous dire que c’est encore moins croyable. C’est terrible. Et ce qui est terrible, c’est que je ne m’en souvienne pas.



Il me semble avoir vu le docteur Kretschmer entrer chez moi. Tout ça n’est pas très clair. Il m’a demandé :

- Vous avez un problème de mémoire?

- Non, j’ai répondu. Je me rappelle de tout, même de la fois où nous nous sommes rencontrés sur les sentiers de Piquelette, l’année passée!

- Je ne suis jamais allé sur les sentiers de...

- Alors c’est vous qui avez un problème de mémoire. Vous devriez demander à vos collègues qu’ils vous examinent ça, han han le cerveau, c’est sérieux.



Je pense que le docteur Kretschmer m’a laissé tranquille. Il a compris que je ne veux voir personne ici. Cette maison m’appartient. Je veux n’y voir entrer personne. Je n’ai besoin de rien, sinon de cette cage où je me contrains d’écrire chaque soir.



Je m’enferme pour écrire, oui, c’est un équilibre que je m’efforce de créer, tout comme quand je bois je fais pipi : je m’enferme pour écrire, car il faut bien que je me contraigne à quelque chose, si je ne veux pas que mon trop-plein de liberté me fasse pousser je ne sais quoi, des ailes sur le dos ou quelque chose du genre de ceux qui savent voler. Moi, je ne sais pas voler. La seule fois où j’ai volé, c’était depuis le toit de la maison, et puis ce n’était pas vraiment voler. C’était seulement se faire pousser par un costaud. Mon frère, c’était lui, le costaud. Et mes jambes ont volé une seconde et puis deux avant de frapper la pelouse.

À mon atterrissage, la pelouse a soupiré qu’elle en a marre de ceux qui croient savoir voler. Et ce n’est pas que j’y ai cru, j’ai dit. C’est seulement mon costaud de frère qui a cru que je savais ce que je ne sais pas, enfin, tu sais, pelouse. Pelouse?

- Tu peux m’appeler Gazon, gros fou.

- Merci.



*



Plus je versais de bière dans la cuisine, plus ça sentait papa. J’adore cette odeur. Elle me rappelle quand il m’embrassait sur la joue dans mon lit et il avait bu. Je me berce souvent dans ce parfum-là. Le genre de parfum où l’on s’endort soûl pour oublier bien plus que pour se rappeler. D’où mon problème de mémoire, je pense, que le docteur saurait vous dire mieux que moi.



J’ai versé une autre bière sur le plancher. Elle a versé jusqu’au garde-robe où il me semble avoir vu de la poussière s’entasser dans le coin d’un vêtement. Il y a eu des poils, des cheveux de tapis, enfin, j’ai mis ma main sur la touffe en question et, quand j’ai tiré, c’est là que mon père est sorti du garde-robe tout entier. Il a dit:

- C’est pas de la poussière, petit cochon sale, ce sont mes cheveux tout entier sortis du plancher.

- Ha! j’ai crié. Tu es rené!

- Non, il a dit, tu te moques de moi. Je suis ton père.



Papa était rené. Il s’appelait Maxias mais il était né une deuxième fois, cette fois-là. Il était rené parce qu’il avait survécu à sa mort. D’outre-tombe. Il est sorti du garde-robe, pas gai du tout, je dirais même fâché, qu’il ressemblait à un fantôme, avec la robe de maman sur sa tête. Je lui ai dit qu’il ressemblait à maman tout craché et il m’a craché à la figure. Il a dit :

- Tu mériterais que je te tue.

- Bon d’accord, j’ai dit. Tue-moi. Mais d’abord enlève la robe de maman de sur ta tête parce que les policiers, quand ils enquêteront sur le meurtre de toi sur moi, ils ne sauront plus qui de toi ou de maman m’a tué.

- Je ne peux pas l’enlever, il a dit. Ça cache mes cheveux. Franchement ils ne sont pas beaux à voir.

- C’est vrai? j’ai dit. Laisse-moi voir.

- Oh c’est gluant. Depuis une semaine, j’ai des champignons qui poussent sur mon cuir chevelu, comme des légumes pleins de morve on dirait, et la tresse que je me suis fait l’année passée s’est mise à friser.



Il a fini par retirer la robe qu’il gardait sur sa tête comme le voile d’une mariée et j’ai pu le conseiller :

- Il faut tout raser. Ta tête ne respire pas. Je vais te couper la tresse et après ça ira mieux.

- Tu sais utiliser des ciseaux?

- Papa, j’ai grandi, depuis le temps...



Je l’ai fait seoir sur le tabouret près du miroir et, comme il croyait que j’allais lui couper sa tresse, je lui ai perforé la gorge. Le sang n’a pas coulé, évidemment, puisqu’il était déjà mort. Sa voix n’a pas parlé non plus. Il n’y a eu aucun son. Juste des gestes. Je lui ai coupé les cheveux, puis le nez. C’était ma mémoire qui se vengeait en découpant les images que je m’étais forcé d’oublier.



Ses oreilles sont tombées comme des gaufres du grille-pain. Sur le visage de papa, j’ai découpé les yeux, les sourcils, la nuque et les doigts. Il a commencé à perdre vie et j’ai dit :

- Ça y est! Tu es remort!

- Non, il a dit. Je n’ai pas de remords.



Et j’ai versé une bière sur ses yeux morts afin qu’à jamais ils soient remorts; et j’ai collé ses oreilles sur les miennes afin de lui ressembler tout à fait. Et j’ai versé d’autres bières, dans ma gorge, pour qu’à jamais se taisent les remords.

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