1 octobre 2009

Pol : l'étrange progression temporelle



« Dans dix minutes, une dame avec son bébé dans une poussette traversera la rue. Vous voudrez voir le bébé dans la poussette, alors vous vous approchez pour voir le joli minois du poupon. Vous apercevrez premièrement quelques petits cheveux blonds dépasser du carrosse devant vous. Puis, en vous avançant plus près, vous ferez le saut : ce n’est pas un bébé, c’est un chien! 

Enfin, c’est un bébé chien. Mais vous vous attendiez à voir un bébé être humain. À vrai dire, vous ne vous attendiez pas vraiment à voir un être humain, car je vous avais bien averti dix minutes plus tôt : la prochaine poussette dont le contenu vous intéresse contient un bébé chien, et non pas un bébé humain.

Voilà ce qui arrivera dans dix minutes. Oui, je sais deviner l’avenir. Je sais exactement où je serai à vingt-cinq ans, à trente ans, à trente-cinq ans... Vous voulez que je vous dise? J’obtiendrai enfin l’écurie pour laquelle je travaille, j’y ferai des rénovations et j’aurai un cheval nommé Hercule qui établira un nouveau record lors de la compétition du Royal Hip-Oxper et blablabla tout le reste... Ça m’ennuie un peu de répéter sans cesse le même avenir. Mais je connais tout ce qui m’attend. Enfin, presque tout : après quarante ans, ça devient un peu flou. Et c’est justement ma vie d’après quarante ans qui m’intéresse... »

Quand j’ai vu ce qu’il y avait dans la poussette de la dame, j’ai fait le saut : un bébé chien. Ce n’est pas le chien qui m’a fait sursauté, vous comprendrez, mais bien le fait que ce que Pol m’avait prédit était juste! Il lisait l’avenir. Pourtant, toute son enfance, il n’avait jamais réussi à deviner ce que demain lui réservait. Ce pouvoir de prédiction ne s’était développé que vers l’âge de dix-huit ans. À dix-sept ans, il s’amusait encore à miser innocemment de l’argent sur de faciles prédictions : 

« Je te parie que la prof éternue dans trois, deux, un...! »

Atchooh! Il n’avait jamais tort, mais ce n’étaient là que d’insignifiantes prédictions n’ayant pas trop de répercutions sur l’avenir de quiconque. Mais plus l’année passait, plus il vieillissait. Et plus il vieillissait, plus son pouvoir se développait. À la fin de sa dix-huitième année, il connaissait toutes les questions de l’examen final. Il les gardait pour lui-même, dans le plus grand secret. Il ne trichait pas : il avait un don. Et de toute manière, ce don n’allait pas tarder à se retourner contre lui.

[ Qu’est-ce que tu veux dire, tu ne te souviens plus du jour où on s’est rencontrés? ]

« Je m’en souviens... un peu, oui, tu m’as dit, c’était un jour... De décembre? Il neigeait beaucoup! Et tu avais froid. J’ai collé mon visage contre le tien pour le réchauffer. »

[ Ce n’était pas au début, ça... Tu l’as oublié... ]

C’est en observant la situation amoureuse de Pol que j’ai compris ce qu'il lui arrivait : plus il en apprenait sur le futur, plus il oubliait son passé. Bientôt, il avait complètement oublié la façon dont il avait rencontré sa petite amie. 

« Je me fous un peu du passé, Marie. J’essaie de comprendre ce qui va m’arriver à quarante ans... c’est flou! Ça m’énerve. Peut-être que je vais mourir à quarante ans! Tu te rends compte? Et toi, tu me parles du jour où on s’est connus... »

Pol savait qu’il oubliait peu à peu le passé. Mais il croyait que c’était du à la forte attention qu’il portait à l’avenir. En réalité, qu’il l’ait voulu ou non : plus il vieillissait, plus il devinait, et moins il se souvenait...

(Chéri, tu ne te souviens pas? Pourtant, tu avais douze ans, ça ne fait pas si longtemps... Ton père et moi t’avions fait un super gros gâteau! Tu avais mangé le chiffre douze en cire qu’on avait planté dans le crémage!)

« Mais je me souviens parfaitement de l’anniversaire que je n’ai pas encore vécu, celui de mes trente-neuf ans. Vous serez très vieux et vous m’offrirez un voyage en Turquie. J’ai toujours rêvé d’aller en Turquie! Je vous aime plus que vous pouvez l’imaginez... Mais, oui, j’ai oublié ces petits moments du passé. Et alors? Voulez-vous savoir à quoi vous ressemblerez plus tard? »

Les parents de Pol n’ont jamais rien voulu savoir du futur. Ils ont tenté par tous les moyens de faire redécouvrir à Pol le passé qu’il avait oublié. 

« Je ne veux pas redécouvrir le passé! Je veux découvrir ce qu’il me reste à découvrir sur l’avenir! » 

Pol avait beaucoup d’ambition... Seul l’avenir l’intéressait. Beaucoup de gens de son entourage avait essayé de le raisonner, de lui dire que ça serait bien s’il pouvait se souvenir de la première fois où il était monté à vélo, de la première fois où il avait embrassé une fille... Mais il tournait le dos à toutes les propositions. Il restait enfermer dans sa chambre à tenter de deviner ce qui arriverait dans vingt ans, dans trente ans. 

Puis, un jour :
« Ça y est! Quarante ans! Ce matin! Je me suis vu à quarante ans! Ha! Oui! Je suis dans un énorme lit! Et les gens me félicitent! Ils disent que je suis le seul à savoir prédire l’avenir! Vous voyez bien, c’est la preuve que je dois continuer de prédire l’avenir! Et je suis là, dans ce grand lit, et des gens pleurent pour moi! Ils... pleurent ils... me disent que... C’est un grand lit! Que je suis bien, confortable! Et là, c’est ma mère qui commence à pleurer parce que je ferme les yeux! »

(Je déteste t’entendre parler de l’avenir, Pol! Arrête! Vis le moment présent! Arrête de vouloir prédire l’avenir! Personne ne veut réellement connaître son avenir!)

« Tout le monde pleure le passé... Tout le monde regrette ce qu’il a fait... C’est un monde de regret et de nostalgie... Je vais régler les choses! »

Peu de temps après qu’il ait vu ce qu’il deviendrait à l’âge de quarante ans, Pol a perdu sa petite amie.

[Et le plus beau jour de ta vie? ]

« C’est... Aujourd’hui! Je vis le moment présent, moi... »

[ Aujourd’hui, pfah! Le restaurant était pourri, et là on s’emmerde devant la télé. Tu racontes n’importe quoi. Tu ne te souviens même plus du plus beau jour de ta vie! Quand ta mère t’a emmené à l’écurie du village... C’était ton premier contact avec un cheval... ]

Pol devenait extrêmement confus. Même le présent lui semblait insaisissable.

« Un cheval? De quoi tu parles? C’est un animal, c’est ça? Je m’en fous, du cheval. Pourquoi le cheval? »

[ Un cheval, Pol. Tu possèdes une écurie depuis deux semaines. Ton cheval, Hercule... ]

« Excuse-moi... Je suis un peu confus... Ce n’est vraiment pas contre toi, je te jure. Mais c’est moi maintenant qui ai quelques questions à poser. Hum... J’ai souvent répondu à plusieurs questions! Mais toi... Tu es qui exactement? »

[ X ]

Pour Pol, Marie n’existait plus. Il restait toujours ses parents, mais même eux, devenaient sceptiques quant à la façon dont leur fils concevait la vie. 

(Je te parle de tes douze ans, de tes dix ans, de tes six ans, et rien... C’est le vide, vraiment?)

« Mes cinquante ans sont devenues clairs aujourd’hui...»

(On s’en fout de tes cinquante ans, Pol! Là, maintenant, aujourd’hui, tu fais quoi?!)

« Je pense que mes soixante ans deviendront clairs demain... »

Ça n’a pris que quelques jours avant que Pol ne dise que ses soixante ans étaient clairs. 

« Chaque jour, je vois plus loin. Et même si je sais que je vais mourir à quarante ans, je me vois à soixante ans, vingt ans après ma mort. Je vois l’éternité devant moi. C’est une montée, un envol. Tout cela est extrêmement long. Et ce n'est pas très agréable. Il n’y a pas de... tu sais, le truc blanc qu’on met sur les... fruits tu sais, le truc, c’est comme le café... »

(La crème. Tu as oublié la crème fouettée. Tu oublies chaque jour, Pol. Essaie, s’il te plaît, de revenir parmi nous!)

« Et le truc... blanc... c’est ce qu’on met dans le... truc brun! Le réveil-matin! »

(Le truc blanc, c'est la crème fouettée, Pol...! Je viens de le dire! Et le truc brun, c'est le café!)

« Tu viens de dire que tu étais ma mère. Maman. Ça, c’est vrai. Ce que tu dis as toujours été vrai, Maman... »

(Je n’ai pas vraiment dit ça, Pol!)

« Parce que c’est toi, Maman. La Maman, c’est la Maman de l’enfant. Et l’enfant, c’est l’enfant de la Maman! »

Cette discussion a été transcrite mot pour mot par la mère de Pol. C’était la dernière discussion sensée que la mère a eue avec son fils. Après, les phrases de Pol sont devenues complètement absurdes...

« L’enfant de la Maman! De la Ma! Man! »

(Pol, dis ton nom, je t’en prie! Dis Pol! Comment tu t’appelles?)

« Je de m’appelé, de t’en pis! Dis mol! Maman... »

Et probablement qu’à ce moment-là, tandis que les bases de la langue française s'effaçaient de sa mémoire, il voyait très précisément où il serait dans cent ans. Il connaissait sûrement tout de la mort. Il aurait pu nous en dire long. Mais tout ce qu’il disait n’était qu’une série d’onomatopées qui semblait être les vagissements d’un nouveau-né.

1 commentaire:

William Drouin a dit...

Appréciation de l'auteur : * * * '