22 juin 2011

Trop débile ce qui m'est arrivé

Trop débile, que je dis, pour commencer, que vous aviez d’abord l’herbe, pas comme d’habitude, que les pissenlits étaient à plat, écrasés que le ras-le-sol leur avait oppressé le ciel sur la queue. C’était, pour ainsi dire, que le ciel leur était tombé sur la tête. 

J’avais la tête sur le ciment, dans mes souliers. Ma chair aplatie, en accordéons; je ne saurais pas mieux expliquer que de dire ma colonne vertébrale en miettes, mes os broyés blancs comme de la craie dans la rue. La rue, elle, n’était pas plus plate que si le ciel était resté dans les airs et, les roches, pareilles, trop dures pour se faire affaisser, elles continuaient d’arrondir l’asphalte. 

Mes voisins, comme moi, étaient plus plats que les roches. C’est pour dire à quel point la hauteur n’existait plus : j’étais large comme douze mais haut comme rien. J’étais haut comme une feuille de papier, tout au plus. Haut comme un papier de toilette. Les crayons comme les crottes s’étaient élargis jusqu’à nos visages et nous sentions, dans notre maison sans épaisseur, les odeurs de tout ce que nous n’avions pas l’habitude d’avoir dans le nez. 

C’était comme écraser le monde avec un pied. Écrasez les rosiers avec les loups. Vous ne sentez rien, mais sous votre semelle, ça pue le mélange de ce qui n’a pas l’habitude de se mélanger.

J’avais une chinoise sur les genoux. C’est pour vous dire à quel point le monde s’était répandu sur le monde, au-delà des océans, le sang des autres dans le mien, et les maladies des morts soudainement dans ma vie. Ceux qui étaient morts depuis longtemps restaient enterrés. Mais ceux qui venaient tout juste, poignardés ou vieux, puants comme ils sont dans la mort nouvelle, ils coulaient sous mes bras et moi je coulais, moi aussi, entre leurs fesses ou je ne sais pas où. 

Les arbres s’étaient fermés sur moi, rectilignes sur l’asphalte. J’avais les cheveux sur les orteils et le monde dans les os. Les yeux d’un enfant fixaient mes os, je sais, comme un trésor. Il tentait par tous les moyens de me prendre les rotules comme des craies pour tracer sur le chemin un jeu de marelle, un tic-tac-toe, quelque chose de drôle. Mais ses mains étaient restées là où il était né, c’est-à-dire à des lieux. À des océans de là où je l’observais. 

Je l’observais, là, parce qu’il n’y a rien à faire, quand le ciel vous tombe sur la tête : des enfants inconnus vous agrippent et vous sortez la langue; vous les léchez en espérant que votre langue les repousse, qu’ils nagent dans votre salive jusqu’au pays d’où ils viennent. Mais les pissenlits continuent de répandre leur jaune à eux, et les troncs d’arbres leur sécheresse. C’est sec. Vous êtes pris à écouter le monde, les terribles envies de ce monde qui veut quitter pour ailleurs, mais que tout le monde est obligé de rester là, figé dans la peau de l’un, dans votre puanteur à vous que vous avez honte mais le corps étant ce qu’il est, tout se mélange avec tout le monde.

Vos yeux voient ce qu’ils voient, le jeu de marelle qu’il n’y a pas et la platitude jaune de votre tête là où elle a été écrasée. Vous aimeriez que vos yeux dérivent jusqu’à ceux de la petite fille, de ce petit garçon là-bas, mais non, vos yeux restent là, jaunes, et vos mains ont beau se décrocher d’ailleurs, elles n’arrivent jamais à décrocher vos yeux de ce pissenlit sur lequel vous êtes morts.

Ce pissenlit mince comme une feuille qui pue l’odeur de guerriers morts, vous ne savez pas où, quelque part sur un pays où votre nez est resté, là où vous n’êtes pas, à sentir ce qui se fait plus loin mais dont vous n’avez aucune idée.

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