8 juin 2011

Les vers de terre

Les vers de terre n’ont pas de pattes. Ils n’ont pas de sens non plus. Leur tête est leur queue. On ne sait jamais par où les prendre pour ne pas crever leurs yeux. Mon frère, lui, disait qu’en les coupant en deux, les deux parties coupées pouvaient vivre séparées. Je le voyais tous les matins fouiller dans la terre du jardin. Il extirpait de là des vers qu’il coupait et jetait dans un grand seau. Les moitiés séparées s’accouplaient avec d’autres moitiés dans le seau, et se multipliaient entre elles, et faisaient d’autres familles, d’autres bébés vers entiers que mon frère recoupait, et redivisait pour s’assurer qu’il n’y ait aucun vers entier dans le seau.
- Donner un vers entier à un poisson, il disait, c’est du gaspillage. Les poissons ne se rendent pas compte qu’ils mangent des moitiés.

Hier matin, nous avons passé un long moment à déchirer le corps des vers et puis nous sommes partis, mon frère et moi, vers le fleuve, avec le seau et une canne à pêche. Au bout du quai, j’ai fait mon travail. J’ai piqué un vers au bout d’un hameçon. Mon frère a vérifié que le petit coeur du vers soit bien percé et il a lancé la ligne à l’eau. Il a placé la canne à pêche entre ses genoux. Il a attendu que ça morde. 

J’ai pensé que jamais un poisson ne se serait assez stupide pour se faire prendre à ce piège. Mon frère pêchait du côté des algues, là où il n’y avait que des grenouilles. Et les grenouilles n’aiment pas les vers de terre, je me disais, que les poissons étaient sains et saufs du côté des roches. Mais il y a eu ce poisson fou qui est venu s’aventurer du côté des grenouilles. Ce poisson fou a ouvert la bouche sur le piège. Mon frère s’est agité. Il a tiré sa ligne hors de l’eau en criant, fier :
- Tu vois! Avec une moitié de vers, j’ai eu un poisson au complet!

Le seau grouillait encore de toutes les moitiés que nous avions séparées. Il y avait des papas, des mamans et des bébés vers qui, dans tout ce fouillis, entre la vie et la mort, cherchaient à former de nouvelles familles. Ces moitiés, nous ne les avons même pas utilisées. Une seule moitié avait suffit à capturer le poisson que mon frère voulait. 

Le poisson claquait sur le quai. Mon frère ne lui a même pas souhaité la joyeuse mort. Il l’a jeté dans le seau. J’ai dit :
- Non! Pas dans le seau avec les vers! Il va mangé toute notre réserve!
- On s’en fout, il a dit, qu’il les mange. On va en séparer d’autres demain.

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