8 juin 2011

Le gémisseur

Vous avez du mal à vous endormir. Vous avez vu le soleil coucher sa grosse tête molle sur l’horizon. Vous l’avez vu, par votre fenêtre, répandre sur l’herbe ses derniers petits cheveux rouges. Vous vous êtes couchés avant que la nuit répande son goudron sur le ciel. Vous avez fermé les yeux mais, chaque fois que l’insomnie vous prend, c’est pareil. Vous observez l’intérieur de vos paupières. Vous y voyez les couleurs de demain, d’hier. Vous pensez à la possibilité de mourir demain et de ne jamais pouvoir renaître, ni dans deux jours, ni dans trente-six mille ans; et si la nuit vous prenait, là, si cette fois, vous ne réussissiez pas à échapper à la nuit par le sommeil. 

Les couleurs jaillissent dans vos paupières et les sons dans vos oreilles. Vous entendez quelqu’un la nuit. Ce quelqu’un-là murmure les phrases que vous avez souvent entendues quand vous étiez plus jeunes. On dirait que c’est le silence qui vous parle. Le silence se découpe en sons, en mots, et parfois en phrases presque cohérentes. 

Ce quelqu’un-là n’est pas vous. Vous n’êtes pas lui. C’est un gémisseur. Vous le haïssez. C’est à cause de lui si vous ne pouvez pas dormir. Ce sont ses complaintes qui perturbent votre sommeil. Ce sont ses pieds que vous voyez sortir de votre lit. Ses pieds froissent les draps. Ses pieds frôlent les vôtres. Vous l’entendez, lui, gémir. Vous le voyez sortir du lit. Il marche dans votre chambre. Il se promène dans votre appartement. Il s’y reconnaît comme si c’était chez lui. Et ça, même si vous avez fait attention de fermer toutes les lumières de l’appartement. 

Vous aimeriez qu’il se brise le nez sur un coin de mur. Ça vous ferait rire. Dans votre lit, vous riez à l’idée qu’il se casse un orteil ou quelque chose de pire. Vous vous entendez rire, et vous l’entendez, lui, dans la cuisine. Il cherche quelque chose. Il a ouvert le frigo. De la lumière est sortie de là. Vous ne la voyez pas, mais la lumière en est sortie sans doute. Il glisse ses doigts sur votre ketchup. Votre moutarde. Vous ne riez plus. Il touche à ce qui vous appartient et ça vous énerve. Vous ne fermerez pas l’oeil tant et aussi longtemps qu’il ne sera pas disparu. Alors vous ne dormerez pas. 

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Le soleil revient. Son haleine bleuit le ciel. Les murs de l’appartement reprennent les couleurs que vous avez peintes. Vous vous précipitez. Vous enfilez un pantalon. Vous vérifiez si le gémisseur n’est pas encore dans la cuisine.

Il n’est pas là. Il n’y est peut-être jamais allé. Mais vous l’avez imaginé, et c’est suffisant pour que vous ayez le sentiment de sentir une présence dans le frigo. Chaque fois que vous ouvrez le frigo, vous avez l’impression qu’il y a été. Vous prenez un marteau et vous frappez. Vous frappez jusqu’à ce que le frigo ne fonctionne plus.

Cet appartement n’est pas le vôtre. Il est le sien. Vous avez déjà détruit le frigo, le lave-vaisselle, l’aspirateur, les chaises. Vous menacez maintenant de tuer le gémisseur s’il n’arrête pas. Vous frappez sur tous les murs à la lumière du soleil. Mais quand la nuit retombe, vous retournez dans votre lit. Le marteau à vos côtés. Vous vous dites que vous devriez dormir, mais vous n’osez pas. Si vous tombiez endormi, le gémisseur profitera de votre sommeil pour voler votre marteau. Et c’est sur votre tête qu’il frappera.

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