29 mars 2010

L'éternel Luxias


Luxias avait 53 000 ans. Il était éternel depuis 52 872 ans (nous arrondissons). Il avait presque autant de bras qu’il avait d’années, mais il n’avait qu’un seul cerveau. Il se consolait de cela en se disant qu’il avait beaucoup plus de doigts que n’en avaient les autres humains. 

Quand je l’ai vu pour la première fois, il avait 34 000 jambes. Il les trimbalait dans les rues de Morco, d’un pas lourd et moribond. Tous ces bras qu’il traînait à journée longue l’épuisaient. À chaque coin de rue, il devait s’arrêter pour reprendre son souffle. Il allait mourir s’il avait continué de trimbaler ses bras comme d’énormes spaghettis...

Je l’ai pris en pitié. L’énorme Luxias était déjà géant quand je l’ai rencontré au coin de la rue Marisaine. J’ai dû m’adresser à lui en criant, tellement sa tête se trouvait à des mètres de la mienne. Il a saisi mon épaule d’une dizaine de bras, mais je n’ai pu entendre ce qu’il a murmuré là-haut. 

Il n’avait pas l’air vieux. Son visage avait conserver l’allure qu’il avait le jour où Luxias avait choisi d’être éternel. Certes, avec le temps, quelques changements s’étaient opérés. Son visage s’était lui aussi multiplié. Il avait quatorze nez, et sur ses joues, de nouvelles bouches tentaient de se former. Mais Luxias savait stopper la croissance de ses bouches. Tous les soirs, il les brûlait avec une cuillère qu’il faisait chauffer dans la braise d’un feu. 

Au coin de la rue Marisaine, Luxias n’a pas murmuré longtemps. Il s’est effondré comme un dieu du ciel. Je suis retournée chez moi et j’ai ramené une grande hache. Je lui ai tranché un bras au hasard, pour voir s’il se rendrait compte de quelque chose. Ma supposition était juste : il ne ressentait rien. Son corps était fait de matières artificielles. Je ne sais si c’était du caoutchouc, du plastique ou de la gélatine, mais cela m’a donné une idée. Quand Luxias s’est réveillé de son inconscience, je lui ai proposé de lui tailler les bras. Et il a accepté.

2

Au coin de la rue Marisaine, les passants ont commencé à s’attrouper autour de moi tandis que je plantais la hache dans les membres caoutchouteux de mon géant. Plexes, le plus violent de mes amis, a voulu que je lui prête ma hache. Je savais qu’il aurait fait du mal à mon géant, alors j’ai refusé. J’ai limité la frustration de Plexes. J’aurais dû savoir qu’il se vengerait tôt ou tard.

Les passants continuaient à me critiquer. Les plus scientifiques d’entre eux tentaient de m’enlever la hache. Ils disait que Luxias avait fait son choix il y avait de cela 52 848 ans : « Il a voulu être éternel même s’il savait que l’immortalité obligeait une régénérescence continuelle des membres extérieurs... Tant pis pour lui! »

Pour le blesser, ils lui criaient des injures. Mais Luxias, de ci-haut, ne les entendait pas. Alors ils lui lançaient les noix qu’ils trouvaient par terre. Je riais au fond de moi-même. Les noix les plus grosses qu’ils ont pu trouver n’étaient pas plus grosses qu’une oreille de Luxias. Et je continuais de tailler mon arbuste de chair, hache à la main. Quelques-uns me traitaient de meurtrière. Je n’ai jamais osé leur répondre que j’étais amoureuse.

D’autres sont arrivés avec des mégaphones. Ils criaient là-dedans pour que Luxias les entendent. Je me suis battu. Ils ont eu peur de ma hache et je leur ai volé leurs mégaphones. 

3

Après quelques heures, il y avait beaucoup de sang sur la rue. Je ne regardais même plus les passants. Je hachais automatiquement et méthodiquement. Je ne me rendais pas compte que plusieurs en recevait plein la figure. Les bras de Luxias avaient diminué de moitié. Je continuais mes mouvements de criminelle. 

Mon géant s’est enfin relevé. Une fois debout, il m’a jeté un regard tendre. Ses quelques bouches m’ont souri, et ses quatorze nez se sont retroussés d’un seul coup quand il m’a remercié. Je l’ai senti plus vivant que jamais. J’ai pris un mégaphone et je l’ai invité chez moi :

- J’habite au neuvième étage! Ça va être comme un tête à tête!

J’ai ouvert la fenêtre. J’ai remarqué qu’il avait plusieurs petits yeux à côté de ses « vrais yeux ». Chez lui, tout se dédoublait. Et cela parce qu’il avait voulu être éternel. Maintenant, il regrettait ce choix. Le lendemain, il m’a encore demandé de lui couper quelques membres.

Finalement, au bout de quelques mois, Luxias n’avait plus que deux bras et deux jambes, comme tout le monde. Je ne l’avais jamais vu si heureux. Quand il marchait, il me semblait heureux et cela me rendait heureuse. 

À même la fenêtre de mon appartement, il arrivait souvent qu’il me demande de lui faire quelques chirurgies. Je lui taillais un oeil ici et là avec ma hache. Mais à mes yeux, sa beauté ne changeait pas. 

Ces derniers temps, il venait chaque jour à ma fenêtre. Il me demandait de stopper ses régénérescences. La plupart du temps, j’acceptait de mettre la hache à la pâte. Mais, souvent, il me demandait de le couper de moitié : « Je suis trop grand... Coupe-moi en deux... » Je refusais sur-le-champ. Je savais que de telles transformations le tueraient.

Puis un soir, je me sentais fatiguée. J’ai refusé de sortir la hache ou le couteau. Je lui ai demandé de revenir le lendemain matin. Luxias n’a pas su attendre. Par hasard (ou peut-être l’a-t-il cherché), il a rencontré Presto, sur la rue Halte. Ce dernier lui a offert de le tailler gratuitement. Et mon pauvre géant s’est laissé faire. Presto lui a taillé beaucoup trop d’orteils et, sur un échafaudage, il s’est même attaqué à son genou droit. Heureusement, les policiers sont arrivés. Sans eux, Luxias aurait certainement accepté de se faire couper en deux pour ne plus être géant.

Peu après ces événements, pendant la nuit, Luxias est venu me voir pour des réparations. Il m’a demandé de recoudre la peau de son genou et, comme si c’était possible, de lui inventer un dixième orteil. Les soirs suivants, c’était toujours la même chose : Luxias revenait à ma fenêtre avec trop de membres coupés. Il me demandait de corriger les erreurs des autres. Il ne venait plus me voir que pour réparer la chirurgie des autres. 

Je n’étais pas experte, et rien de ce que je faisais n’avait l’air de satisfaire Luxias. Il était triste de tout cela. Alors je lui ai dit de revenir le soir suivant. Je lui ai promis un baril de botox. Et un tonneau de silicone... Je lui ai promis de nouveaux orteils ainsi que deux genoux parfaitement lisses et ronds.

5

J’ignore comment Plexes s’en est informé, mais il savait que Luxias viendrait à ma fenêtre ce soir-là. Quand je suis entrée chez moi avec mes barils de botox et de silicone, Plexes était devant ma porte. Il m’a offert de l’aide pour porter la marchandise. Je n’ai pas refusé. Sitôt ma porte ouverte, Plexes a filé droit à la fenêtre de ma chambre. Quand il a vu le visage de Luxias, il lui a sauté dessus. Il s’est agrippé aux cheveux de mon géant et, malgré tous les hochements de mon monstre, il a pu atteindre le dessus de sa tête.

Quand je suis arrivée à ma chambre, j’ai remarqué que ma hache n’y était plus. Plexus la brandissait dans les airs. D’une main il s’accrochait aux cheveux de Luxias et de l’autre, il hachait le crâne de mon amoureux. J’ai crié plus fort qu’un mégaphone. J’ai voulu sauté par ma fenêtre, mais ils étaient déjà beaucoup trop loin. Ils fonçaient dans les édifices. 

Enfin, la hache de Plexes a atteint le cerveau de mon immortel. Ce jeune scientifique savait bien que le cerveau était le seul moyen de stopper l’éternité... 

6

Après la mort de Luxias, plusieurs groupes religieux se sont formés. Plexes est devenu une sorte de Jesus Christ. Ses valeurs (la vérité, le courage, l’humanité) ont triomphé sur le monde. Vous connaissez la suite.

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