17 mars 2010

La douche froide



*

Jaüst avait quatorze ans et n’avait pas de manteau. Il ne portait qu’un coton ouaté avec un capuchon sur sa tête. Quoiqu’à bien y penser, son capuchon n’était plus sur sa tête lorsque nous avons commencé à courir. Feber, lui, avait dix-sept ans et portait un manteau qui n’était pas le sien. Il l’avait attrapé à la hâte en sortant du chalet. C’était un manteau beaucoup trop grand pour lui. Enfin, Bonnie avait douze ans et ne portait qu’une petite blouse blanche. 

Avant de me sauver du chalet, j’avais attrapé un foulard multicolore qui pendait sur le dossier d’une chaise. Je l’ai enroulé autour du cou de Bonnie pendant que nous courions. J’avais quatorze ans.

Jaüst a été le premier à s’essouffler. Il était le plus gras d’entre nous. Il faisait énormément de bruit avec sa gorge. On aurait dit un cochon de lait sur le point de mourir. J’ai crié à Feber de s’arrêter. J’ai regardé tout autour. Tout était noir, sauf ma montre digitale Indigo qui indiquait 23:33. Elle avait un écran vert fluorescent qui me rendait très cool et qui s’allumait lorsque j’appuyais à droite. 

Bonnie tentait de nous convaincre de retourner au chalet, mais nous avions trop la trouille de se faire tuer par le père de Bonnie. Il était fou d’avoir tué sa femme sous mes yeux. 

Mes yeux se sont habitués à la noirceur et j’ai pu voir toute la neige dans laquelle nos pieds s’enfonçaient ainsi que tous les troncs d’arbres sur lesquels Jaüst s’était frappé la tête. La route déneigée se trouvait probablement à trois kilomètres d’où nous étions, et le bruit des voitures qui n’y passaient jamais le samedi la rendait impossible à localiser. J’ai essayé de mémoriser les étoiles, mais Bonnie était si paniquée que j’en ai perdu le compte.

Feber : Preuche!... Tu sais où on est?

Preuche : J’ai perdu le compte, mais la route devrait être à gauche... 

Jaüst : Il doit bien y avoir une boussole dans ta montre Indigo. Cherche comme il faut.

Je connaissais très bien ma montre. Elle avait le pouvoir de scintiller dans le noir, de jouer la mélodie de Frère Jacques et de chronométrer, mais elle n’avait pas de boussole. Bonnie était bien la seule à affirmer savoir où aller. Mais personne n’acceptait de la suivre car nous savions qu’elle voulait nous entraîner vers le chalet de son père.

Jaüst : T’as pas ton cellulaire?

Feber : Non, il est dans ma poche de manteau... Dans la chambre au chalet.

Feber a proposé de faire du jogging. Il croyait que de bouger nous réchaufferait. Jaüst n’était pas d’accord. Il préférait se coller sur les autres comme un pingouin. Alors nous avons fait comme ça : une demie-heure de course, et une demie-heure de pingouins. Chaque fois que la demie-heure-pingouins était terminée, Jaüst argumentait :

Jaüst : Mais on n’a nulle part où aller!

Feber : Tu préfères peut-être dormir et mourir sur place?

En fait, Feber voulait survivre jusqu’au lendemain matin parce qu’il croyait que du moment que je verrais le soleil se lever, je saurais où aller. Je lui avais dit que la route était au sud et que le soleil se levait toujours au sud. Dans sa tête, nous n’avions qu’à suivre le soleil pour être sauvés.

Jaüst a décidé de suivre. Nous avons couru une demie-heure, puis nous nous sommes arrêtés près d’un lac enneigé. Plus personne n’avait la force de marcher. Même Feber avait les yeux fermés. Avant de m’endormir, j’ai cherché d’autres fonctions à ma montre Indigo. Je n’ai jamais trouvé la boussole, mais j’ai trouvé la fonction température : -10.

*

Quand Bonnie s’est réveillée, ma montre Indigo indiquait 5:45 et -16. Bonnie était enveloppée par nos six bras. Je ne sais pas si c’est elle qui s’était taillé une place serrée sous nos manches ou si c’est nous qui voulions se rapprocher d’elle, mais en voyant qu’elle n’était pas morte, j’ai remercié le ciel de ne pas l’avoir emportée.

Bonnie : J’ai dormi combien de temps...

Preuche : Douze minutes quarante-six secondes... Quarante-sept... 

Jaüst : Le soleil veut se lever. Il se lève de l’autre côté du lac... Ça veut dire que la route est de l’autre côté du lac?!

Bonnie s’est levée sans connaissance. Elle a marché, évanouie, dans une direction qu’elle croyait être celle du chalet. Je l’ai suivie, mais je courais deux fois moins rapidement qu’elle ne marchait. Il me semble que plusieurs minutes ont passé avant que je ne parvienne à la rejoindre. J’ai attrapé sa main. Elle se tenait devant un énorme bassin blanc. C’était une baignoire apparue de nulle part. De manière un peu machinale, Bonnie a activé le robinet de gauche, sans trop savoir ce qui se passerait. Relié à ce robinet, il y avait un pommeau de douche duquel est sorti un jet d’eau chaude.

Jaüst a crié que Feber était gelé, mais personne ne l’a entendu.

Jaüst : Feber est gelé! Son manteau a disparu!

C’est vrai, il avait aussi dit que son manteau avait disparu. Mais personne ne l’avait entendu. Bonnie a posé un pied dans la baignoire. Je me suis jeté sur elle juste à temps. Je l’ai repoussée dans la neige. Son manteau n’a pas eu le temps de se faire mouiller.

Preuche : T’es folle! La douche peut s’arrêter n’importe quand!... Mais depuis quand tu portes le manteau de Feber toi? 

Jaüst a traîné Feber jusqu’à la douche. Je n’ai rien vu de la scène, mais quand je me suis retourné vers la baignoire, Feber, torse nu, était déjà sous le jet d’eau. Une fois sous l’eau, ses yeux ont commencé à dégeler. Ils se sont ouverts, mais ils avaient l’air de souffrir, comme si l’eau les ébouillantaient. Alors Jaüst a répandu une couche de neige dans la baignoire pour que le corps reste tiède. Quelques minutes plus tard, Feber semblait rétabli. Il repoussait Jaüst chaque fois qu’il arrivait avec de la nouvelle neige. 

Feber : T’essaies vraiment de me congeler avec ta neige le gros...

Jaüst a pleuré parce que les manches mouillées de son coton ouaté étaient devenues dures comme de la glace et moi j’ai commencé à avoir peur. Bonnie, elle, avait presque le goût de sourire. 

Bonnie : De toute façon, ça servait à rien de courir comme des pingouins...

Feber : Tu dis ça parce que ça t’arrange d’avoir mon manteau sur le dos...

Bonnie : C’est même pas le tien!

Ces deux-là se disputaient. Jaüst a enlevé son coton ouaté. Il a marché jusqu’à moi et me l’a offert. Il a dit qu’il n’en aurait plus besoin une fois sous la douche. Feber s’est levé et a sorti sa tête du jet d’eau comme un monstre. Il a ordonné à Bonnie qu’elle fasse la même chose.

Bonnie : Non! C’est Preuche qui devrait me donner ses vêtements! Je sais où aller! 

Nous avions décidé que l’un de nous recevrait les vêtements de tous les autres. Feber disait qu’une personne bien habillée en valait mieux que quatre gelées. Je n’aurais jamais eu le courage de prendre les vêtements des autres, mais puisque Feber voulait décider...

Feber : Bonnie, tout ce qu’elle veut, s’est retourner au chalet alors si on la laisse filer, son père va la tuer comme il a fait avec sa mère… 

Bonnie : Je suis sûre que Preuche ment! Mon père aurait jamais tué ma mère! C’est Preuche qui a tout inventé!

Feber : … et puis Jaüst est trop gras, il court aussi vite qu’un porcelet. Je miserais pas sur lui. Et moi, je suis déjà sous la douche. Alors il reste Preuche. On n’a pas le choix. C’est lui qui doit nous sauver.

J’étais l’élu par défaut. Bonnie a fait une crise, mais personne ne l’a écoutée. Pas même moi. 

Feber : Jaüst... enlève-lui son manteau et son foulard et pousse-la sous la douche...

Jaüst a obéi. Je me suis retrouvé seul devant une pile de vêtements. Je me suis habillé du mieux que j’ai pu. Je portais déjà une combinaison d’hiver en laine de mérinos, puis une autre combinaison en molleton. À cela, j’ai ajouté le coton ouaté de Jaüst, le manteau large et le foulard que Bonnie portait. Ma mère aurait été fière de moi. Elle qui m’obligeait toujours à m’habiller chaudement pour aller courir. Là, j’étais plus qu’au chaud. 

Je suis parti en direction du lac gelé. Je l’ai traversé et puis j’ai eu la frousse. Plus j’avançais dans les bois, plus les branches craquaient. Et plus les branches craquaient, plus je croyais voir des loups et des pièges à ours. Pour désamorcer les pièges, j’utilisais une vieille pelle que j’avais trouvé dans un fossé. Je ne suis jamais tombé sur aucun piège, mais si ça avait été le cas, ma pelle l’aurais désamorcé avant même que j’y mette le pied. Je me trouvais très courageux de faire tout ça. Je me suis dit que le secours pouvait attendre. Je me suis assis sous un arbre et j’ai pensé : j’ai traversé le lac mieux que Bambi, et puis j’ai échappé aux ours, ce que Boucle D’or n’aurait pas fait. Je dois déjà être très célèbre à l’heure qu’il est. J’ai regardé ma montre Indigo : 9:24. 

Ça devait bien faire une heure que j’étais assis là, sous le sapin à rien faire. Mes amis ne me voyaient plus depuis longtemps et rien ne m’empêchait d’inventer une histoire pour retourner héroïquement auprès d’eux. 

Je me suis dit que je leur dirais que j’avais vu un loup et que je l’avais battu à coups de pelle. J’ai pris la pelle et je suis retourné sur mes pas. J’ai commencé à courir sur le lac comme si j’étais pourchassé. 

Feber : Hé, c’est quoi là-bas?!

Jaüst : Une silhouette...?

Bonnie : C’est quelqu’un! C’est du secours! 

Ils se sont mis à crier et à faire de grands gestes en ma direction. J’ai cru qu’ils seraient heureux de me voir. À un tel point que, quand je suis arrivé à la baignoire, je croyais qu’ils allaient tous me serrer dans leurs bras.

Feber : Viens ici que je te frappe! Qu’est-ce que tu fous là, idiot?! Il est où le secours?!

Preuche : Le... Oui! C’est, ouf... Dramatique... Un loup voulait... me bouffer alors... j’ai couru jusqu’ici et... ah j’ai pas eu le choix les amis... Je l’ai tué sans faire exprès, avec ma pelle et... je me retrouve un peu seul et... Je peux venir sous la douche avec vous?

Jaüst : Il sait courir, mais... mais il est con?

Bonnie : Je vous l’avais dit! Vous auriez dû me donner les vêtements à moi!

Bonnie est sortie de la douche. Elle a voulu m’arracher mes vêtements de sur le dos. Mon réflexe, en voyant une fille toute nue courir après moi, a été de m’enfuir. Elle m’a poursuivi jusqu’à très loin. Jusqu’à trop loin. Elle a eu froid et elle s’est arrêtée. Elle a tenté de revenir à la douche mais elle a été frappé d’hypothermie. J’hésitais entre lui rendre secours ou l’achever, parce que j’avais toujours peur que les femmes excitées arrachent mes vêtements. J’ai paniqué. Je me suis dit qu’elle était fille de tueur et j’ai préféré la laisser mourir de froid. 

Mes deux autres copains me criaient des insultes. J’ai brandi ma pelle et je leur ai dit que j’avais une idée. Je leur ai dit qu’il devait bien y avoir un réservoir d’eau chaude sous cette douche. Et ce réservoir devait bien être alimenté par quelque chose. J’ai commencé à creuser. Le tuyau du robinet menait effectivement à un réservoir sous la douche, et de ce réservoir sortait un boyau très chaud. La neige fondait sous ma pelle. Jaüst a cessé de m’insulter. Il m’a dit de continuer de creuser.

Je dégageais le boyau. Je me suis rendu compte que celui-ci était disposé de façon plutôt circulaire, car plus je pelletais, plus je tournais en rond autour de la baignoire. Feber me jetait de l’eau tiède à la figure chaque fois que je passais devant lui et une fois, ça m’a fait sursauter. J’ai percé le boyau avec la pelle. L’eau chaude a éclaboussé ma pelle et mon visage. 

Leur pommeau de douche a perdu de l’eau. Le jet est devenu trop mince pour deux personnes. Feber a voulu gardé l’eau pour lui, alors il a poussé Jaüst dans la neige et l’a repoussé chaque fois qu’il tentait de remonter dans la baignoire. À un moment, ma pelle a creusé les fesses de Jaüst. J’ai su qu’il était mort. J’ai sursauté et j’ai percé le boyau une deuxième fois. 

Feber tremblait de froid sous le petit jet. J’ai bien essayé de le secourir, mais chaque fois que je m’approchais de lui, il ne faisait que me frapper. À un moment, j’ai senti que mon nez s’était cassé alors j’ai couru chercher de l’aide. J’ai retraversé le lac et j’ai dépassé le petit bois. Je ne suis tombé sur aucun piège, mais je suis tombé sur un homme qui skiait. Je me suis relevé. Il s’appelait Baptiste. Il avait vingt-quatre ans et portait une combinaison de neige. 

Preuche : Il faut que vous m’aidiez! J’ai un ami, là-bas, qui m’a cassé le nez et je crois que c’est grave! Je sens pas mon nez! 

Heureusement, mon nez n’était pas cassé. Mais il était un peu gelé, ce qui est tout de même très grave. Alors Baptiste m’a reconduit chez lui et nous avons pris un café avec ses parents. 

Baptiste : C’est une Indigo que tu as là? 

Preuche : Oui... Et j’ai la fonction chronomètre... J’ai traversé le lac en 06:11! C’est mon meilleur temps!

Baptiste : Tu connais la fonction boussole? 

Preuche : Non. Je connais le coin. Mais j’ai des amis pour qui ça serait utile…

Baptiste : Tu traverses souvent le lac?

Preuche : Oui. Je me pratique tous les samedis.

Il m’a montré où se trouvait la fonction boussole. Ses parents se sont levés de table et sont montés à l’étage du dessus. J’ai bu mon café. J’ai eu l’impression que cette fois, je pourrais le faire en 6 minutes. J’ai eu besoin d’aller aux toilettes. J’ai monté l’escalier. J’ai croisé les parents de Baptiste et je suis redescendu aussitôt. 

Preuche : Baptiste! J’ai vu ton père en train de poignarder ta mère! Il faut que je sorte d’ici! Vite!

Je suis sorti si vite de chez lui que j’ai oublié mon foulard multicolore. Moi, j’avais toujours une mission. Feber comptait encore sur moi. S’il n’avait pas été mort à mon retour, il aurait été fier de me voir revenir avec la fonction boussole. C’est pour vous dire, cette fois-là, j’ai été plus rapide qu’un chevreuil. J’ai traversé le lac en 05:49.

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