26 mars 2010

Jogue ou l'homme-marteau

Fletcher, tu cherches toujours tes outils... Ton pantalon n’a pas déjà assez de poches? Ça te prendrait un sac à dos pour que tu cesses d’égarer ton marteau! Et toi, le soudeur, tu te crois indispensable au chantier? Tu sais combien on te paie? Tu devrais frémir de peur à l’idée qu’un jeune talentueux prenne ta place...

Mais je ne suis pas là pour vous faire peur. Je suis ici pour vous parler de quelqu’un qui a été oublié. Vous vous rappelez, Jogue, et cet énorme marteau qu’il portait sur la tête? C’était tout de même curieux. L’outil était fait d’acier, mais je crois que la base du manche était fait de bois. Le manche lui entrait dans le crâne, comme s’il était un membre de son corps. Même lorsque Jogue hochait la tête, le marteau restait bien en place. Nous avions tenté, une fois, de le lui arracher. Mais lorsque nous tirions, pour lui, c’était comme si nous tirions sur son oreille : il hurlait de douleur. Il a fallu que nous nous rendions à l’évidence... le marteau faisait partie de son corps. Mais chaque fois qu’il se retournait brusquement, il accrochait une porte ou une fenêtre. Il endommageait tous les murs, si bien que personne ne voulait se tenir près de lui. Aussi, j’ai entendu dire que, chaque fois qu’une fille tentait de l’embrasser, elle se prenait un coup de marteau dans la gueule. Enfin, elle n’était pas drôle pour personne, cette anomalie physique. Mais nous en riions à chaque fois que l’heure du dîner sonnait. Vous vous souvenez. 

Au cinéma, nous l’avions croisé. Et lorsqu’il s’assoupissait sur son banc et commençait à somnoler, on disait qu’il cognait des clous. On rigolait bien, mais ce n’était pas drôle pour ses voisins d’en face. Eux, ils devaient recevoir des coups de marteaux derrière la tête chaque fois que le film était emmerdant. Non vraiment, Jogue avait intérêt à ne jamais s’endormir en public, sans quoi il assommait tout le monde.

Le pauvre Jog avait, vous vous souvenez, rembourré la tête de son marteau en y scotchant de la ouate. Il avait l’air complètement ridicule. La ouate n’était pas bien fixée du tout. Dès qu’il hâtait le pas, des nuages de ouates se dispersaient derrière lui. Lorsqu’il courait, lui-même recevait en plein visage d’énormes moutons de ouate. Mais une fois chez lui, il en remettait n’est-ce pas? Chaque matin, il rafistolait la ouate sur la tête de son marteau. Comme un toupet. Je crois qu’il n’a jamais compris qu’on se foutait de sa gueule quand il nous parlait. On lui répondait « what? what? what?! ouate ouate ouate! ». Lui, il se mettait à parler en anglais. On ne comprenait rien de ce qu’il chahutait. C’est ça qui était marrant.

Mais vous savez ce qui est arrivé par la suite? Eh bien le pauvre, il a voulu se suicider. On dit qu’il avait voulu accrocher au mur de sa chambre une photo. C’était une photo encadrée, celle de Fénée, l’électricienne. La fille dont il était amoureux. Il s’était procuré un clou, mais il lui fallait bien un marteau pour clouer le clou. Eh bien, croyez-le ou non, sur un coup de tête, tout est tombé par terre! Paf! Sur le parquet! La photo s’est détruite et le pauvre ne s’en est jamais remis. 

C’est là qu’il s’est acheté une corde et un crochet. Mais pour fixer le crochet au plafond, il se trouve qu’il avait besoin d’un marteau. Il a couru jusqu’au garage le plus près, mais ils n’en avaient plus à vendre. Pourtant, c’était juste là! Au milieu de son front! Et puis la meilleure, vous ne savez pas? On dit qu’il a voulu se crucifier. Oui, des clous dans les paumes! Mais le marteau qu’il avait de planté dans la tête ne se rendait pas plus loin que les avant-bras! Alors tout ce qu’il a pu faire, c’est se clouer le coude. Bon d’accord, il a saigné un bon coup, mais jamais son nom n’est apparu dans les journaux du lendemain. Il n’est jamais mort de cette façon. Mais croyez bien qu’après cette tentative, son bras gauche était complètement détruit. Il l’a eu dans le plâtre pour au moins le restant de ses jours.

Ensuite, on dit qu’il a prit le bateau. Il voulait rejoindre les siens. Les requins-marteaux. Il semble qu’il ait été capable de nager sous l’eau sans bonbonne pendant dix heures. Mais il n’y a aucun témoin. Reste que, lorsqu’il est ressorti de l’eau, son corps s’était de nouveau transformé. Sur sa main droite, à l’endroit où nous avons l’index, Jogue avait un tourne-vis. Le manche est de plastique mais se mélange parfaitement avec la jointure de son index. 

On dit même plus. On dit qu’il sait souder. Il passe, dans le clou de son coude, un courant électrique qui fait fondre l’acier. Et quand le clou de son coude a fini de souder, il s’en plante un autre et soude encore. 

J’ignore ce que Jogue nous réserve encore. Mais d’ici un an, il est possible qu’il sache accomplir chacun de nos métiers respectifs. Alors nous avons deux choix : soit on le convainc de retourner à ses requins, soit on le tue. Qu’est-ce que vous décidez?

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