11 mars 2010

Sang d'encre (Mémoire no. 1666)



Je n’ai jamais lâché les barreaux de l’échafaudage. Je me suis hissé jusqu’au troisième étage. Une fois sur le madrier, j’ai tracé une ligne droite sur le mur de l’immeuble. J’ai soulevé une poutre d’acier et je l’ai ancrée dans la brique. J’ai pris d’autres mesures. J’ai ancré une autre poutre, puis une autre. Je suis redescendu. J’ai rangé mes outils. J’ai quitté le chantier. J’ai tourné à gauche. J’ai pris la 15 sud. Je suis sorti de ma voiture. J’ai ouvert le coffre-arrière. J’ai sorti un trousseau de clés de ma boîte à lunch. J’ai fermé la portière. J’ai salué ma voisine. J’ai enlevé mon pantalon. Je me suis regardé nu dans le miroir. J’ai ouvert les robinets. J’ai passé ma main sous l’eau chaude. Je me suis rincé les cheveux. J’ai laissé le jet d’eau caresser mon front. J’ai crier à mon chien de venir me rejoindre. J’ai regardé ses griffes sur mes genoux. Je suis retourné à la salle de bain. J’ai savonné les poils de mon chien.


J’ai frotté l'assiette. Je l’ai rincée pour qu’il n’y ait plus de mousse. J’ai pris une autre assiette. Je l’ai frottée mais je ne l’ai pas rincée. Je me suis dit que j’avais assez rincé pour aujourd’hui. J’ai balancé l’assiette par dessus les autres assiettes. J’ai pris d’autres assiettes. Je les ai ajoutées à la pile sans même les frotter. J’ai pris un couteau. Je l’ai regardé longtemps. J’ai glissé la lame sur la paume de ma main. J’ai tracé une croix sur la paume de ma main. 


Mon patron m’a téléphoné. J’ai déposé le stylo sur la table et je lui ai dit que je n’oublierais pas demain.


J’ai repris le stylo. J’ai couru jusqu’à ma chambre. J’ai pris mon carnet. J’ai couru jusqu’au salon. Ma jambe s’est accrochée sur le coin du divan-lit. J’ai déposé le stylo sur la table.


Ça n’arrêtait pas de saigner. J’ai collé deux diachylons sur la paume de ma main. Les diachylons en forme de croix se décollaient chaque fois que je fermais le poing.


J’ai rincé le couteau. Je me suis dit que j’avais assez rincé pour aujourd’hui. Je me suis dit que je m’étais déjà dit la même chose auparavant. Je ne savais plus si c’était la veille ou la journée même, mais je savais que je me l’étais dit. J’ai pris un stylo. J’ai couru jusqu’à ma chambre et j’ai pris mon carnet. J’ai noté qu’il ne fallait pas oublier.


J’ai lu qu’il ne fallait pas oublier. Dans mon carnet, c’était écrit que je n’étais pas rentré au travail ni aujourd’hui, ni la veille. J’ai téléphoné à mon patron. Je lui ai dit que je n’oublierais pas demain. J’ai jeté les diachylons à la poubelle et j’ai tracé une nouvelle croix dans ma main. 


J’ai déposé le stylo sur la table. J'ai rincé mon couteau. J'ai vu mon sang noir. J'ai retiré l'encre de ma main en grattant avec le couteau. J'ai rincé mon couteau. Mais sans faire exprès, j'ai aussi rincé mon stylo. Il n'a plus écrit.


J'ai couru jusqu'à ma chambre. J'ai pris un nouveau stylo. J'ai cherché mon carnet mais je n'ai pas trouvé. Ma jambe s'est accrochée. 


J'ai déposé le stylo sur la table. C’est à ce moment-là que mon patron m’a téléphoné :


- T’es pas rentré hier, t’’es pas rentré aujourd’hui...


- Je suis occupé! Je vous rappelle plus tard!


J’ai eu du sang qui a coulé du combiné ou de ma jambe. Je ne me souviens plus. J’ai couru jusqu’à ma chambre. J’ai pris un diachylon. Je me suis dit qu’il faudrait plutôt deux diachylons. Puis je me suis dit qu’il faudrait d’abord rincer. J’ai rincé ma main. J’ai dû crier dans le téléphone.


- Qu’est-ce qui se passe?!


- Je vais vous laisser maintenant! Je suis occupé!


J’ai rincé ma main et j’ai pris soin de me souvenir de ne plus jamais la rincer. J’ai clairement écrit dans mon carnet : ne te rince plus la main William. Je me suis dit qui parle? Je me suis dit William et mon patron a répondu au même moment : 


- Michel. Tu oublies toujours mon nom...


Je lui ai dit que je n’oublierais pas demain. J’ai fait une croix dans ma main. Du sang a coulé sur mon pantalon. Je l’ai enlevé. Je me suis regardé longtemps dans le miroir. Je me suis rincé les cheveux. En rinçant mes cheveux, je me suis rincé les mains. Je suis sorti de la douche aussitôt. J’ai couru jusqu’au divan-lit. Je me suis dit qu’il fallait dormir. J’ai crié à mon chien de venir me rejoindre. Il m’a griffé les genoux. Je l’ai flatté. Des gouttes d’encre ou de sang ont taché son toupet. Je suis retourné à la salle de bain. 


Je me suis rincé les mains en lui rinçant le poil. Je me suis dit que j’en avais assez. J’ai couru trouver mon carnet. Je l’ai cherché longtemps. J’ai pris le stylo qui se trouvait déjà dans ma main. J’ai réécris ma vie, en commençant par l’échafaudage d’où je ne suis jamais tombé. Je me suis supplié d’arrêter de parler. Je me suis demandé d’arrêter d’écrire. Je me suis demandé qui parle?


Et c’est là que j’ai répondu Michel. Et c’est là que je me suis fait une croix...

Aucun commentaire: